Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 17

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XVII. Les peuples étoient-ils heureux dans ces miſſions, & ont-ils regretté leurs légiſlateurs ?

Un pareil ſyſtême rendoit-il redoutables ces légiſlateurs ? Quelques perſonnes le penſoient dans le Nouveau-Monde ; & cette croyance étoit beaucoup plus répandue dans l’ancien : mais par-tout on manquoit des lumières néceſſaires pour aſſeoir un jugement. La facilité, peut-être inattendue, avec laquelle les miſſionnaires ont évacué ce qu’on appelloit leur empire, a paru démontrer qu’ils étoient hors d’état de s’y ſoutenir. Ils y ont été même moins regrettés qu’on ne croyoit qu’ils le ſeroient. Ce n’eſt pas que les peuples euſſent à ſe plaindre de la négligence ou de la dureté de leurs conducteurs. Une indifférence ſi extraordinaire venoit, ſans doute, de l’ennui que ces Américains, en apparence ſi heureux, devoient éprouver durant le cours d’une vie trop uniforme pour n’être pas languiſſante, & ſous un régime qui, conſidéré dans ſon vrai point de vue, reſſembloit plutôt à une communauté religieuſe qu’à une inſtitution politique.

Comment un peuple entier vivoit-il ſans répugnance ſous la contrainte d’une loi auſtère, qui n’aſſujettit pas un petit nombre d’hommes qui l’ont embraſſée par enthouſiame & par les motifs les plus ſublimes, ſans leur inſpirer de la mélancolie & ſans aigrir leur humeur ? Les Guaranis étoient des eſpèces de moines, & il n’y a pas peut-être un moine qui n’ait quelquefois déteſté ſon habit. Les devoirs étoient tyranniques. Aucune faute n’échappoit au châtiment. L’ordre commandoit au milieu des plaiſirs. Le Guaranis, inſpecté juſque dans ſes amuſemens, ne pouvoit ſe livrer à aucune ſorte d’excès. Le tumulte & la licence étoient bannis de ſes triſtes fêtes. Ses mœurs étoient trop auſtères. L’égalité à laquelle ils étoient réduits & dont il leur étoit impoſſible de ſe tirer, éloignoit entre eux toute ſorte d’émulation. Un Guaranis n’avoit aucun motif de ſurpaſſer un Guaranis. Il avoit fait aſſez bien, ſi l’on ne pouvoit ni l’accuſer, ni le punir d’avoir mal fait. La privation de toute propriété n’influoit-elle pas ſur ſes liaiſons les plus douces ? Ce n’eſt pas aſſez pour le bonheur de l’homme d’avoir ce qu’il lui ſuffit ; il lui faut encore de quoi donner. Un Guaranis ne pouvoit être le bienfaiteur, ni de ſa femme, ni de ſes enfans, ni de ſes parens, ni de ſes amis, ni de ſes compatriotes ; & aucun de ceux-ci ne pouvoit être le ſien. Son cœur ne ſentoit aucun beſoin. S’il étoit ſans vice, il étoit auſſi ſans vertu. Il n’aimoit point, il n’étoit point aimé. Un Guaranis paſſionné auroit été l’être le plus malheureux ; & l’homme ſans paſſion n’exiſte, ni dans le fond d’un bois, ni dans la ſociété, ni dans une cellule. Je ne connois que l’amour, qui s’irrite & s’accroît par la gêne, qui pût y gagner. Mais croira-t-on qu’il ne reſtât rien aux Guaranis du ſentiment de leur liberté ſauvage ? Mais négligez tout ce qui précède, & ne peſez que le peu de lignes que je vais ajouter. Le Guaranis n’eut jamais que des idées très-confuſes de ce qu’il devoit aux ſoins de ſes légiſlateurs, & il en avoit vivement, continuellement ſenti le deſpotiſme. Il ſe perſuada ſans peine au moment de leur expulſion, qu’il ſeroit affranchi, & qu’il n’en ſeroit pas moins heureux. Toute autorité eſt plus ou moins odieuſe ; & c’eſt la raiſon pour laquelle tous les maîtres, ſans exception, ne font que des ingrats.