Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 4

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IV. Etabliſſemens formés dans le Chili par les Eſpagnols.

Malgré la chaleur & l’opiniâtreté de tant de combats, ſe ſont formés au Chili pluſieurs aſſez bons établiſſemens, principalement ſur les bords de l’océan.

Coquimbo ou la Serena, ville élevée, en 1544, à cinq ou ſix cens toiſes de la mer, pour contenir les Indiens & pour aſſurer la communication du Chili avec le Pérou, ne fut jamais conſidérable. On la vit diminuer encore après que des pirates l’eurent ſaccagée & brûlée. Malgré la fertilité de ſes campagnes, quoiqu’on ait ouvert d’abondantes mines du meilleur cuivre à ſon voiſinage, elle ne s’eſt jamais bien relevée de cette infortune.

Valparaiſo ne fut d’abord qu’un amas de cabanes deſtinées à recevoir les marchandiſes qui venoient du Pérou, les denrées qu’on vouloit y envoyer. Peu-à-peu, les agens de ce commerce qui appartenoit en entier aux négocians de la capitale, réuſſirent à ſe l’approprier. Alors, ce vil hameau, quoique placé dans une ſituation très-déſagréable, devint une ville floriſſante. Son port s’enfonce une lieue dans les terres. Le fond en eſt d’une vaſe gluante & ferme. À mille toiſes du rivage, il a trente-ſix ou quarante braſſes d’eau, & quinze ou ſeize tout près de la plage. Dans les mois d’avril & de mai, les vents du Nord feroient courir quelques dangers aux navires, ſi on négligeoit de les amarrer fortement. L’avantage qu’a cette rade d’être la plus voiſine des meilleures cultures & de Sant-Yago, doit la raſſurer contre la crainte de voir diminuer les proſpérités.

Ce fut en 1550 que fut bâtie la Conception, dans un terrein inégal, ſablonneux, un peu élevé, ſur les bords d’une baie, dont le développement embraſſe près de quatre lieues & qui a trois ports, dont un ſeul eſt sûr. La ville ſe vit d’abord le chef-lieu de la colonie : mais les Indiens voiſins s’en rendirent ſi ſouvent les maîtres, qu’en 1574, il fut jugé convenable de la dépouiller de cette utile & honorable prérogative. En 1603, elle fut de nouveau détruite par un ennemi implacable. Depuis cette époque, pluſieurs tremblemens de terre lui ont causé des dommages très-conſidérables. Telle eſt cependant l’excellence de ſon territoire, qu’il lui reſte encore quelque éclat.

À ſoixante-quinze lieues de la Conception, toujours ſur les bords de l’océan Pacifique, eſt Valdivia, ville plus importante que peuplée. Son port & ſa fortereſſe, regardés comme la clef de la mer du Sud, furent long-tems ſous l’inſpection immédiate des vice-rois du Pérou. On comprit à la fin que c’étoit une ſurveillance trop éloignée ; & la place fut incorporée au gouvernement de la province.

Perſonne ne penſoit aux iſles de Chiloé. Le bonheur qu’avoient eu les Jéſuites de réunir & de civiliſer un grand nombre de ſauvages dans la principale, qui a cinquante lieues de long & ſept ou huit de large, fît naître le déſir de l’occuper. Au centre ſont les Indiens convertis. Sur la côte orientale a été conſtruite une fortification nommée Chacao, où l’on entretient la garniſon néceſſaire pour ſa défenſe.

Dans l’intérieur des terres eſt Sant-Yago, bâti précipitamment en 1541, détruit en 1730 par un tremblement de terre, & rétabli auſſitôt avec un agrément & des commodités qu’on ne trouve que très-rarement dans le Nouveau-Monde. Les maiſons y ſont, à la vérité, fort baſſes & conſtruites avec des briques durcies au ſoleil : mais elles ſont toutes blanchies au-dehors, toutes peintes en-dedans, toutes accompagnées de jardins ſpacieux, toutes rafraîchies par des eaux courantes. On compte quarante mille habitans dans cette cité ; & le nombre en ſeroit plus grand, ſans neuf couvens de moines & ſept de religieuſes que la ſuperſtition y a érigés.

Entre les conjonctures malheureuſes, ſous leſquelles ſe fit la découverte du Nouveau-Monde, il ne faut pas oublier l’importance que donnoit aux moines l’eſprit général de la ſuperſtition ; importance qui s’eſt depuis très-affoiblie dans quelques contrées ; qui paroit lutter avec force contre le progrès des lumières dans quelques autres ; qui domine impérieuſement dans les poſſeſſions lointaines de l’Eſpagne, & qui laiſſera des traces auſſi durables que funeſtes, quand elles ſeroient dès cet inſtant contrariées par toute l’autorité du miniſtère.

Sant-Yago eſt la capitale de l’état & le ſiège de l’empire. Celui qui y commande eſt ſubordonné au vice-roi du Pérou pour tous les objets relatifs au gouvernement, aux finances & à la guerre : mais il en eſt indépendant comme chef de la juſtice & préſident de l’audience royale. Onze corrégidors, répandus dans la province, ſont chargés, ſous ſes ordres, des détails de l’adminiſtration. Il s’eſt ſucceſſivement formé dans cette contrée une population de quatre à cinq cens mille âmes. On n’y voit que peu de ces infortunés eſclaves que fournit l’Afrique ; & la plupart ſont conſacrés au ſervice domeſtique. Les deſcendans des premiers ſauvages, que de féroces aventuriers aſſervirent avec tant de peine, ou ſe ſont réfugiés dans des montagnes inacceſſibles, ou ſe ſont perdus dans le ſang de leurs conquérans. Tous les colons ſont regardés & traités comme Eſpagnols. La nobleſſe de cette origine ne leur a pas inſpiré cet éloignement invincible pour les occupations utiles, qui eſt ſi général dans leur nation. La plupart de ces hommes ſains, agiles & robuſtes vivent ſur des plantations éparſes, & cultivent de leurs propres mains un terrein plus ou moins vaſte.