Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 16

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XVI. Les Anglois ſortirent de leur léthargie, & s’emparèrent des iſles Françoiſes & Eſpagnoles. Quel fut l’auteur de leurs ſuccès ?

Ce dévouement public au ſervice de la patrie, échauffa les eſprits. Tous les Anglois ſe crurent d’autres hommes. Ils portèrent le ravage ſur les côtes de leur ennemi. Ils le battirent ſur toutes les mers. Ils interceptèrent ſa navigation. Ils tinrent toutes ſes forces en échec dans la Weſtphalie. Ils le chaſſèrent de l’Amérique Septentrionale, de l’Afrique & des grandes Indes.

Juſques au miniſtère de M. Pitt, toutes les entrepriſes de ſa nation dans les contrées éloignées avoient eu & dû avoir une iſſue funeſte, parce qu’elles avoient été mal combinées. Pour lui, il forma des projets ſi ſages & ſi utiles ; il fit ſes préparatifs avec tant de prévoyance & de célérité ; il combina ſi juſte la fin avec les moyens ; il choiſit ſi bien les dépoſitaires de ſa confiance ; il établit une telle harmonie entre les troupes de terre & celles de mer ; il éleva ſi haut le cœur Anglois, que ſon adminiſtration ne fut qu’une chaîne de conquêtes. Son âme, plus haute encore, lui fit mépriſer les vains diſcours des eſprits timides, qui blâmoient ce qu’on nommoit ſes diſſipations. Il répétoit après Philippe, père d’Alexandre, que l’on devoit acheter la victoire par l’argent, & non conſerver l’argent aux dépens de La victoire.

Avec cette conduite & ces maximes, M. Pitt avoit toujours & par-tout triomphé des François. Il les pourſuivit juſque dans leurs iſles les plus chères, juſque dans leurs colonies à ſucre. Ces poſſeſſions quoique juſtement vantées pour leurs richeſſes, n’en étoient pas mieux gardées. On n’y voyoit que des fortifications élevées ſans intelligence, & tombant en ruine. Ces maſures manquoient également de défenſeurs, d’armes & de munitions. Depuis le commencement des hoſtilités, toute communication étoit interrompue entre ces grands établiſſemens & leur métropole. Ils ne pouvoient en recevoir des ſubſiſtançes, ni l’enrichir de leurs productions. Les bâtimens néceſſaires à l’exploitation des terres, n’étoient qu’un amas de décombres. Les maîtres & les eſclaves, également dépourvus de tout, ſe nourriſſoient des animaux conſacrés à l’agriculture. Si quelques avides navigateurs arrivoient juſqu’à eux, c’étoit, à travers de ſi grands périls, qu’il falloit payer au plus haut prix ce qu’ils apportoient, leur céder comme pour rien ce qu’ils conſentoient à prendre. C’étoit beaucoup que le colon n’appellât pas un libérateur. On, ne devoit pas préſumer que ſa vertu iroit juſqu’à ſe défendre opiniâtrement, contre un ennemi qui pouvoit mettre fin à ſes calamités.

C’eſt dans ces circonſtances que dix vaiſſeaux de ligne, des galiotes à bombe, des frégates, cinq mille hommes de débarquement partis d’Angleterre, ſe préſentèrent devant la Guadeloupe. Ils parurent le 22 janvier 1759. Le lendemain ils écrasèrent de bombes la ville de Baſſe-terre. Si les aſſaillans avoient ſu profiter de la terreur qu’ils avoient répandue, la réſiſtance de l’iſle eut été fort courte. La lenteur, la timidité, l’incertitude de leurs mouvemens, donnèrent le tems à la garniſon & aux habitans de ſe fortifier dans un défilé, qui n’eſt éloigné que de deux lieues de la place. De-là ils tinrent en échec leur ennemi, qui ſouffroit également & de la chaleur du climat, & du défaut de rafraîchiſſemens. Les Anglois déſeſpérant de réduire la colonie par ce coté, l’allèrent attaquer par ſa partie connue ſous le nom de Grande-terre. Elle étoit défendue par le fort Louis, qui fit encore moins de réſiſtance que celui de Baſſe-terre, qui n’avoit pas tenu vingt-quatre heures. Les conquérans retombèrent encore dans leur première faute, & ils en furent punis de la même manière. Le ſuccès de leur expédition devenoit douteux, lorſque Barington, que la mort d’Hopſon venoit de placer à la tête des troupes, changea de ſyſtême. Abandonnant le projet de pénétrer dans l’intérieur des terres, il embarqua ſes ſoldats, qui fondirent ſucceſſivement ſur les habitations & les bourgs ſitués autour des côtes. Les ravages qu’ils y exerçoient, firent tomber les armes des mains des colons. L’iſle entière ſe ſoumit, mais à des conditions très-honorables, mais après trois mois de défenſe. Ce fut le 21 avril.

Les forces qui venoient de faire cette conquête, ne s’y étoient portées qu’après avoir menacé vainement la Martinique. Trois ans après, la Grande-Bretagne reprit un projet trop légèrement abandonné : mais elle y deſtina de plus grands moyens & de meilleurs inſtrumens. Le 16 janvier 1762, dix-huit bataillons aux ordres du général Monckton, & autant de vaiſſeaux de ligne commandés par l’amiral Rodney, les uns partis d’Europe, & les autres de l’Amérique Septentrionale, parurent à la vue de la capitale de l’iſle. La deſcente, qui ſe fit le lendemain, ne fut ni longue, ni meurtrière, ni difficile. Il paroiſſoit moins aisé de s’emparer des hauteurs fortifiées & défendues, qui dominoient le fort Royal. Ces obſtacles furent ſurmontées après quelques combats aſſez vifs ; & la place, qui ſe voyoit à la veille d’être écrasée par les bombes, capitula le 9 de février. La colonie entière ſuivit cet exemple le 13. On doit préſumer que la proſpérité de la Guadeloupe ſous la domination Angloiſe, influa beaucoup dans une réſolution qui pouvoit & devoit être plus tardive. La Grenade & les autres iſles du vent, ou Françoiſes, ou quoique neutres, peuplées de François, ne firent pas acheter leur ſoumiſſion d’un coup de canon.

Saint-Domingue même, la ſeule poſſeſſion qui reſtât à la France dans le grand archipel de l’Amérique, étoit menacé du joug Anglois. Sa perte ne paroiſſoit pas éloignée. Quand il n’auroit pas été public que c’étoit la première proie que la Grande-Bretagne vouloit dévorer, pouvoit-on douter qu’elle dut échapper à ſon avidité ? Une puiſſance ſi ambitieuſe auroit-elle borné d’elle-même le cours de ſes proſpérités, juſqu’à renoncer à une conquête qui devoit y mettre le comble ? Cet événement n’étoit pas un problème. Tout le monde ſavoit que la colonie ſans défenſe au-dedans & au-dehors, étoit hors d’état de faire la moindre réſiſtance. Elle-même étoit ſi convaincue de ſon impuiſſance, qu’elle paroiſſoit diſposée à ſe ſoumettre à la première ſommation qui lui ſeroit faite.

La cour de Verſailles fut également étonnée & conſternée des pertes qu’elle venoit de faire, de celles qu’elle prévoyoit. Elle s’étoit attendue à une réſiſtance opiniâtre, inſurmontable même. Les deſcendans des braves aventuriers qui avoient formé ces colonies, lui paroiſſoient un rempart contre lequel toutes les forces Britanniques devoient ſe briſer. Il s’en falloit peu qu’elle n’eût une joie ſecrète, de ce que les Anglois dirigeoient leurs efforts de ce côté-là, Le miniſtère avoit inſpiré ſa confiance à la nation, & c’étoit être mauvais citoyen, que d’oſer montrer quelques inquiétudes.

Il doit être permis aujourd’hui de dire, que ce qui eſt arrivé arrivera toujours. Un peuple, dont toute la fortune conſiſte dans des champs & des pâturages, défendra, s’il a de l’honneur, ſes poſſeſſions avec courage. Il ne haſarde tout au plus que la récolte d’une année ; & un revers, quel qu’il ſoit, ne le ruine pas. Il n’en eſt pas ainſi des cultivateurs de ces colonies opulentes. Comme en prenant les armes, ils riſquent de voir les travaux de toute leur vie détruits, leurs eſclaves enlevés, les eſpérances même de leur poſtérité anéanties par le feu ou par la dévaſtation, ils ſe ſoumettront toujours à l’ennemi. Quand même ils ſeroient contens du gouvernement ſous lequel ils vivent, ils ſont moins attachés à ſa gloire qu’à leurs richeſſes.

L’exemple des premiers colons, dont les attaques les plus vives n’ébranlèrent jamais la confiance, n’affoiblit pas cette obſervation. Alors la guerre avoit pour objet de s’emparer du territoire, & d’en chaſſer les habitans : aujourd’hui, la guerre faite à une colonie, n’eſt qu’une guerre faite à ſon ſouverain.

C’étoit M. Pitt qui avoit formé le projet d’envahir la Martinique ; mais il ne conduiſoit plus les affaires dans le tems qu’elle fut conquiſe. La retraite de cet homme célèbre fixa l’attention de l’Europe, & mérite d’occuper quiconque cherche les cauſes & les effets des révolutions politiques. Sans doute un hiſtorien qui oſe écrire les événemens de ſon ſiècle, a rarement des lumières sûres. Les conſeils des rois ſont un ſanctuaire, dont le tems ſeul ouvre le voile d’une main lente. Leurs miniſtres, fidèles au ſecret ou intéreſſés à le cacher, ne parlent que pour égarer dans ſes recherches la curioſité de celui qui s’étudie à les pénétrer. Quelque ſagacité qu’il ait pour découvrir l’origine & la liaiſon des événemens, il eſt réduit à deviner. Lors même qu’il frappe au but, c’eſt ſans le ſavoir, ou ſans oſer l’aſſurer ; & cette incertitude ne ſatiſfait guère plus qu’une ignorance entière. Il faut donc attendre que la prudence & l’intérêt, diſpensés du ſilence, laiſſent éclore la vérité ; que la mort lui rende, pour ainſi dire, le jour & la voix, en ôtant leur pouvoir à ceux qui la tenoient captive ; & que des mémoires précieux & originaux devenus publics, dévoilent enfin le jeu des reſſorts qui ont fait la deſtinée des nations.

Ces conſidérations doivent arrêter celui qui ne voudroit que ſuivre le fil des intrigues politiques. Il ſe briſe au tems qu’elles ſe nouent. On n’en recueilleroit que des débris iſolés, qu’on ne rapprocheroit que par des conjectures haſardées qui s’éloigneſoient peut-être d’autant plus de la vérité, qu’on y montreront plus de pénétration. On s’expoſeroit ſouvent à remplir par quelque grande vue, par une ſpéculation profonde, un vuide qui ſubſiſte par l’ignorance d’un mot plaiſant, d’un caprice frivole, d’un petit reſſentiment, d’un mouvement puéril de jalouſie : car voilà les merveilleux leviers avec leſquels on a ſi ſouvent remué la terre, & avec leſquels on la remuera ſi ſouvent encore. S’il eſt ſage alors de ſe taire ſur les cauſes obſcures des événemens, c’eſt le tems de parler ſur le caractère des acteurs. On ſait ce qu’ils étoient dans l’enfance, dans la jeuneſſe, dans l’âge mur, dans la famille & dans la ſociété ; dans la vie privée & dans les affaires ; quelles ont été leurs qualités naturelles, leurs talens acquis, leurs paſſions dominantes, leurs vices, leurs vertus ; leurs goûts & leurs averſions ; leurs liaiſons ; leurs haines & leurs amitiés ; leurs intérêts, les intérêts des leurs ; ce qu’ils ont éprouvé de la faveur & de la diſgrâce ; les moyens qu’ils ont employés pour arriver aux grandes places, & pour s’y maintenir, la conduite qu’ils ont tenue avec leurs protecteurs & leurs protégés ; les projets qu’ils ont conçus, la manière dont ils les ont conduits ; le choix des hommes qu’ils ont appelés ; les obſtacles qui les ont croisés ; comment ils les ont ſurmontés : en un mot, les ſuccès qu’ils ont eus ; la récompenſe qu’ils ont obtenue, lorſqu’ils ont réuſſi ; le châtiment, quand ils ont échoué ; l’éloge ou le blâme de la nation ; comment ils ont achevé leur carrière, & la réputation qu’ils ont laiſſée après leur mort.

C’eſt dans l’âme d’un des plus importans perſonnages du ſiècle que nous cherchons à lire, & c’en eſt peut-être le vrai moment. La poſtérité, qui ne reçoit guère que les grands traits, ſera privée de mille détails ſimples & naïfs, qui portent la lumière dans l’eſprit d’un obſervateur contemporain. M. Pitt, après avoir tiré l’Angleterre de l’eſpèce d’opprobre ou les commencemens de la guerre l’avoient plongée, arriva à des ſuccès qui étonnèrent l’univers. Qu’il les eut prévus ou non, il n’en parut pas embarraſſé, & ſe détermina à les pouſſer auſſi loin qu’ils pourroient aller. La modération que tant de politiques avoient affectée avant lui, ne lui parut qu’un mot inventé pour dérober la foibleſſe ou l’indolence. Il crut que les empires devoient vouloir tout ce qu’ils pouvoient, & qu’il étoit ſans exemple qu’un état eût pu acquérir la ſupériorité ſur un autre, & ne l’eut pas fait.

Le parallèle de l’Angleterre & de la France l’affermiſſoit dans ſes principes. Il voyoit avec douleur que la puiſſance Angloiſe, fondée ſur un commerce qu’elle pouvoit & devoit perdre, étoit peu de choſe en comparaiſon de la puiſſance de ſa rivale, que la nature, l’art, les événemens, avoient élevée à un degré de force, qui, ſous d’heureuſes adminiſtrations, avoit fait trembler l’Europe entière. Il le ſentit. Dès-lors il réſolut de dépouiller les François de leurs colonies, & de les réduire à la condition où l’affranchiſſement plus ou moins prompt du Nouveau-Monde ramènera toutes les nations qui y ont formé des établiſſemens.

Les moyens pour finir une entrepriſe ſi avancée lui paroiſſoient aſſurés. Tandis que l’imagination des âmes timides prenoit de grandes ombres pour des montagnes, les montagnes s’abaiſſoient devant lui. Quoique la nation, dont il étoit l’idole, parût quelquefois effrayée de l’énormité de ſes engagemens, il n’en étoit pas embarraſſé, parce qu’à ſes yeux l’eſprit de la multitude n’étoit qu’un torrent auquel il ſauroit donner le cours qu’il voudroit.

Sans inquiétude pour l’argent, il étoit encore plus tranquille pour l’autorité. Ses ſuccès avoient rendu ſon adminiſtration abſolue. Républicain avec le peuple, il étoit deſpote avec les grands, avec le monarque. C’étoit être ennemi de la cauſe commune, que d’oſer montrer des ſentimens différens des ſiens.

Il ſe ſervoit utilement de cet aſcendant pour échauffer les eſprits. Peu touché de cette philoſophie, qui, s’élevant au-deſſus des préjugés de gloire nationale pour embraſſer dans ſes vues le bonheur du genre-humain, ramène tout aux principes de la raiſon univerſelle, il nourriſſoit un fanatiſme ardent & farouche, qu’il appelloit, qu’il croyoit peut-être amour de la patrie, & qui n’étoit au fond qu’une violente haine contre la nation qu’il vouloit opprimer.

Celle-ci n’étoit peut-être pas moins découragée par cet acharnement auquel on ne voyoit point de terme, que par les revers qu’elle avoit éprouvés. La diminution, l’épuiſement, diſons mieux, l’anéantiſſement de ſes forces navales, ne lui laiſſoit entrevoir qu’un avenir funeſte. Ces eſpérances, qu’on peut avoir ſur terre, de changer la ſituation des affaires par une action heureuſe, auroient été des chimères. Quand une de ſes eſcadres auroit détruit une ou pluſieurs eſcadres, l’Angleterre n’auroit rien rabattu de ſes prétentions. Règle générale. Une puiſſance qui a acquis ſur mer une ſupériorité bien décidée, ne la peut jamais perdre dans le cours de la guerre qui la lui a donnée ; à plus forte raiſon, ſi la ſupériorité vient de plus loin, & ſur-tout ſi elle tient en partie au génie des nations. Autre règle générale. La prépondérance ſur un continent, dépend toute entière du talent d’un ſeul homme : elle peut paſſer en un moment. La puiſſance ſur mer, fondée au contraire ſur l’intérêt toujours actif de chacun des ſujets de l’état, doit aller ſans ceſſe en augmentant, principalement lorſqu’elle eſt favorisée par la conſtitution nationale ; elle ne peut ceſſer que par une invaſion ſubite.

Il n’y avoit qu’une confédération générale qui pût rétablir l’équilibre : mais M. Pitt en ſentoit l’impoſſibilité. Il connoiſſoit les chaînes de la Hollande, la pauvreté de la Suède & du Danemarck, l’inexpérience des Ruſſes, l’indifférence de pluſieurs de ces puiſſances pour les intérêts de la France, la terreur que les forces de l’Angleterre avoient inſpirée à toutes, la défiance où elles étoient les unes des autres, & la crainte que chacune en particulier devoir avoir, d’être opprimée avant d’être ſecourue.

L’Eſpagne étoit dans une poſition particulière. Le feu qui dévoroit les colonies Françoiſes, & qui s’étendoit tous les jours, pouvoit aisément gagner les ſiennes. Soit que cette couronne ne vît pas le danger qui la menaçoit, ſoit qu’elle ne le voulût pas voir, elle porta ſon indolence ordinaire ſur ces grands événemens. Enfin, elle changea de maître ; & en changeant de maître, elle changea de ſyſtême. Dom Carlos voulut travailler à éteindre l’incendie. Il arrivoit trop tard. Ses démarches furent reçues avec une fierté dédaigneuſe.

M. Pitt, qui avoit mûrement pesé ce qu’il pouvoit, répondit à toutes les propoſitions qu’on lui faiſoit : Je les écouterai, quand vous aurez emporté, l’épée à la main, la tour de Londres. Ce ton pouvoit révolter, mais il impoſoit.

Telle étoit la ſituation des affaires, lorſque la cour de France crut devoir faire des ouvertures de paix à celle d’Angleterre. Dans l’une & l’autre cour, on craignoit les répugnances de M. Pitt, & l’on ne ſe trompoit pas. Il conſentit à ouvrir une négociation : mais l’événement prouva, comme les vrais politiques l’avoient prévu, que c’étoit ſans intention de la ſuivre. Ses vues étoient d’acquérir aſſez de preuves des engagemens des deux branches de la maiſon de Bourbon contre la Grande-Bretagne, pour en convaincre ſa nation. Dès qu’il eut fait les découvertes dont il croyoit avoir beſoin, il rompit les conférences, & propoſa de déclarer la guerre à l’Eſpagne. La ſupériorité des forces maritimes de l’Angleterre ſur celles des deux couronnes, & la certitude qu’elles ſeroient infiniment mieux dirigées, lui donnoient cette confiance.

Le ſyſtême de M. Pitt parut à de grands politiques le ſeul élevé ; le ſeul même raiſonnable. Sa nation avoit contracté une ſi prodigieuſe maſſe de dettes, qu’elle ne pouvoit, ni s’en libérer, ni même en ſoutenir le poids, qu’en s’ouvrant de nouvelles ſources d’opulence. L’Europe, fatiguée des vexations que la Grande-Bretagne lui faiſoit éprouver, attendoit avec impatience l’occaſion de mettre ſon oppreſſeur dans l’impoſſibilité de les continuer. Il n’étoit pas poſſible que la maiſon de Bourbon ne conſervât un vif reſſentiment des outrages qu’elle avoit reçus, des pertes qu’elle avoit eſſuyées ; & qu’elle ne préparât en ſecret, qu’elle ne mûrît à loiſir une vengeance, dont elle pourroit s’aſſurer par une bonne combinaiſon de ſes forces. Toutes ces raiſons faiſoient que l’Angleterre, quoique commerçante, étoit forcée, pour ſe maintenir, de s’agrandir ſans ceſſe. Cette néceſſité cruelle ne fut pas ſentie par le conſeil de George III, auſſi vivement que M. Pitt le ſouhaitoit. L’eſprit de modération lui parut une foibleſſe ou un aveuglement, peut-être une trahiſon ; & il abandonna le ſoin des affaires, parce qu’il ne lui étoit pas permis d’être l’ennemi de l’Eſpagne.

Oſerons-nous haſarder une conjecture ? Les miniſtres Anglois voyoient tous l’impoſſibilité d’éviter une nouvelle guerre : mais également fatigués & avilis par l’empire de M. Pitt, ils cherchoient à rétablir cet eſprit d’égalité qui eſt l’âme du gouvernement républicain. Le déſeſpoir de s’élever à la hauteur d’un homme ſi accrédité, ou de le faire deſcendre juſqu’à eux, les réunit pour le perdre. Les voies directes auroient tourné contre eux ; ils s’attachèrent à des moyens plus adroits. On chercha à l’aigrir. Son caractère ardent s’offroit à ce piège : il y tomba. Si M. Pitt quitta ſa place par humeur, il eſt blâmable de ne l’avoir pas étouffée ou maîtrisée. Si ce fut dans l’eſpérance de mettre ſes ennemis à ſes pieds, il montra qu’il avoit plus de connoiſſances des affaires que des hommes. Si, comme on l’a dit, il ſe retira, parce qu’il ne vouſoit pas répondre des opérations qu’il n’étoit pas le maître de diriger ; il eſt permis de croire qu’il tenoit plus à ſa gloire perſonnelle qu’aux intérêts de ſon pays. Mais quelle que fût la cauſe de ſa retraite, il n’y a que la haine la plus aveugle, la plus injuſte, la plus violente, qui ait pu prononcer que la fortune lui avoit tenu lieu de vertu & de talent.

Quoi qu’il en ſoit, la première démarche du nouveau miniſtère, fût dans les principes de M. Pitt, & une ſorte d’hommage qu’on fut forcé de lui rendre. Il fallut déclarer la guerre à l’Eſpagne, & les Indes Occidentales furent le théâtre de ces nouvelles hoſtilités. L’expérience du paſſé avoit dégoûté du continent de l’Amérique, & toutes les vues ſe tournèrent vers Cuba. Une raiſon éclairée fit ſentir qu’en prenant cette iſle, on n’auroit pas à craindre la vengeance des autres colonies ; on s’aſſureroit l’empire du golfe du Mexique ; on couperoit toutes les reſſources à l’ennemi, principalement riche du produit de ſes douanes ; on envahiroit tout le commerce du continent, dont les habitans aimeroient mieux livrer leur or au vainqueur de leur patrie, que de renoncer aux commodités qu’ils étoient accoutumés à voir arriver d’Europe ; on réduiroit enfin la puiſſance qui auroit fait une ſi grande perte, à recevoir la loi qu’on voudrait lui impoſer.

D’après cette réflexion, une flotte composée de dix-neuf vaiſſeaux de ligne, de dix-huit frégates, d’environ cent cinquante bâtimens de tranſport, ayant à bord dix mille ſoldats qui devoient être joints par quatre mille hommes de l’Amérique Septentrionale, fut expédiée pour la Havane.

On choiſit pour ſe rendre devant cette place redoutable, l’ancien canal de Bahama, moins long, mais plus dangereux que le nouveau. Les obſtacles que préſentoit cette navigation peu connue & trop négligée, furent ſurmontés avec un ſuccès digne de la réputation de l’amiral Pockok. Il arriva le 6 juillet 1762 à ſa deſtination ; & le débarquement ſe fit ſans oppoſition ſix lieues à l’eſt des ouvrages effrayans qu’il falloit réduire.

Les opérations de terre ne furent pas auſſi bien conduites que celles de mer. Si Albemarle, qui commandoit l’armée, eût eu les talens qu’exigeoit la commiſſion dont il étoit chargé, il auroit commencé par attaquer la ville. La ſimple muraille sèche qui la couvroit ne pouvoit pas réſiſter vingt-quatre heures. On peut conjecturer que les généraux, les conſeils, la régence, que ce ſuccès facile mettoit dans ſes mains, auroient décidé la capitulation du Morro. À tout événement, il privoit cette citadelle de tous les ſecours, de tous les rafraîchiſſemens qu’elle reçut de la ville durant le ſiège ; & il s’aſſuroit les plus grands moyens pour la réduire en fort peu de tems.

Le parti qu’il prit de débuter par l’attaque du Morro, l’expoſoit à de grands malheurs. L’eau qui ſe trouvoit à ſa portée étoit malſaine, & il ſe vit réduit à en envoyer chercher à trois lieues de ſon camp. Comme les chaloupes chargées de cet approviſionnement pouvoient être inquiétées, il fallut porter, pour les ſoutenir, un corps de quinze cens hommes ſur la hauteur d’Aroſteguy, à un quart de lieue de la ville. Ces troupes, abſolument détachées de l’armée, & que l’on ne pouvoit ni retirer ni ſoutenir que par mer, étoient continuellement exposées à être détruites.

Albemarle pouvant juger du caractère de l’ennemi par la tranquillité dont on laiſſoit jouir le corps poſté à Aroſteguy, auroit dû placer un autre corps ſur le grand chemin de la ville. Par ce moyen il l’eut comme inveſtie, & très-certainement affamée, empêché tout tranſport d’effets dans les terres, & communiqué avec Aroſteguy moins dangereuſement, que par les détachemens qu’il étoit continuellement obligé de faire pour ſoutenir ce corps avancé.

Le ſiège du Morro fut fait ſans tranchée. Le ſoldat cheminoit vers le foſſé, n’étant couvert que par des barriques de cailloutage, qui furent à la fin remplacées par des ſacs de coton, qu’on tira de quelques bâtimens marchands qui venoient de la Jamaïque. Ce défaut de précaution coûta la vie à un grand nombre d’hommes, précieux par-tout, ineſtimables dans un climat où les maladies & les fatigues en font une conſommation prodigieuſe.

Le général Anglois ayant perdu la plus grande partie de ſon armée, & ſe voyant obligé, faute de forces, de ſe rembarquer dans peu de jours, rédolut de tenter l’aſſaut : mais il falloit paſſer un large & profond foſſé taillé dans le roc ; & il n’avoit rien préparé pour le combler.

Si les fautes des Anglois furent énormes, celles des Eſpagnols le furent encore davantage. Avertis, depuis plus d’un mois, que la guerre étoit commencée entre les deux nations, ils n’étoient pas ſortis de leur léthargie. L’ennemi paroiſſoit à la côte ; & il n’y avoit pas une balle de calibre, pas une cartouche faite, pas un canon ni même un fuſil en état.

Le grand nombre de généraux de terre & de mer qui ſe trouvoit à la Havane, mit, durant les premiers jours du ſiège, une incertitude dans les conſeils, qui ne pouvoit pas manquer d’être favorable aux aſſaillans.

Trois vaiſſeaux de guerre furent coulés à fond, pour fermer l’entrée du port que l’ennemi ne pouvoit pas forcer. On gâta la paſſe par cette manœuvre, & on perdit inutilement trois grands bâtimens.

Il étoit dans les règles de la prudence la plus ordinaire, de faire appareiller douze vaiſſeaux de guerre qui étaient à la Havane, qui n’étoient d’aucune utilité pour la défenſe de la place, & qu’il étoit important de ſauver. On ne le fit pas. On n’eut pas même la précaution de les brûler, lorſqu’il n’y avoit plus que ce moyen d’empêcher qu’ils ne tombâſſent dans les mains de l’ennemi.

La deſtruction du corps Anglois placé à Aroſteguy, où il ne pouvoit être ſecouru, étoit très-facile. Ce ſuccès auroit gêné les aſſiégeans dans leur approviſionnement d’eau, leur auroit coûté du monde, leur auroit donné de la crainte, auroit retardé leurs opérations, auroit enfin inſpiré de la confiance aux troupes Eſpagnoles. Bien loin de tenter une choſe ſi aisée, on n’attaqua pas, même en plaine, un ſeul de leurs détachemens tous composés d’infanterie ; quoiqu’on eût à leur oppoſer un régiment de dragons & beaucoup de milices à cheval.

La communication de la ville avec l’intérieur du pays fut preſque toujours libre ; & cependant il ne tomba dans l’eſprit d’aucun de ceux qui avoient part à l’adminiſtration, de faire paſſer le tréſor du prince dans les terres, pour le ſouſtraire à l’ennemi.

La dernière négligence mit le comble à toutes les autres. On avoit laiſſé au milieu du foſſé, un bloc de rocher pointu & iſolé. Les Anglois mirent deſſus des planches tremblantes, qui appuyoient d’une part à la brèche, & de l’autre à la contreſcarpe. Un ſergent & quinze hommes y paſſèrent à une heure après midi. Ils s’accroupirent dans des pierres éboulées. Une compagnie de grenadiers & quelques autres ſoldats les ſuivirent. Lorſqu’ils ſe virent à peu près cent, au bout d’une heure, ils montèrent ſur la brèche, aſſurés de n’être pas découverts, & ils n’y trouvèrent perſonne pour la défendre. Il eſt vrai que Valaſco, averti de ce qui s’y paſſoit, accourut pour ſauver la place : mais il fut tué en arrivant ; & ſa mort troublant l’eſprit aux troupes qui le ſuivoient, elles ſe rendirent à une poignée de monde. L’oubli de mettre une ſentinelle pour obſerver les mouvemens d’un ennemi logé ſur le foſſé, décida de ce grand événement. Quelques jours après, on capitula pour la ville, pour toutes les places de la colonie, & pour l’iſle entière. Indépendamment de l’importance de cette conquête en elle-même, le vainqueur trouva dans la Havane pour environ quarante-cinq millions d’argent ou d’autres effets précieux, qui le dédommagèrent amplement des frais de ſon expédition.