Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 17

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XVII. Avantages que la paix procura à l’Angleterre dans les iſles.

La perte de Cuba, ce pivot de la grandeur eſpagnole dans le Nouveau-Monde, rendoit la paix auſſi néceſſaire à la cour de Madrid, qu’elle pouvoit l’être à celle de Verſailles, dont les malheurs étoient portés au dernier période. Les miniſtres qui gouvernoient alors l’Angleterre, conſentoient à l’accorder : mais les conditions paroiſſoient difficiles à régler. La Grande-Bretagne avoit eu des ſuccès prodigieux dans le nord & dans le midi de l’Amérique. Quelle que fût ſon ambition, elle ne pouvoit ſe flatter de tout retenir. On ſoupçonnoit avec fondement qu’elle abandonneroit ſes conquêtes ſeptentrionales qui ne lui donnoient que des eſpérances éloignées, médiocres, incertaines ; & qu’elle s’en tiendroit aux riches colonies, aux colonies à ſucre, qui venoient de tomber entre ſes mains, comme la ſituation de ſes finances paroiſſoit l’exiger. L’augmentation de ſes douanes qui étoit une ſuite néceſſaire de ce ſyſtême, devenoit la meilleure caiſſe d’amortiſſement qu’on pût imaginer ; & elle devoit être d’autant plus agréable pour la nation, qu’elle auroit été formée aux dépens de la France. Cet avantage eut été ſuivi de trois autres fort conſidérables. Le premier de dépouiller une puiſſance rivale, & redoutable malgré ſes fautes, de la plus riche branche de ſon commerce. Le ſecond de la conſumer à la défenſe du Canada, colonie ruineuſe par ſa ſituation, pour une nation accoutumée à négliger ſa marine. Le troiſième de tenir dans une dépendance plus étroite & plus affairée de la métropole, la Nouvelle-Angleterre qui auroit toujours eu beſoin d’appui, contre un voiſin inquiet, actif & guerrier.

Mais quand le conſeil de George III auroit cru devoir rendre à ſes ennemis un mauvais pays du continent, & garder des iſles opulentes, il n’auroit peut-être osé ſuivre un plan ſi judicieux. Dans les autres gouvernemens, les fautes des miniſtres ne ſont que leurs fautes, ou celles des rois qui les en puniſſent. En Angleterre, les fautes du gouvernement ſont preſque toujours celles de la nation, qui veut qu’on ſuive ſes volontés, ne fuſſent-elles que ſes caprices.

Le peuple Anglois, qui s’eſt plaint des conditions de la dernière paix, lorſqu’on lui a fait voir le vuide des avantages qu’il croyoit en avoir retirés, les avoit en quelque façon dictées par le ſujet de ſes murmures, ſoit avant, ſoit durant la guerre. Les Canadiens avoient fait quelques ravages, & les ſauvages beaucoup d’actes de férocité dans les colonies Angloiſes. Les paiſibles cultivateurs qui les habitent, conſternés des maux qu’ils ſouffroient, plus encore de ceux qu’ils craignoient, avoient fait retentir leur cris juſqu’en Europe. Leurs correſpondans, intéreſſés à leur procurer des ſecours prompts & conſidérables, avoient exagéré leurs plaintes. Les écrivains qui ſaſſiſſent avidement tout ce qui peut rendre les François odieux, n’avoient ceſſé de les accabler d’invectives. Le peuple échauffé par le bruit des ſpectacles effrayans qu’on offroit ſans ceſſe à ſon imagination, déſiroit de voir finir ces barbaries.

D’un autre côté, les habitans des colonies à ſucre, contens de faire leur commerce & une partie de celui des ennemis, étoient fort tranquilles. Loin de déſirer la conquête des établiſſemens de leurs voiſins, ils la craignoient ; parce qu’ils la regardoient, quoique avantageuſe à la nation, comme la ruine de leurs propres affaires. Les terres des François ont tant de ſupériorité ſur celles des Anglois, qu’il étoit impoſſible de ſoutenir la concurrence. Leurs aſſociés penſoient comme eux, & imitoient leur modération.

Il réſulta d’une conduite ſi opposée, que la nation indifférente pour les colonies à ſucre, déſira vivement l’acquiſition de ce qui lui manquoit dans l’Amérique Septentrionale. Qu’on ſe peigne la ſituation d’un homme éclairé, qui ſent tous les avantages d’un projet auquel les idées fauſſes d’une multitude aveugle le forcent de renoncer, pour ſe livrer de préférence à des vues inſensées qui croiſent le bien général, qui le déſhonoreront s’il s’y prête, ou qui l’expoſent s’il s’y refuſe ; à côté d’un ſouverain qui l’éloignera, ſi ſes ſujets révoltés s’obſtinent à le vouloir, & qui ne garantira pas ſa tête, s’ils portent la fureur juſqu’à la demander ; entre l’orgueil mal-entendu qui l’attache à ſa place, & une fierté digne d’éloges qui l’attache à ſa réputation ; ſeul, retiré dans ſon cabinet, délibérant ſur le parti qu’il doit prendre, au milieu des cris & du tumulte d’une populace dont ſa maiſon eſt entourée & qui menace de l’incendier. Telle eſt l’alternative où ſe ſont trouvés & où ſe trouveront encore ceux qui conduiſent les affaires dans les états libres. Il n’y a preſque pas une ſeule circonſtance dans ce monde où le bien ne ſe trouve entre deux inconvéniens. Le courage conſiſte à s’y conformer, au haſard de ce qui peut en arriver : mais ce courage eſt-il bien commun ?

Les miniſtres qui, en Angleterre, ne peuvent ſe ſoutenir contre le peuple, ou qui du moins ne luttent pas long-rems avec ſuccès contre ſa haine, tournèrent donc toutes leurs vues vers l’Amérique Septentrionale, & trouvèrent la France & l’Eſpagne diſposées à adopter ce ſyſtême. Les cours de Madrid & de Verſailles cédèrent à celle de Londres tout ce qu’elles avoient poſſédé depuis la rivière Saint-Laurent, juſqu’au fleuve Miſſiſſipi. La France abandonna de plus la Grenade & Tabago ; elle conſentit auſſi que les Anglois gardâſſent les iſles réputées neutres de Saint-Vincent & de la Dominique, pourvu qu’elle pût de ſon côté s’approprier Sainte-Lucie. À ces conditions, le vainqueur reſtitua aux deux couronnes alliées, toutes les conquêtes qu’il avoit faites ſur elles en Amérique.