Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 6

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VI. Habitudes des Caraïbes, anciens habitans des iſles du vent.

Chriſtophe Colomb, après s’être établi à Saint-Domingue, une des grandes Antilles, reconnut les petites. Il n’y trouva pas des inſulaires auſſi foibles auſſi timides que ceux qu’il avoit d’abord ſubjugués. Les Caraïbes, qui ſe croyoient originaires de la Guyane, avoient la taille médiocre, renforcée & nerveuſe ; telle qu’il l’auroit fallu pour faire des hommes très-robuſtes, ſi leur vie & leurs exercices avoient ſecondé ces diſpoſitions. Leurs jambes pleines & nourries étoient communément bien faites ; leurs yeux étoient noirs, gros & un peu ſaillans. Leur figure auroit été agréable, s’ils n’avoient déparé l’ouvrage de la nature, pour ſe donner de prétendues beautés qui ne pouvoient plaire que chez eux. À l’exception des ſourcils & des cheveux, ils n’avoient pas un ſeul poil ſur tout le corps. Ils ne portoient aucune eſpèce de vêtement, & n’en étoient pas moins chaſtes. Seulement pour ſe garantir de la morſure des inſectes, ils ſe peignoient de la tête aux pieds avec du rocou, ce qui leur donnoit la couleur d’une écreviſſe cuite.

Leur religion ſe bornoit à cette opinion, ſi naturelle à l’homme, qu’on la trouve répandue chez la plupart des nations barbares & conſervée même chez pluſieurs des nations civilisées ; c’eſt-à-dire, qu’ils croyoient confusément un bon & un mauvais principe. La divinité tutélaire ne les occupoit guère ; mais ils redoutoient beaucoup l’être malfaiſant. Leurs autres ſuperſtitions étoient plus abſurdes que dangereuſes, & ils y étoient peu attachés. Cette indifférence ne les rendit pas plus dociles au chriſtianiſme, lorſqu’on le leur offrit. Sans diſputer contre ceux qui leur en prêchoient les dogmes, ils refuſoient de les croire, de peur, diſoient-ils, que leurs voiſins ne ſe moquâſſent d’eux.

Quoique les Caraïbes n’euſſent aucune eſpèce de gouvernement, leur tranquillité n’étoit pas troublée. Ils devoient la paix dont ils jouiſſoient, à cette pitié innée qui précède toute réflexion, & d’où découlent les vertus ſociales. Cette douce compaſſion prend ſa ſource dans l’organiſation de l’homme, auquel il ſuffit de s’aimer lui-même pour haïr le mal de ſes ſemblables. Ainſi, pour humaniſer les deſpotes, il ſuffiroit qu’ils fuſſent eux-mêmes les bourreaux des victimes qu’ils immolent à leur orgueil, & les exécuteurs des cruautés qu’ils ordonnent. Il faudroit qu’ils mutilâſſent de leurs mains voluptueuſes les eunuques de leur sérail ; qu’ils allâſſent dans les champs de bataille recueillir le ſang, entendre les imprécations, voir les convulſions & l’agonie de leurs ſoldats mourans ; qu’ils entrâſſent dans les hôpitaux pour y conſidérer à loiſir les plaies, les fractures, les maladies occaſionnées par la famine, par les travaux périlleux & mal-ſains, par la dureté des corvées & des impôts, par les calamités qui naiſſent des vices de leur caractère. Combien ces ſortes de ſpectacles ménagés à l’éducation des princes, épargneroient de crimes & de maux aux humains ! Que les larmes des rois vaudroient de biens aux peuples !

Les Caraïbes qui n’avoient pas le cœur gâté par les mauvaiſes inſtitutions qui nous corrompent, ne connoiſſoient ni les infidélités, ni les trahiſons, ni les parjures, ni les aſſaſſinats, ſi communs chez les peuples policés. La religion, les loix, les échafauds, ces digues par-tout élevées pour garantir les uſurpations anciennes contre les uſurpations nouvelles, étoient inutiles à des hommes qui ne ſuivoient que la nature. Le vol ne fut connu de ces ſauvages, qu’à l’arrivée des Européens. Lorſqu’il leur manquoit quelque choſe, ils diſoient que les Chrétiens étoient venus chez eux.

Ces inſulaires connoiſſoient peu les grands mouvemens de l’âme, ſans en excepter celui de l’amour. Ce ſentiment n’étoit pour eux qu’un beſoin. Jamais il ne leur échappoit aucune attention, aucune démonſtration de tendreſſe, pour ce ſexe ſi recherché dans d’autres climats. Ils regardoient leurs femmes plutôt comme leurs eſclaves que comme leurs compagnes, ne leur permettaient pas de manger avec eux, avoient uſurpé le droit de les répudier, ſans leur laiſſer celui de changer d’engagement. Elles-mêmes ſe ſentaient nées pour obéir, & ſe réſignoient à leur deſtinée.

Du reſte, le goût de la domination n’affectoit guère l’âme des Caraïbes. Sans diſtinction de rang, ils étoient tous égaux. Leur ſurpriſe fut extrême, lorſqu’ils remarquèrent de la ſubordination entre les Européens. Ce ſyſtême bleſſoit ſi fort leurs idées, qu’ils regardoient comme des eſclaves ceux qui avoient la lâcheté de recevoir des ordres & de les exécuter. Si les femmes étoient ſoumiſes chez eux, c’étoit une ſuite naturelle de la foibleſſe de leur ſexe. Mais comment, mais pourquoi les hommes les plus robuſtes ſervoient-ils les moins forts ? Comment un ſeul commandoit-il à tous ? La guerre, la fourberie & la ſuperſtition ne leur avoient pas encore réſolu ce problème.

Un peuple qui ne connoiſſoit ni l’intérêt, ni l’orgueuil, ni l’ambition, ne devoit pas avoir des mœurs fort compliquées. Chaque famille compoſoit une eſpèce de république séparée, juſqu’à un certain point, du reſte de la nation. Elle formoit un hameau appelé Carbet, plus ou moins conſidérable, ſelon qu’elle étoit plus ou moins étendue. Au centre logeoit le chef ou le patriarche de la famille, avec ſes femmes & ſes enfans du bas-âge. Tout autour, on voyoit les caſes de ceux de ſa poſtérité qui étaient mariés. Ces cabanes avoient pour colonnes des pieux, du chaume pour toit ; & pour meubles, des armes, des lits de coton ſans art & ſans travail, quelques corbeilles & des uſtenſiles de calebaſſe.

C’eſt-là que les Caraïbes paſſoient la plus grande partie de leur vie à dormir ou à fumer dans leurs hamacs. S’ils en ſortoient, c’étoit pour reſter accroupis dans un coin, ou ils paroiſſoient enſevelis dans une profonde méditation. Lorſqu’ils parloient, ce qui étoit rare, on les écoutoit ſans les interrompre, ſans les contredire, ſans leur répondre que par un ſigne muet d’approbation.

Le ſoin de leur ſubſiſtance ne les occupoit pas beaucoup. Des ſauvages qui paſſoient leur vie dans l’air condensé des forêts ; qui ſe couvroient habituellement d’une couche de rocou, propre à boucher les pores de la peau ; qui couloient des jours oiſifs dans une inaction entière : ces ſauvages devoient tranſpirer fort peu & ne manger guère. Sans être réduits au pénible travail des défrichemens, ils trouvoient au pied des arbres une nourriture aſſurée, ſaine, convenable à leur tempérament, & qui ne demandoit pas une grande préparation. Si quelquefois on ajoutoit à ces dons d’une nature brute & libérale les produits de la chaſſe & de la pêche, c’étoit le plus ſouvent à l’occaſion de quelque feſtin.

Ces repas d’appareil n’avoient point d’époque fixe. Les conviés y apportoient l’empreinte de leur caractère. Ils n’étoient pas plus vifs dans ces aſſemblées que dans leur vie ordinaire. L’indolence & l’ennui étoient peints dans tous les yeux. Les danſes étoient ſi graves & ſi sérieuſes, que les mouvemens du corps ſe reſſentoient de la peſanteur da l’âme. Cependant ces triſtes fêtes, ſemblables à ces tems ſombres qui couvent des orages, ſe terminoient rarement ſans effuſion de ſang. Les ſauvages, ſi ſobres dans la vie iſolée, s’enivroient aſſemblés ; l’ivreſſe échauffoit & ranimoit, entre les familles, des inimitiés aſſoupies ou mal éteintes. On finiſſoit par s’égorger. La haine & la vengeance, les ſeuls ſentimens profonds qui puſſent émouvoir ces âmes ſauvages, ſe perpétuoient ainſi par les plaiſirs mêmes. C’eſt dans la joie des feſtins que les parens, les amis s’embraſſoient, & juroient d’aller porter la guerre dans le continent, & quelquefois dans les grandes iſles.

Les Caraïbes s’embarquoient ſur des bateaux formés d’un ſeul arbre, qu’on avoit abattu en le brûlant par le pied. Des années entières avoient été employées à creuſer ces canots avec des haches de pierre & par le moyen du feu, qu’on dirigeoit adroitement dans le tronc de l’arbre, pour donner à la pirogue la forme qui lui convenoit. Arrivés aux côtes où tantôt un caprice aveugle & tantôt une haine violente les conduiſoient, ces guerriers libres & volontaires y cherchoient des nations à exterminer. Ils attaquoient avec une eſpèce de maſſue, moins longue que le bras, avec leurs flèches empoiſonnées . Au retour de l’expédition, d’autant plus promptement finie, que l’antipathie la rendoit plus cruelle & plus vive, les ſauvages retomboient dans leur inaction.

Les Eſpagnols, malgré l’avantage de leurs armes, ne firent pas long-tems la guerre à ce peuple, & ne la firent pas toujours avec ſuccès. D’abord ils ne cherchoient que de l’or. Depuis ils cherchèrent des eſclaves : mais n’ayant pas trouvé des mines, & les Caraïbes ſi fiers & ſi mélancoliques mourant dans l’eſclavage, les Eſpagnols renoncèrent à des conquêtes qu’ils jugeoient de peu de valeur, & qu’ils ne pouvoient ni faire, ni conſerver, ſans des guerres continuelles & ſanglantes.