Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 7

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VII. Les Angloîs & les François s’établirent aux iſles du vent, ſur la ruine des Caraïbes.

Les Anglois & les François inſtruits de ce qui ſe paſſoit, haſardèrent quelques foibles armemens pour intercepter les vaiſſeaux Eſpagnols qui alloient dans ces parages. Les ſuccès multiplièrent les corſaires. La paix qui régnoit ſouvent en Europe, n’empêchoit pas les expéditions. L’uſage où étoit l’Eſpagne d’arrêter tous les bâtimens qu’elle trouvoit au-delà du tropique, juſtifioit ces pirateries.

Les deux peuples fréquentoient depuis long-tems les isles du vent sans avoir songé à s’y établir, ou sans en avoir trouvé les moyens. Peut-être craignoient-ils de se brouiller avec les Caraïbes dont ils étoient bien reçus ? Peut-être ne jugeoient-ils pas digne de leur attention, un sol qui ne produisoit aucune des denrées qui étoient d’usage dans l’ancien monde ? Enfin, des Anglois conduits par Warner, des François aux ordres de Danambue abordèrent, en 1625, à Saint-Christophe, le même jour, par deux côtés opposés. Des échecs multipliés avoient convaincu les uns & les autres, qu’ils ne s’enrichiroient sûrement des dépouilles de l’ennemi commun, que lorsqu’ils auroient une demeure fixe, des ports, un point de ralliement. Comme ils n’avoient nulle idée de commerce, d’agriculture & de conquête, ils partagèrent paisiblement les côtes de l’isle où le hasard les avoit réunis. Les naturels du pays s’éloignèrent d’eux en leur disant : il faut que la terre soit bien mauvaise chez vous, ou que vous en ayez bien peu, pour en venir chercher si loin à travers tant de périls.

La cour de Madrid ne prit pas un parti si pacifique. Frédéric de Tolède, qu’elle envoyoit en 1630 au Bréſil avec une flotte redoutable, deſtinée contre les Hollandois, eut ordre d’exterminer en paſſant les pirates qui, ſuivant les préjugés de cette couronne, avoient uſurpé une de ſes poſſeſſions. Le voiſinage de deux nations actives, induſtrieuſes, cauſoit de vives inquiétudes aux Eſpagnols. Ils ſentoient que leurs colonies ſeroient exposées, ſi d’autres peuples parvenoient à ſe fixer dans cette partie de l’Amérique.

Les François & les Anglois réunirent inutilement leurs foibles moyens contre l’ennemi commun. Ils furent battus. Ceux qui ne reſtèrent pas dans l’action, morts ou priſonniers, ſe réfugièrent avec précipitation dans les iſles voiſines. Le danger paſſé, ils retournèrent la plupart à leurs habitations. L’Eſpagne occupée d’intérêts qu’elle croyoit plus importans, ne les inquiéta plus, & ſe repoſa peut-être de leur deſtruction ſur leur jalouſie. Les deux nations vaincues ſuſpendirent leurs rivalités pour le malheur des Caraïbes. Déjà, ſoupçonnés de méditer une trahiſon à Saint-Chriſtophe, ils avoient été chaſſés ou exterminés. On s’étoit approprié leurs femmes, leurs vivres & la terre qu’ils habitoient. L’eſprit d’inquiétude qui ſuit l’uſurpation, fit penſer aux Européens que les autres peuples ſauvages entroient dans la conſpiration. On les attaqua dans leurs iſles. Inutilement ces hommes ſimples, qui ne ſongeoient pas à diſputer un terrein où la propriété ne les attachoit pas, reculoient les limites de leurs habitations, à meſure que nos prétentions s’étendoient. On ne les en pourſuivoit pas avec moins d’acharnement. Quand ils virent qu’on en vouloit à leur vie ou à leur liberté, ils prirent enfin les armes ; & la vengeance qui va toujours plus loin que l’injure, dut les rendre quelquefois cruels, ſans être injuſtes.

Dans les premiers tems, les Anglois & les François faiſoient cauſe commune contre les Caraïbes : mais cette eſpèce de ſociété fortuite étoit ſouvent interrompue. Elle n’emportoit point d’engagement durable, encore moins de garantie des poſſeſſions réciproques. Quelquefois les ſauvages avoient l’adreſſe de faire la paix tantôt avec une nation, tantôt avec l’autre ; & par-là ils ſe ménagoient la douceur de n’avoir qu’un ennemi à la fois. C’eut été peu pour la sûreté de ces inſulaires, ſi l’Europe, qui ne s’occupoit guère d’un petit nombre d’aventuriers dont les courſes ne lui avoient encore procuré aucun bien, & qui n’étoit pas d’ailleurs aſſez éclairée pour lire dans l’avenir, n’eût également négligé le ſoin de les gouverner, & l’attention de les mettre en état de pouſſer ou de reprendre leurs avantages. L’indifférence des deux métropoles détermina au mois de janvier 1660 leurs ſujets du Nouveau-Monde à faire eux-mêmes une convention qui aſſuroit à chaque peuple les poſſeſſions que les événemens variés de la guerre lui avoient données, & qui n’avoient eu juſqu’alors aucune conſiſtance. Cet acte étoit accompagné d’une ligue offenſive & défenſive, pour forcer les naturels du pays à accéder à cet arrangement, ce que la crainte leur fit faire la même année.

Par ce traité, qui établit la tranquilité dans cette partie de l’Amérique, la France conſerva la Guadeloupe, la Martinique, la Grenade, & quelques autres propriétés moins importantes. L’Angleterre fut maintenue à la Barbade, à Nièves, à Antigoa, à Montſerrat, en pluſieurs iſles de peu de valeur. Saint-Chriſtophe reſta en commun aux deux puiſſances. Les Caraïbes furent concentrés à la Dominique & à Saint-Vincent, où tous les membres épars de cette nation ſe réunirent. Leur population n’excédoit pas alors ſix mille hommes.