Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 6

La bibliothèque libre.

VI. Situation actuelle de Tunis.

Tunis a également négligé ſa marine militaire, depuis que la régence a conclu des traités avec les puiſſances du Nord, & que la Corſe eſt tombée ſous la domination de la France. On a compris que la valeur des priſes couvriroit à peine les frais des armemens ; & il n’a été guère conſervé que les bâtimens néceſſaires pour garantir les côtes des deſcentes des Malthois.

Les forces de terre n’ont éprouvé aucune diminution. Cinq ou ſix mille Turcs ou Chrétiens apoſtats ſont toujours les plus ſolides appuis de la république.

Leurs enfans, ſous le nom de Couloris, forment une ſeconde troupe. Au moment de leur naiſſance, ils ſont ſoudoyés. La première paie qu’ils reçoivent eſt de deux aſpres ou d’un ſol. Elle augmente avec l’âge, avec les grades, juſqu’à 29 aſpres ou 14 ſols 6 deniers. On la réduit à la moitié, lorſque les infirmités ou les bleſſures obligent ces ſoldats à ſe retirer.

Sept mille Maures compoſent la cavalerie de l’état. Leur ſolde eſt très-foible, & ils la reçoivent le plus ſouvent en denrées. Leur occupation la plus ordinaire eſt de lever le tribut imposé aux Arabes.

Ces troupes ont toutes un fuſil, ſans bayonnette, & deux piſtolets à leur ceinture. Les Turcs ſont encore armés d’un poignard & les Maures d’un ſtylet. Le courage & l’impétuoſité doivent tenir lieu aux uns & aux autres de tactique & de diſcipline.

Aucune contrée de l’Afrique Septentrionale n’a un revenu public auſſi conſidérable que Tunis. Il eſt de 18 000 000 livres. Cette proſpérité tout-à-fait moderne, a été la ſuite d’une révolution heureuſe dans le gouvernement. Le dey, qui gouvernoit avec ſes Turcs, a été dépouillé de la plus grande partie de ſon autorité, & remplacé par un prince Maure qui, ſous le nom de bey, conduit actuellement les affaires, aſſiſté d’un conſeil plus ſage & plus modéré. Les vexations ſe ſont un peu affaiblies ; on a moins mal cultivé les terres, & les manufactures ont pris quelque accroiſſement. Il n’étoit guère poſſible que les liaiſons avec l’intérieur de l’Afrique augmentâſſent. Elles ſe réduiront toujours à l’échange d’un petit nombre d’objets contre la poudre d’or apportée à travers des ſables & des déſerts immenſes. Mais les relations maritimes ſe ſont étendues. Le Levant a reçu plus de productions, & le commerce avec l’Europe a fait auſſi quelques progrès.

Quoique l’Angleterre, la Hollande, le Danemarck, la Suède, Veniſe, Raguſe & quelquefois la Toſcane entretiennent des conſuls à Tunis, les ventes & les achats de ces nations s’y réduiſent à très-peu de choſe. Les Anglois même n’y en font point. Ils n’y ont un agent que pour aſſurer davantage la tranquillité de leur pavillon, dans la Méditerranée, & pour procurer un débouché de plus aux inſulaires de Minorque. Les François ſeuls remportent ſur tous leurs rivaux réunis ; & cependant ils n’introduiſent annuellement dans les poſſeſſions de la république que pour 2 000 000 livres de marchandiſes. Au profit que ce peuple tire de ſes envois, au profit qu’il tire de ſes retours, toujours plus importans, il faut ajouter le bénéfice que font ſes navigateurs en voiturant dans toutes les échelles du Levant les denrées de la république, en lui portant ce que ces contrées fourniſſent pour ſon approviſionnement. Chacun des nombreux bâtimens occupés à ce cabotage, paie 31 livres 10 ſols pour ſon encrage, & une ſomme égale lorſqu’il met ſa cargaiſon à terre.

Ce qui entre dans l’état ne doit que trois pour cent, s’il vient directement du pays qui le fournit. Mais les productions du Nord ou d’ailleurs qui ont été déposées à Livourne, paient huit pour cent comme celles qui ſont propres à ce port célèbre, onze même ſi elles ſont adreſſées aux Juifs. Le gouvernement s’étoit autrefois réſervé le commerce excluſif des huiles qu’une partie de l’Europe demande pour ſes fabriques de ſavon, & l’Égypte, Alger, Tripoli pour d’autres uſages. Il a renoncé à ce monopole : mais il en fait acheter le ſacrifice par des droits très-conſidérables.

Quoique Tunis ait concentré dans ſes murs une grande partie du commerce, les autres rades de la république, répandues ſur une côte de quatre-vingts lieues, ne laiſſent pas de recevoir quelques bâtimens.

La plus voiſine de Tripoli eſt connue ſous le nom de Sfax. Son fond eſt d’argile. Elle a ſi peu d’eau que les moindres navires ſont obligés de mouiller au loin & d’excéder leurs équipages ou de ſe ruiner en frais de bateaux. Le territoire n’offre point de denrées pour l’exportation : mais il s’eſt établi dans la ville, principalement habitée par les Arabes, des fabriques aſſez importantes.

La rade de Sufa, défendue par trois châteaux dont le plus moderne même tombe en ruine, quoiqu’il ne ſoit pas encore achevé, eſt très-dangereuſe. Les vents d’eſt & de nord-oueſt, qui la traverſent, inquiètent ſans ceſſe les vaiſſeaux, & font quelquefois périr ceux qui n’ont pas eu le tems de ſe réfugier dans la baie de Monoſter. Malgré cet inconvénient, c’eſt la ſeconde place de la république. C’eſt à l’abondance de ſes huiles & de ſes laines qu’elle doit ſon activité.

Tunis eſt ſituée dans des marais infects, au pied ou ſur le penchant d’une colline. Quoique l’air n’y ſoit pas pur ; quoique les eaux y ſoient ſi mauvaiſes qu’il en faille aller chercher de potables à deux ou trois milles, il s’eſt réuni dans ſes murs cent cinquante mille habitans les moins barbares de l’Afrique. Cette ville communique avec la mer par un lac qui ne peut recevoir que des bateaux très-plats nommés ſandals. À la ſuite de ce lac, eſt un canal étroit qui conduit à la Goulette qu’on doit regarder comme la rade de la capitale. Elle eſt immenſe, sûre, d’une égalité peu commune dans ſon fond & dans ſes eaux, ouverte ſeulement au vent du nord-eſt, & fermée par deux chaînes de montagnes que le cap ſon & le cap Zebib terminent au Nord.

Bizerte étoit fort célèbre, lorſque l’état entretenoit un grand nombre de galères. C’étoit de ce port qu’on les expédioit ; c’étoit dans ce port qu’elles rapportoient le fruit de leurs pirateries ſans ceſſe répétées. Peu-à-peu, le canal qui conduiſoit de la rade à la ville, s’eſt rempli de vaſe, & il n’eſt maintenant acceſſible que pour des ſandals. Les bâtimens, même marchands, n’y peuvent plus entrer, & ils ſont réduits à jeter l’ancre dans un mouillage aſſez dangereux.

Port-Farine, ſitué ſur les ruines ou dans le voiſinage de l’ancienne Utique, étoit autrefois & ſeroit encore ſous un autre gouvernement que celui des Maures, un des ports les plus vaſtes, les plus sûrs, les plus commodes de la Méditerranée. Il eſt défendu par quatre forts & fermé par une paſſe étroite, à peine ouverte dans ce moment aux plus petits navires, & qui, ſi l’on continue à la négliger, ſera dans peu tout-à-fait comblée par les ſables que la mer y jette continuellement. C’eſt pourtant l’arſenal & le ſeul aſyle de la marine malitaire, aujourd’hui réduite à trois demi-galères & à cinq chebecks. À quelques milles de cette ville eſt la place qu’occupa Carthage. Les débris d’un grand aqueduc & quelques citernes aſſez bien conſervées : c’eſt tout ce qui reſte d’une cité ſi renommée. Son port même eſt ſi bien anéanti que la mer en eſt éloignée d’une lieue.

Preſqu’à l’embouchure de la Zaine, qui sépare l’état de Tunis de celui d’Alger, eſt l’iſle Galite, couverte de troupeaux & ſur-tout de mules recherchées dans tout le Levant. Ses nombreux habitans ſont tous tiſſerands en laine ou pêcheurs d’éponges. Non loin de cette iſle eſt celle de Tabarque que la famille de Lomellini poſſédoit depuis deux ſiècles, lorſqu’elle en fut dépouillée en 1741. Les Génois tiroient de ce roc aride une grande quantité de très-beau corail.