Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 20

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XX. Avantages que la Hollande retire de ſes iſles pour ſon commerce.

Le domaine des Provinces-Unies, dans le grand archipel de l’Amérique, ne préſente rien de curieux ni d’intéreſſant, au premier coup-d’œil. Des poſſeſſions qui fourniſſent à peine la cargaiſon de ſix à ſept petits bâtimens, ne paroiſſent dignes d’aucune attention. Auſſi l’oubli le plus profond ſeroit-il leur partage, ſi quelques-unes de ces iſles qui ne ſont rien comme agricoles, n’étoient beaucoup comme commerçantes. Nous voulons parler de Saint-Euſtache & de Curaçao.

Le déſir de former des liaiſons interlopes avec les provinces Eſpagnoles du Nouvveau-Monde, décida la conquête de Curaçao. Bientôt on y vit arriver un grand nombre de navires Hollandois. Forts & bien armés, ils étoient montés par des hommes choiſis dont la bravoure étoit ſoutenue d’un vif intérêt. Chacun d’eux avoit dans la cargaiſon une part plus ou moins conſidérable qu’il étoit déterminé à défendre au prix de ſon ſang contre les attaques des garde-côtes.

Les Eſpagnols n’attendoient pas toujours les fraudeurs. Souvent ils venoient eux-mêmes échanger dans un entrepôt conſtamment bien approviſionné leur or, leur argent, leur quinquina, leur cacao, leur tabac, leurs cuirs, leurs beſtiaux, contre des nègres, des toiles, des ſoieries, des étoffes des Indes, des épiceries, du vif-argent, des ouvrages de fer ou d’acier. C’étoit une réciprocité de beſoins, de ſecours, de travaux & de courſes entre deux nations rivales & avides de richeſſes.

L’établiſſement de la compagnie de Caraque & la ſubſtitution des vaiſſeaux de regiſtre aux galions, ont beaucoup ralenti cette communication : mais les liaiſons qu’on a formées avec le ſud de la colonie Françoiſe de Saint-Domingue ont un peu diminué le vuide. Tout le ranime, lorſque les deux couronnes ſont précipitées par leur ambition ou par l’ambition de leurs rivaux dans les horreurs des guerres. En pleine paix même, la république reçoit tous les ans de Curaçao une douzaine de navires chargés d’un ſucre, d’un café, d’un coton, d’un indigo, d’un tabac & de cuirs qu’un ſol étranger a vu croître.

Tout ce qui entre à Curaçao paie indifféremment un pour cent pour le droit du port. Les marchandiſes expédiées de Hollande ne ſont jamais taxées davantage. Celles qui viennent des autres ports de l’Europe, paient de plus neuf pour cent. Le café étranger eſt aſſujetti au même droit en faveur de celui de Surinam. Les autres denrées d’Amérique ne doivent que trois pour cent, mais avec l’obligation d’être portées directement dans quelqu’une des rades de la république.

Saint-Euſtache étoit aſſujetti autrefois aux mêmes impoſitions que Curaçao ; & cependant il fit la plus grande partie du commerce de la Guadeloupe & de la Martinique, tout le tems que ces établiſſemens François furent aſſervis au joug odieux du monopole. Cette action diminua à meſure que le peuple propriétaire de ces iſles ſe formoit aux bons principes, qu’il étendoit ſa navigation. Le port franc de Saint-Thomas enlevoit même aux Hollandois le peu qui leur étoit reſté d’affaires, lorſqu’on prit enfin en 1756, le parti d’anéantir la plupart des droits établis. Depuis ce changement néceſſaire, Saint-Euſtache eſt, durant les diviſions des miniſtères de Londres & de Verſailles, l’entrepôt de preſque toutes les denrées des colonies Françoiſes du Vent, le magaſin général de leur approviſionnement. Mais les ſujets des Provinces-Unies n’entretiennent pas ſeuls ce grand mouvement.

L’anglois & le François ſe réuniſſent dans la rade de cette iſle pour y conclure, à l’abri de ſa neutralité, des marchés très-importans. Un paſſe-port qui coûts moins de trois cens l. couvre ces liaiſons. Il eſt accordé ſans qu’on s’informe quel pays a vu naître celui qui le demande. De cette grande liberté naiſſent des opérations ſans nombre & d’une combinaiſon ſingulière. C’eſt ainſi que le commerce a trouvé l’art d’endormir & de tromper la diſcorde.

La fin des hoſtilités ne fait pas rentrer dans le néant Saint-Euſtache. Il envoie encore tous les ans aux Provinces-Unies vingt-cinq ou trente bâtimens chargés des productions des iſles Eſpagnoles, Danoiſes & ſur-tout Françoiſes, qu’il paie avec les marchandiſes des deux hémiſphères ou en lettres-de-change ſur l’Europe.

Tant d’opérations ont réuni à Saint-Euſtache ſix mille blancs de diverſes nations, cinq cens nègres ou mulâtres libres & huit mille eſclaves. Un gouverneur, aidé d’un conſeil ſans lequel rien d’important ne peut être décidé, régit, ſous l’autorité de la compagnie des Indes Occidentales, ce ſingulier établiſſement, ainſi que ceux de Saba & de Saint-Martin. Il fait ſa réſidence auprès d’un mouillage très-dangereux, & le ſeul cependant de l’iſle où les navires puiſſent débarquer, puiſſent recevoir leurs cargaiſons. Cette mauvaiſe rade eſt protégée par un petit fort & par une garniſon de cinquante hommes. Si elle étoit défendue avec vigueur & intelligence, l’ennemi le plus audacieux y tenteroit vraiſemblablement ſans ſuccès une deſcente. Fût-elle opérée, l’aſſaillant auroit encore des difficultés preſque inſurmontables à vaincre pour gravir de la ville baſſe où ſont les magaſins à la ville haute où ſe réunit, durant la nuit, la population entière.

Cependant le Hollandois, également inventif dans le moyens de faire tourner à ſon avantage le bien & le mal d’autrui, n’eſt pas uniquement réduit, dans le Nouveau-Monde, aux profits paſſagers d’un commerce précaire. La république poſſède & cultive, dans le continent, un grand terrein dans le pays connu ſous le nom de Guyane.