Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 21

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XXI. Conſidérations phyſiques ſur la Guyane.

C’eſt une vaſte contrée, baignée à l’eſt par la mer, au ſud par l’Amazone, au nord par l’Orénoque, & à l’oueſt par Rio-Negro qui joint ces deux fleuves les plus grands de l’Amérique Méridionale.

Cette iſle[sic] ſingulière offre trois particularités remarquables. Les différentes eſpèces de terre n’y ſont pas rangées, comme ailleurs, par couches, mais mêlées au haſard, ſans aucun ordre. Dans les collines correſpondantes, les angles ſaillans des unes ne répondent pas aux angles rentrans des autres. Les corps qu’on a pris généralement pour des cailloux ne ſont que des morceaux de lave qui commencent à ſe décompoſer.

Il ſuit de ces obſervations, qu’il eſt arrivé des révolutions dans cette partie du globe & qu’elles ont été l’ouvrage des feux ſouterreins, aujourd’hui éteints : que l’ambrâſement a été général ; car on voit par-tout des maſſes remplies de ſcories de fer, & l’on ne trouve nulle part des pierres calcaires, qui vraiſemblablement auront été toutes calcinées : que l’exploſion a dû être très-conſidérable & a produit un grand affaiſſement, puiſqu’on ne rencontre ailleurs des volcans que ſur les plus hautes montagnes, & que le ſeul dont on ait aperçu l’entonnoir dans ces régions, n’a guère que cent pieds d’élévation au-deſſus du niveau de la mer.

À l’époque de ces grands accidens de la nature, tout aura été bouleversé. Les campagnes ſeront reſtées entièrement découvertes, alternativement exposées à l’action des torrens de pluie, à l’action d’une chaleur exceſſive. Dans cet état d’altération, il ſe ſera écoulé bien des ſiècles, avant que le ſol ſoit redevenu propre à nourrir des plantes & ſucceſſivement des arbres. On riſqueroit cependant de s’égarer, en éloignant exceſſivement la révolution. Le peu de terre végétale qu’on trouve dans la Guyane, quoique la décompoſition des arbres y en forme continuellement, dépoſeroit d’une manière victorieuſe contre une antiquité fort réculée.

Dans l’intérieur du pays, le ſol eſt donc & ſera long-tems ingrat. Les terres hautes, c’eſt-à-dire celles qui ne ſont pas ſubmergées ou marécageuſes, ne ſont le plus ſouvent qu’un mélange confus de glaiſe & de craie, où ne peuvent croître que le manioc, les ignames, les patates, quelques autres plantes qui ne pivotent pas : encore pourriſſent-elles trop communément, dans la ſaiſon des grandes pluies, parce que les eaux ne peuvent pas filtrer. Dans les terres même qu’on eſt réduit à regarder comme bonnes, les cafiers, les cacaotiers, les cotonniers, tous les arbres utiles n’ont qu’une durée fort courte & inſuffiſante pour récompenſer les travaux du cultivateur. Tel eſt, preſque ſans exception, l’intérieur de la Guyane.

Ses rives préſentent un autre ſpectacle. Les nombreuſes rivières qui, de ce vaſte eſpace, ſe précipitent dans l’océan, dépoſent ſans ceſſe ſur leurs bords & ſur la côte entière une multitude prodigieuſe de graines qui germent dans la vaſe & produiſent en moins de dix ans des arbres de haute-futaie, connus ſous le nom de palétuviers. Ces grands végétaux, que de profondes racines attachent à leur baſe, occupent tout l’eſpace où le flux ſe fait ſentir. Ils y forment de vaſtes forêts couvertes de quatre ou cinq pieds d’eau durant le flot, & après qu’il s’eſt retiré, d’une vaſe molle & inacceſſible.

Sur la côte, ce ſpectacle unique, peut-être dans le globe, varie toutes les années. Dans les endroits où les courans jettent & accumulent des ſables, le palétuvier périt très-rapidement, & les forêts emportées par les ondes diſparoiſſent. Ces révolutions ſont moins fréquentes aux bords des rivières, où les ſables entraînés des montagnes durant les orages, ſont pouſſés au large par la rapidité des eaux.

Les révolutions ſont les mêmes ſur la côte de quatre cens lieues qui s’étend depuis l’Amazone juſqu’à l’Orénoque. Par-tout ſe préſente ſur le rivage, un rideau de palétuviers, alternativement détruit & renouvelé par la vaſe & par le ſable. Derrière ce rideau, à quatre ou cinq cens pas, ſont des ſavanes noyées par les eaux pluviales qui n’ont point d’écoulement ; & ces ſavanes ſe prolongent toujours latéralement au rivage, dans une profondeur plus ou moins conſidérable, ſelon l’éloignement ou le rapprochement des montagnes.

Depuis l’origine des choſes, ces immenſes marais n’étoient peuplés que de reptiles. Le génie de l’homme, vainqueur d’une nature ingrate & rebelle a changé leur deſtination primitive. C’eſt au milieu de ces eaux croupiſſantes, infectes & bourbeuſes que la liberté a formé trois établiſſemens utiles, dont Surinam eſt le principal.