Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 24

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XXIV. État actuel de la colonie de Surinam & l’étendue de ſes dettes.

Avec ces ſecours, il s’eſt formé ſur les bords du Surinam, du Commawine, des rivières de Cottica & de Perſoa quatre cens trente plantations. En 1775, elles donnèrent vingt-quatre millions trois cens vingt mille livres peſant de ſucre brut, qui en Hollande furent vendues 8 333 400 livres ; quinze millions trois cens quatre-vingt-ſept mille livres peſant de café, qui furent vendues 8 580 934 livres ; neuf cens ſoixante-dix mille livres peſant de coton, qui furent vendues 2 372 255 livres ; ſept cens quatre-vingt-dix mille huit cens cinquante-quatre livres peſant de cacao, qui furent vendues 616 370 livres ; cent cinquante-deux mille huit cens quarante-quatre livres peſant de bois de couleur qui furent vendues 14 788 liv. Ces productions qui réunies rendirent 19 917 747 livres furent portées dans les rades de la république par ſoixante-dix navires. Le nombre de ces bâtimens ſe ſeroit accru, ſi les cinq cens ſoixante mille gallons de ſirop, ſi les cent ſoixante-ſix mille gallons de auſſi livrés à l’Amérique Septentrionale avoient pris la route de l’Europe. Il augmentera, ſi le tabac, dont on a commencé à s’occuper, a le ſuccès qu’on en eſpère.

Les travaux réunis de cet établiſſement occupoient en 1775 ſoixante mille eſclaves de tout âge & de tout ſexe. Ils obéiſſoient à deux mille huit cens vingt-quatre maîtres, ſans compter les femmes & les enfans. Les blancs étoient de divers pays, de ſectes diverſes. Tels ſont les progrès de l’eſprit de commerce, qu’il fait taire tous les préjugés de nation ou de religion devant l’intérêt général qui doit lier les hommes. Qu’eſt-ce que ces vaines dénominations de Juifs & de Chrétiens, de François ou de Hollandois ? Malheureux habitans d’une terre ſi pénible à cultiver, n’êtes-vous pas frères ? Pourquoi donc vous chaſſer d’un monde où vous n’avez qu’un jour à vivre ? Et quelle vie encore que celle dont vous avez la folle cruauté de vous diſputer la jouiſſance ! Tous les élémens, le ciel & la terre, n’ont ils pas aſſez fait contre vous, ſans ajouter à tous les fléaux dont la nature vous environne, l’abus du peu de ſorte qu’elle vous laiſſe pour y réſiſter ?

Paramabiro, chef-lieu de la colonie, eſt une petite ville agréablement ſituée. Les maiſons y ſont jolies & commodes, quoique conſtruites ſeulement de bois ſur des briques apportées d’Europe. Son port éloigné de cinq lieues de la mer, laiſſe peu de choſe à déſirer. Il reçoit tous les navires expédiés de la métropole pour l’extraction des denrées.

La ſociété à laquelle appartient ce grand établiſſement, eſt chargée des dépenſes publiques. Le ſouverain l’a miſe en état de remplir cette obligation, en lui permettant de lever quelques taxes qu’on ne peut augmenter ſans le conſentement de l’état & des habitans. Une capitation de cent ſols ſur tout adulte libre ou eſclave, & de ſoixante ſur chaque enfant, étoit autrefois la plus forte de ces contributions. En 1776, elle a été convertie en une autre moins aviliſſante de ſix pour cent ſur les productions du pays, ſur les bénéfices du commerce, ſur les gages des différens emplois. Cependant on n’a pas diſcontinué de payer deux & demi pour cent ſur les denrées qui ſortoient de la colonie, un & demi pour cent pour celles qui y entroient. Ces impôts réunis ſuffiſent à peine pour le grand objet auquel ils ſont deſtinés ; & rarement reſte-t-il quelque bénéfice pour la ſociété.

Indépendamment des taxes levées pour la compagnie, il en eſt une aſſez conſidérable ſur les productions de la colonie que les citoyens ſont convenus d’établir eux-mêmes pour leurs différens beſoins, & ſpécialement pour la ſolde de trois cens nègres affranchis deſtinés à garantir les cultures des incurſions des nègres fugitifs.

Malgré tant d’impoſitions, malgré l’obligation de payer l’intérêt de 77 000 000 liv. la colonie étoit floriſſante dans le tems où ſes productions avoient un débit sûr & avantageux. Mais lorſque le café a perdu dans le commerce la moitié de ſon ancien prix, tout eſt tombé dans un déſordre extrême. Le débiteur devenu inſolvable, s’eſt vu chaſſer de ſa plantation. Le créancier, même le plus impitoyable, n’a pas retrouvé ſes capitaux. L’un & l’autre ont été ruinés. Les cœurs ſont encore aigris, les eſprits ſont abattus ; & il eſt difficile de prévoir à quelle époque renaîtront la concorde & l’activité. Voyons quel a été, dans cette fatale criſe, le ſort de Berbiche.