Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 23

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XXIII. Quels ont été les principes des proſpérités de la colonie de Surinam ?

Après tant d’événemens fâcheux, la colonie s’eſt trouvée plus floriſſante qu’on n’auroit pu l’eſpérer. Les cauſes de cette ſurprenante proſpérité doivent être curieuſes & intéreſſantes.

Les premiers Européens qui ſe fixèrent ſur cette région barbare, établirent d’abord leurs cultures ſur des hauteurs qui ſe trouvèrent généralement ſtériles. On ne tarda pas à ſoupçonner que les ſels en avoient été détachés par les torrens, & que c’étoit de ces couches ſucceſſives d’un excellent limon qu’avoient été composées les terres baſſes. Quelques expériences heureuſes confirmèrent cette conjecture judicieuſe, & l’on réſolut de mettre à profit une ſi grande découverte. La choſe n’étoit pas aisée ; mais la paſſion du ſuccès ſurmonta tous les obſtacles.

Ces vaſtes plaines ſont inondées par les fleuves qui les arroſent, mais ne le ſont pas toute l’année. Dans la ſaiſon même des débordemens, les eaux ne s’y répandent que peu avant, que peu après la pleine mer. Pendant le reflux, les rivières ſe retirent inſenſiblement, & ſe trouvent ſouvent au moment de la baſſe mer pluſieurs pieds au-deſſous du ſol qu’elles couvroient ſix heures auparavant.

C’eſt lorſque les pluies ne ſont pas abondantes, & que les rivières ſont baſſes, qu’il faut s’occuper des deſſéchemens. Cette ſaiſon commence en août & finit avec le mois de décembre. Durant ce période, l’eſpace qui doit être mis à l’abri des inondations, eſt enveloppé d’une digue ſuffiſante pour repouſſer les eaux. Il eſt rare qu’on lui donne plus de trois pieds d’élévation, parce qu’il n’eſt pas ordinaire qu’on choiſiſſe un terrein ſubmergé de plus de deux pieds pour établir une plantation.

À un des coins de la digue, formée avec la terre du foſſé qu’on creuſe, eſt une machine hydraulique entièrement ouverte d’un côté, taillée de l’autre en bec de flûte, & garnie d’une porte que l’impulſion des eaux ouvre de bas en haut, & qui retombe par ſon propre poids. Lorſque le mouvement de l’océan fait enfler les ondes, les rivières pèſent ſur cette porte, & la ferment de manière que les eaux extérieures n’y ſauroient entrer. Lorſqu’au contraire les rivières ſont baſſes, les eaux intérieures & pluviales, s’il y en a, la ſoulèvent & s’écoulent facilement.

Dans l’intérieur de la digue, ſont pratiquées de diſtance en diſtance, quelques foibles rigoles. Elles aboutiſſent toutes à un foſſé, qui entoure la plantation. Cette précaution ſert à exhauſſer le fol, & à lui ôter la ſurabondance d’humidité qui pourroit lui reſter.

Les travaux d’un an doivent ſuffire pour envelopper le terrein qu’on a choiſi. Il eſt défriché dans la ſeconde année, & pourroit être cultivé au commencement de la troiſième, s’il n’étoit abſolument néceſſaire de le laiſſer aſſez long-tems exposé à l’influence de l’eau douce pour atténuer l’action des ſels marins. Cette obligation éloigne plus qu’on ne voudroit les récoltes : mais l’abondance dédommage du retard.

Le cafier généralement placé ſur des côteaux dans les autres colonies, laiſſe plutôt ou plus tard un vuide qui ne peut être rempli, ni par un nouveau cafier, ni par aucune autre plante, parce que les orages ont ſucceſſivement dépouillé ce ſol de tout ce qui le rendoit fertile. Il n’en eſt pas ainſi à Surinam. Cet arbre précieux n’y conſerve, il eſt vrai, ſa vigueur qu’environ vingt ans : mais de jeunes plants mis dans l’intervalle des anciens, & deſtinés à les remplacer, empêchent le cultivateur de ſe reſſentir de cette décadence prématurée. De-là vient qu’il n’y a jamais d’interruption dans les récoltes. Elles ſont même plus abondantes que dans les autres établiſſemens.

La diſpoſition d’une ſucrerie dans ces ſinguliers marais, a cela de particulier, que le terrein eſt coupé par pluſieurs petits canaux deſtinés au tranſport des cannes. Ils aboutiſſent tous au grand canal qui, par une de ſes iſſues, reçoit les eaux lorſqu’elles montent, & par l’autre fait tourner un moulin lorſqu’elles baiſſent. Dans ces plantations, la première production n’eſt pas de bonne qualité : mais le tems lui donne, ou peu s’en faut, ce qui lui manquoit de perfection. On peut attendre moins impatiemment ce ſuccès dans une région où les cannes à leur cinquième, à leur ſixième rejeton donnent autant de ſucre qu’on en obtient ailleurs des cannes nouvellement plantées. Un des principes de cette fécondité doit être la facilité qu’ont les colons d’entourer d’eau leurs habitations, durant la ſaiſon sèche. L’humidité habituelle que cette méthode entretient dans les terres, paroît préférable aux arroſemens qu’on pratique avec de grands frais ailleurs, & que même on ne peut pas ſe procurer par-tout.

Depuis que les Hollandois ont réuſſi à dompter l’océan dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien, leurs cultures ont proſpéré. Ils les ont pouſſées à vingt lieues de la mer, & donné à leurs plantations un agrément & des commodités qu’on n’aperçoit pas dans les poſſeſſions Angloiſes ou Françoiſes les plus floriſſantes. Ce ſont partout des bâtimens ſpacieux & bien diſposés, des terraſſes parfaitement alignées, des potagers d’une propreté exquiſe, des vergers délicieux, des allées plantées avec ſymétrie. On ne voit pas ſans émotion tant de merveilles opérées en moins d’un ſiècle dans des bourbiers originairement dégoûtans & mal-ſains. Mais une raiſon sévère vient tempérer l’excès de l’enchantement. Les capitaux occupés par ces ſuperfluités, ſeroient plus ſagement employés à la multiplication des productions vénales.

Un des moyens qui ont le plus encouragé les travaux & l’eſpèce de luxe qu’on s’eſt permis, a été la facilité extrême que les colons ont trouvée à ſe procurer des fonds. Ils ont obtenu à cinq ou ſix pour cent tout l’argent qu’ils pouvoient employer : mais ſous la condition formelle que leurs plantations reſteroient hypothéquées à leur créancier ; & que juſqu’à ce qu’on l’eut entièrement payé, ils ſeroient obligés de lui livrer la totalité de leurs productions au prix courant de la colonie.