Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 27

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XXVII. Déſordres qui règnent dans les colonies Hollandoiſes.

Tel eſt l’état des trois colonies, que les Hollandois ont ſucceſſivement formées dans la Guyane. Il eſt déplorable, & le ſera long-tems, peut-être toujours, à moins que le gouvernement ne trouve dans ſa ſageſſe, dans ſa généroſité ou dans ſon courage un expédient pour décharger les cultivateurs du poids accablant des dettes qu’ils ont contractées.

Ce ſont les gouvernemens qui, dans les tems modernes, ont donné l’exemple des emprunts. La facilité d’en obtenir, à un intérêt plus ou moins onéreux, les a preſque tous engagés ou ſoutenus dans des guerres que leurs facultés naturelles ne comportoient pas. Cette manie a gagné les villes, les provinces, les différens corps. Les grandes compagnies de commerce ont encore beaucoup étendu cet uſage, & il eſt devenu enſuite très-familier aux hommes audacieux que leur caractère pouſſoit aux entrepriſes extraordinaires.

Les Hollandois qui, dans la proportion de leur territoire ou de leur population, avoient plus accumulé de métaux qu’aucun autre peuple, & qui n’en trouvoient pas l’emploi dans leur induſtrie toute étendue qu’elle étoit, ont cherché à les placer utilement dans les fonds publics de toutes les nations, & même dans les ſpéculations des particuliers. Leur argent a ſur-tout ſervi à défricher en Amérique quelques colonies étrangères & les leurs principalement. Mais la précaution qu’ils avoient eue de ſe faire hypothéquer les plantations de leurs débiteurs n’a pas produit l’effet qu’ils en attendoient. On ne leur a plus remboursé les capitaux, on ne leur a même plus payé les intérêts, lorſque les denrées de ces établiſſemens ont perdu de leur ancien prix. Les contracts paſſés avec des cultivateurs devenus indigens ſont tombés cinquante, ſoixante, quatre-vingt pour cent au-deſſous de leur valeur primitive.

C’eſt un déſordre tout-à-fait ruineux. Inutilement on examineroit s’il faut l’attribuer à l’avidité des négocians fixés à Amſterdam, ou à l’inertie, aux folles dépenſes des colons tranſplantés au-delà des mers. Ces diſcuſſions ne diminueroient pas le mal. Il faut laiſſer aux oiſifs les queſtions oiſeuſes. Qu’ils écrivent, qu’ils diſputent. Si cela n’eſt pas fort utile, cela n’eſt pas fort nuiſible. Mais ce ne ſont pas des diſcours, c’eſt de l’action qu’il faut dans un incendie. Tandis qu’on perdroit ſon tems à examiner quelle a été la cauſe, quels ont été les ravages, & quels ſont les progrès du feu, l’édifice ſeroit réduit en cendres. Un ſoin preſſant doit occuper les états-généraux. Qu’ils tirent la vaſte contrée ſoumiſe à la Hollande, depuis la rivière de Poumaron juſqu’à celle de Marony, de l’inquiétude qui l’engourdit, de la misère qui l’accable, & qu’ils lèvent enſuite les autres obſtacles qui s’oppoſent ſi opiniâtrement à ſes progrès.

Celui qui vient du climat paroît le plus difficile à ſurmonter. Dans cette région, l’année eſt partagée entre des pluies continuelles & des chaleurs exceſſives. Il faut diſputer ſans interruption à des reptiles dégoûtans des récoltes achetées par les travaux les plus aſſidus. On eſt exposé à périr dans les langueurs de l’hydropiſie ou dans des fièvres de toute eſpèce. L’autorité n’a point de force contre ces fléaux de la nature. Le remède, s’il y en a un, ſera l’ouvrage du tems, de la population, des défrichemens.

Ce que les loix peuvent, ce qu’elles doivent, c’eſt de retrait au corps de la république des poſſeſſions abandonées comme au haſard à des aſſociations particulières qui s’occupent peu ou mal de toutes les parties de l’adminiſtration dans les pays ſoumis à leur monopole. Les empires ſe ſont tous convaincus, un peu plutôt, un peu plus tard, de l’inconvénient de laiſſer les provinces qu’ils ont envahies, dans l’autre hémiſphère, à des compagnies privilégiées, dont les intérêts s’accordoient rarement avec l’intérêt public. Ils ont enfin compris que la diſtance ne changeoit point la nature du pacte exprès ou tacite entre le miniſtère & les ſujets ; que quand les ſujets ont dit, nous obéirons, nous ſervirons, nous contribuerons à la formation & à l’entretien de la force publique, & que le miniſtère a répondu, nous vous protégerons au-dedans par la police & par les loix, au-dehors par les négociations & par les armes, ces conditions devoient également s’accomplir de part & d’autre, de la rive d’un fleuve à la rive opposée, du rivage d’une mer à l’autre rivage ; que la protection ſtipulée venant à ceſſer, l’obéiſſance & les ſecours promis étoient ſuſpendus de droit ; que ſi les ſecours étoient exigés, lorſque la protection ceſſoit, l’adminiſtration dégénéroit en brigandage tyrannique ; qu’on étoit diſpensé du ſerment de fidélité envers elle, qu’on étoit libre de s’affranchir d’un mauvais maître & de s’en donner un autre ; qu’on rentroit dans l’état de liberté abſolue, & qu’on recouvroit la prérogative d’inſtituer telle ſorte de gouvernement qu’on jugeroit le plus convenable. D’où ils ont conclu que leurs ſujets du Nouveau-Monde avoient autant de droit que ceux de l’ancien à ne dépendre que du gouvernement, & que leurs colonies ſeroient plus floriſſantes ſous la protection immédiate de l’état que ſous une protection intermédiaire. Le ſuccès a généralement démontré la ſolidité de ces vues. On ne voit que les Provinces-Unies qui ſoient reſtées fidèles à leur premier plan. Cet aveuglement ne ſauroit durer. Lorſqu’il ſera diſſipé, la révolution ſe fera ſans ſecouſſe, parce qu’aucun des corps qu’il faut anéantir n’a intérêt à la traverſer : elle ſe fera même ſans embarras, parce qu’aucun de ces corps n’a un ſeul navire, ne fait le moindre commerce. Alors les poſſeſſions Hollandoiſes de la Guyane formeront un tout capable de quelque réſiſtance.

Dans l’état actuel des choſes, Berbiche & Eſſequebo repouſſeroient à peine un corſaire entreprenant, & ſeroient obligés de capituler à l’approche de la plus foible eſcadre. La partie orientale que ſon importance expoſe davantage à l’invaſion, eſt mieux défendue. L’entrée de la rivière de Surinam eſt aſſez difficile à cauſe de ſes bancs de ſable. Cependant les bâtimens qui ne tirent pas plus de vingt pieds d’eau, peuvent y entrer lorſque la mer eſt haute. À deux lieues de l’embouchure, le Commawine ſe jette dans le Surinam. C’eſt à cette jonction que les Hollandois ont établi leur défenſe. Ils y ont placé une batterie ſur le Surinam, une autre batterie ſur la rive droite du Commawine, & une citadelle appelée Amſterdam, à la rive gauche. Ces ouvrages forment un triangle, dont les feux qui ſe croiſent ont le double objet d’empêcher que les vaiſſeaux n’aillent plus avant dans l’une des deux rivières & ne puiſſent entrer dans l’autre. La fortereſſe, ſituée au milieu d’un petit marais, n’eſt abordable que par une chauſſée étroite, où l’artillerie écarte toute approche. Elle n’a beſoin que d’une garniſon de huit ou neuf cens hommes. Flanquée de quatre baſtions, entourée d’un rempart de terre, d’un large foſſé plein d’eau, d’un bon chemin couvert, elle n’a d’ailleurs, ni poudrière, ni magaſin voûté, ni aucune eſpèce de caſemates. Trois lieues plus haut, on trouve ſur le Surinam une batterie fermée, deſtinée à couvrir le port & la ville de Paramabiro. On la nomme Zelandia. Une pareille batterie, qu’on appelle Sommeſwelt, couvre la Commawine, à une diſtance à-peu-près égale. La colonie a pour défenſeurs ſes milices, douze cens hommes de troupes réglées & deux compagnies d’artillerie.

Réuniſſez à cet établiſſement les deux autres ; faites un enſemble de ces territoires divisés, & ils ſe prêteront mutuellement quelque appui. La république elle-même, accoutumée à porter un œil vigilant ſur un domaine devenu plus ſpécialement le ſien, le couvrira de toute ſa puiſſance. Ses forces de terre & de mer ſeront employées à le garantir des dangers qui pourroient le menacer du côté de l’Europe, à le délivrer des inquiétudes qui, dans le continent même, l’agitent ſans celle.

Les Hollandois exercent dans la Guyane contre les noirs des cruautés inconnues dans les iſles. La facilité de la défection ſur un pays immenſe a donné lieu vraiſemblablement à cet excès de barbarie. Sur le plus léger ſoupçon, un maître fait mourir ſon eſclave en préſence de tous les autres, mais avec la précaution d’écarter les blancs, qui ſeuls pourroient dépoſer en juſtice contre cette uſurpation de l’autorité publique.

Ces atrocités ont pouſſé ſucceſſivement dans les forêts une multitude conſidérable de ces déplorables victimes d’une avarice infâme. On leur a fait une guerre vive & ſanglante ſans parvenir à les détruire. Il a fallu enfin reconnoître leur indépendance ; & depuis ces traités remarquables, ils ont formé pluſieurs hameaux, où ils cultivent allez paiſiblement les denrées de néceſſité première ſur les derrières de la colonie.

D’autres nous ont quitté leurs ateliers. Ces fugitifs, toujours errans, tombent inopinément tantôt ſur une frontière, & tantôt ſur une autre, pour piller des ſubſiſtances, pour ruiner les plantations de leurs anciens tyrans. En vain les troupes ſont dans une activité continuelle pour contenir ou pour ſurprendre un ennemi ſi dangereux. Des avis ſecrets le mettent à l’abri de tous les pièges, & dirigent ſes incurſions vers les lieux ſans défenſe.

Il me ſemble voir ce peuple eſclave de l’Égypte qui, réfugié dans les déſerts de l’Arabie, erra quarante ans, tâta tous les peuples voiſins, les harcela, les entama tour-à-tour ; & par de légères & fréquentes incurſions, prépara l’invaſion de la Paleſtine. Si la nature forme par haſard une grande âme dans un corps d’ébène, une tête forte ſous la toiſon d’un nègre ; ſi quelque Européen aſpire à la gloire d’être le vengeur des nations foulées depuis deux ſiècles ; ſi même un miſſionnaire fait employer à propos l’aſcendant continuel & progreſſif de l’opinion contre l’empire variable & paſſager de la force… faut-il que la barbarie de notre police Européenne inſpire des vœux de ſang & de ruine à l’homme juſte & humain qui médite les moyens d’aſſurer la paix & le bonheur de tous les hommes ?

La république préviendra la ſubverſion de ſes établiſſemens, en donnant un frein ſalutaire aux caprices & aux fureurs de ſes ſujets. Elle prendra auſſi des meſures efficaces pour faire arriver dans ſes rades le fruit de leurs travaux qui, juſqu’à nos jours, en a été trop ſouvent détourné.

Les plus grands propriétaires de la Guyane Hollandoiſe vivent en Europe. On ne voit guère dans la colonie que les agens de ces hommes riches, ou ceux auxquels la médiocrité de leur fortune ne permet pas de confier à des mains étrangères le ſoin de leurs plantations. Les conſommations de pareils habitans ne peuvent qu’être extrêmement bornées. Auſſi les navigateurs de la métropole qui vent chercher les productions cultivées dans cette partie du Nouveau-Monde, n’y portent-ils que des choſes du premier beſoin, rarement & peu d’objets de luxe. Encore les négocians Hollandois ſont-ils réduits à partager cet approviſionnement, tout foible qu’il eſt, avec les Anglois de l’Amérique Septentrionale.

Ces étrangers ne furent d’abord reçus que parce qu’on ne pouvoit pas se passer de leurs chevaux. La difficulté d’en élever & peut-être d’autres causes, ont perpétué cette liberté. Les chevaux servent tellement de passe-port aux hommes, qu’un bâtiment qui n’en apporteroit pas un nombre proportionné à sa grandeur, n’entreroit pas dans les ports. Mais s’ils viennent à périr dans la traversée, il suffit qu’on en montre les têtes, pour être admis à vendre toute espèce de commestible. Une loi défend de donner à ces navigateurs autre chose en paiement que des sirops & des eaux-de-vie de sucre : elle est peu respectée. Les nouveaux Anglois, avec le droit qu’ils ont usurpé d’importer tout ce qu’ils veulent, exportent les denrées les plus précieuses de la colonie, & se font encore livrer de l’argent, ou des lettres-de-change sur l’Europe. Tel est le droit de la force, dont les peuples républicains usent, non-seulement avec les autres nations, mais entre eux. Les Anglois agissent à-peu-près avec les Hollandois, comme firent les Athéniens à l’égard des Meliens. De tout tems, le plus foible cède au plus fort, disoit Athènes aux Insulaires de Melos : nous n’avons pas fait cette loi ; elle est aussi vieille que le monde & durera autant que lui. Cette même raiſon, qui ſied ſi bien à l’injuſtice, fit qu’Athènes fut à ſon tour ſubjuguée par Lacédémone, & détruite par les Romains.