Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 28

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XXVIII. Les pertes que font les Hollandois doivent rendre la république très-attentive ſur ſes poſſeſſions d’Amérique.

Les Provinces-Unies n’ont pas donné à leurs poſſeſſions de l’autre hémiſphère l’attention qu’elles méritoient, quoique les brèches que recevoit coup ſur coup leur fortune fuſſent bien propres à leur ouvrir les yeux. Si le tourbillon de ſa proſpérité n’eut aveuglé la république, elle auroit aperçu dans la perte du Bréſil les premières ſources de ſa décadence. Dépouillée de cette vaſte poſſeſſion, qui, dans ſes mains, pouvoit devenir la première colonie de l’univers, qui devoit couvrir le vice ou la petiteſſe de ſon territoire d’Europe, elle ſe vit réduite à n’être que ce qu’elle étoit avant cette conquête, le facteur des nations. Alors ſe forma dans la maſſe de ſes richeſſes réelles, un vuide que rien n’a rempli depuis.

Les ſuites de l’acte de navigation que fit l’Angleterre, ne furent pas moins funeſtes à la Hollande. Dès-lors, cette iſle ceſſant d’être tributaire du commerce de la république, devint ſa rivale ; & bientôt acquit ſur elle une ſupériorité décidée en Afrique, en Aſie, en Amérique.

Si les autres nations avoient adopté la politique Angloiſe, la Hollande touchoit au terme de ſa ruine. Heureuſement pour elle, les rois ne connurent pas, ou ne voulurent pas aſſez la proſpérité de leurs peuples. Cependant, à meſure que les lumières ont pénétré dans les eſprits, chaque gouvernement a tenté d’entreprendre le commerce qui lui étoit propre. Tous les pas qu’on a faits dans cette carrière ont reſſerré l’eſſor de la Hollande. La marche actuelle fait préſumer que chaque peuple aura tôt ou tard une navigation relative à la nature de ſon territoire, à l’étendue de ſon induſtrie. À cette époque, où tout ſemble entraîner le deſtin des nations, le Hollandois, qui a dû ſa fortune autant à l’indolence & à l’ignorance de ſes voiſins, qu’à ſon économie, à ſon expérience, ſe trouvera réduit à ſa pauvreté naturelle.

Il n’appartient pas ſans doute à la prévoyance humaine d’empêcher cette révolution : mais il ne falloit pas la précipiter, comme l’a fait la république, en cherchant à jouer un rôle principal, dans les troubles qui ont ſi ſouvent agité l’Europe. La politique intéreſſée de notre ſiècle lui auroit pardonné les guerres qu’elle a entrepriſes ou ſoutenues pour l’utilité de ſon commerce. Mais comment approuver celles ou ſon ambition démeſurée, & des inquiétudes mal fondées ont pu l’engager ? Il a fallu qu’elle recourût à des emprunts exceſſifs. Si l’on réunit les dettes séparément contractées par la généralité, par les provinces, par les villes, dettes également publiques ; on trouvera qu’elles s’élèvent à deux milliards, dont l’intérêt, quoique réduit à deux & demi pour cent, a prodigieuſement augmenté la maſſe des impôts.

D’autres examineront peut-être ſi ces taxes ont été judicieuſement placées, ſi elles ſont perçues avec l’économie convenable. Il ſuffit ici d’obſerver que leur effet a été de renchérir ſi fort les denrées de premier beſoin, & par conséquent la main-d’œuvre, que l’induſtrie nationale en a ſouffert la plus rude atteinte. Les manufactures de laine, de ſoie, d’or & d’argent, une foule d’autres ont ſuccombé, après avoir lutté long-tems contre la progreſſion de l’impôt & de la cherté. Quand l’équinoxe du printems amène à la fois les hautes marées & la fonte des neiges, un pays eſt inondé par le débordement des fleuves. Dès que la multitude des impôts fait hauſſer le prix des vivres, l’ouvrier qui paie davantage ſes conſommations, ſans gagner plus de ſalaire, déſerte les fabriques & les ateliers. La Hollande n’a ſauvé du naufrage que celles de ſes manufactures qui n’ont pas été exposées à la concurrence des autres nations.

L’agriculture de la république, s’il eſt permis d’appeler de ce nom la pêche du hareng, n’a guère moins ſouffert. Cette pêche, qu’on appela long-tems la mine d’or de l’état, à cauſe de la quantité d’hommes qu’elle faiſoit vivre, que même elle enrichiſſoit, a non ſeulement diminué de la moitié ; mais ſes bénéfices, de même que ceux de la pêche de la baleine, ſe ſont réduits peu à peu à rien. Auſſi, n’eſt-ce point avec de l’argent que ceux qui ſoutiennent ces deux pêches, forment les intérêts qu’ils y prennent. Il n’y a d’aſſociés que les négocians qui fourniſſent les vaiſſeaux, les agrêts, les uſtenſiles, les approviſionnemens. Leur profit ne conſiſte guère que dans la vente de ces marchandiſes, dont ils ſont payés par le produit de la pêche, qui donne rarement quelque choſe au-delà des frais de l’armement. L’impoſſibilité où eſt la Hollande de faire un uſage plus utile de ſes nombreux capitaux, a ſeule ſauvé les reſtes de cette ſource primitive de la proſpérité publique.

L’énormité des droits, qui a détruit les manufactures de la république, & réduit à ſi peu de choſe le bénéfice de ſes pêcheries, a beaucoup reſſerré ſa navigation. Les Hollandois tirent toujours de la première main les matériaux de leur conſtruction. Ils parcourent rarement les mers ſur leur leſt. Ils vivent avec une extrême ſobriété. La légèreté de la manœuvre de leurs navires leur permet d’avoir des équipages peu nombreux ; & ces équipages toujours excellens, ſe forment à bon marché par l’abondance des matelots qui couvrent un pays où tout eſt mer ou rivage.

Malgré tant d’avantages ſoutenus du bas prix de l’argent, ils ſe ſont vus forcés de partager le fret de l’Europe avec le Suédois, avec le Danois, ſur-tout avec les Hambourgeois, chez qui tous les leviers de la marine ne ſont pas grevés des mêmes charges.

Les commiſſions ont diminué dans les Provinces-Unies, en même tems que le fret qui les amène. Lorſque la Hollande fut devenue un grand entrepôt, les marchandiſes y furent envoyées de toutes parts, comme au marché où la vente étoit la plus prompte, la plus sûre, la plus avantageuſe. Les négocians étrangers les y faiſoient paſſer ſouvent pour leur compte, d’autant plus volontiers qu’ils y trouvoient un crédit peu cher, juſqu’à la concurrence des deux tiers, des trois quarts de la valeur de leurs effets. Cette pratique aſſuroit aux Hollandois le double avantage de faire valoir leurs fonds ſans riſque & d’obtenir une commiſſion. Les bénéfices du commerce étoient alors ſi conſidérables, qu’ils pouvoient ſoutenir ces frais. Les gains ſont tellement bornés, depuis que la lumière a multiplié les concurrens, que le vendeur doit tout faire paſſer au conſommateur, ſans l’intervention d’aucun agent intermédiaire. Que ſi, dans quelques occaſions, il convient d’y recourir, on préférera, toutes choſes d’ailleurs égales, les ports où les marchandiſes ne paient aucun droit d’entrée & de ſortie.

La république a vu ſortir auſſi de ſes mains le commerce d’aſſurance, qu’elle avoit fait autrefois, pour ainſi dire, excluſivement.

C’eſt dans ſes ports que toutes les contrées de l’Europe faiſoient aſſurer leurs cargaiſons, au grand avantage des aſſureurs, qui, en diviſant, en multipliant leurs riſques, manquoient rarement de s’enrichir. À meſure que l’eſprit d’analyfe s’eſt introduit dans toutes les idées, ſoit de philoſophie, ſoit d’économie, on a ſenti par-tout l’utilité de ces ſpéculations. L’uſage en eſt devenu familier & général ; & ce que les autres peuples ont gagné, la Hollande l’a perdu néceſſairement.

De ces obſervations, il réſulte que toutes les branches du commerce de la république, ont ſouffert d’énormes diminutions. Peut-être même auroient-elles été la plupart anéanties, ſi la maſſe de ſon numéraire, & ſon extrême économie ne l’euſſent mis en état de ſe contenter d’un bénéfice de trois pour cent, auquel nous penſons qu’on doit évaluer le produit de ſes affaires. Un ſi grand vuide a été rempli par le placement d’argent que les Hollandois ont fait en Angleterre, en France, en Autriche, en Saxe, en Danemarck, en Ruſſie même, & qui peut monter à ſeize cens millions de livres.

L’état proſcrivit autrefois cette branche de commerce, devenue depuis la plus importante de toutes. Si la loi eût été obſervée, les fonds qu’on a prêtés à l’étranger, ſeroient reſtés ſans emploi dans le pays ; parce que le commerce y trouve en ſi grande quantité les capitaux qui peuvent y être employés, que pour peu qu’on y ajoutât, loin de donner du bénéfice, il deviendroit ruineux par l’excès de la concurrence. La ſurabondance de l’argent auroit élevé dès-lors les Provinces-Unies à ce période, où l’excès des richeſſes eſt ſuivi de la pauvreté. Des milliers de capitaliſtes n’auroient pas eu de quoi vivre au milieu de leurs tréſors.

La pratique contraire a fait la plus grande reſſource de la république. Son numéraire, prêté aux nations voiſines, lui a procuré tous les ans une balance avantageuſe, par le revenu qu’il lui a formé. La créance exiſte toujours entière, & produit toujours les mêmes intérêts. On n’aura pas la préſomption de calculer, combien de tems les Hollandois jouiront d’une ſituation ſi douce. L’évidence autoriſe ſeulement à dire que les gouvernemens, qui, pour le malheur des peuples, ont adopté le déteſtable ſyſtême des emprunts, doivent tôt ou tard l’abjurer ; & que l’abus qu’ils en ont fait, les forcera vraiſemblablement à être infidèles. Alors la grande reſſource de la république ſera dans ſa culture.

Cette culture, quoique ſuſcéptible d’augmentation dans le pays de Breda, de Bois-le-Duc, de Zutphen & dans la Gueldre, ne ſauroit jamais devenir fort conſidérable. Le territoire des Provinces-Unies eſt ſi borné, qu’un ſultan avoit preſque raiſon de dire, en voyant avec quel acharnement les Hollandois & les Eſpagnols ſe le diſputoient, que s’il étoit à lui, il le feroit jeter dans la mer par ſes pionniers. Le ſol n’en eſt bon que pour les poiſſons, qui le couvroient avant les Hollandois. On a dit, avec autant d’énergie que de vérité, que les quatre élémens n’étoient qu’ébauchés.

L’exiſtence de la république en Europe eſt précaire par ſa poſition locale, au milieu d’un élément capricieux & violent qui l’environne, qui la menace ſans ceſſe, & contre lequel elle eſt obligée d’entretenir des forces auſſi diſpendieuſes, qu’une nombreuſe armée ; par des voiſins redoutables, les uns ſur les mers, les autres ſur le continent ; par l’ingratitude d’un ſol qui ne lui fournit rien de ce qu’exige le beſoin abſolu de tous les jours. Sans richeſſe qui lui ſoit propre, ſes magaſins, aujourd’hui pleins de marchandiſes étrangères, demain ſeront vuides ou reſteront ſurchargés, lorſqu’il plaira aux nations, ou de ceſſer de leur en fournir, ou de ceſſer de leur en demander. Exposés à toutes ſortes de diſettes, ſes habitans ſeront forcés de s’expatrier ou de mourir de faim ſur leurs coffres-forts, ſi l’on ne peut les ſecourir ou ſi l’on leur refuſe des ſecours. S’il arrive que les peuples s’éclairent ſur leurs intérêts, & ſe réſolvent à porter eux-mêmes leurs productions aux différentes contrées de la terre, & à en rapporter ſur leurs vaiſſeaux celles qu’ils en recevront en échange, que deviendront des voituriers inutiles ? Privée des matières premières, dont les poſſeſſeurs ſont les maîtres de prohiber l’exportation ou de les porter à un prix exorbitant, que deviendront ſes manufactures ? Soit que la deſtinée d’une puiſſance dépende de la ſageſſe des autres puiſſances, ou qu’elle dépende de leur folie, elle eſt preſque également à plaindre. Sans la découverte du Nouveau-Monde, la Hollande ne ſeroit rien ; l’Angleterre ſeroit peu de choſe ; l’Eſpagne & le Portugal ſeroient puiſſans ; la France ſeroit ce qu’elle eſt & qu’elle reſtera à jamais, ſous quelque maître, ſous quelque gouvernement qu’elle paſſe. Une longue ſuite de calamités peut la plonger dans le malheur : mais ce malheur ne ſera que momentané ; la nature travaillant perpétuellement à réparer ſes déſaſtres. Et voilà l’énorme différence entre la condition d’un peuple indigent, & la condition d’un peuple riche par ſon territoire. Ce dernier peut ſe paſſer de toutes les nations qui ne peuvent guère ſe paſſer de lui. Il faut que ſa population s’accroiſſe ſans ceſſe, ſi une mauvaiſe adminiſtration n’en ralentit pas les progrès. Pluſieurs années ſucceſſives d’une diſette générale ne le jetteront que dans un malaiſe paſſager, ſi la prudence du ſouverain y pourvoit. Il n’a preſque aucun beſoin d’alliés. La politique combinée de toutes les autres puiſſances lui laiſſeroit ſes denrées, qu’il n’éprouveroit que l’inconvénient du ſuperflu & la diminution de ſon luxe ; effet qui tourneroit au profit de ſa force qu’il énerve, & de ſes mœurs qu’il a corrompues. La véritable richeſſe, il l’a ; il n’a pas beſoin de l’aller chercher au loin. Que peut pour ou contre ſon bonheur la ſurabondance ou la rareté du métal qui la repréſente ? Rien.

Privée de ces avantages en Europe, la république doit les demander à l’Amérique. Ses colonies, quoique fort inférieures aux établiſſemens que la plupart des autres peuples y ont formés, lui donneront des productions dont elle aura ſeule la propriété. Devenue une puiſſance territoriale, elle entrera en concurrence dans tous les marchés avec les nations dont elle ne faiſoit que voiturer les denrées. Les Provinces-Unies, élevées à la dignité d’État, ceſſeront enfin de n’être qu’un grand magaſin. Elles trouveront dans l’autre hémiſphère la conſiſtance que le nôtre leur refuſoit. Voyons ſi le Danemarck aura les mêmes beſoins & les mêmes reſſources.