Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 22

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XXII. La Jamaïque eſt conquiſe par les Anglois. Evénement arrivés dans l’iſle depuis qu’ils en ſont les maîtres.

Avec eux y entra la diſcorde. Ils en apportoient les plus funeſtes germes. D’abord la nouvelle colonie n’eut pour habitans que trois mille hommes de cette milice fanatique, qui avoit combattu & triomphé ſous les drapeaux du parti républicain. Bientôt ils furent joints par une multitude de royaliſtes, qui eſpéroient trouver en Amérique la conſolation de leur défaite, ou le calme de la paix. L’eſprit de diviſion, qui avoit ſi long-tems & ſi cruellement déchiré les deux partis en Europe, les ſuivit au-delà des mers. C’en étoit aſſez pour renouveler dans le Nouveau-Monde les ſcènes d’horreur & de ſang tant de fois répétées dans l’ancien. Mais Penn & Venables, conquérans de la Jamaïque, en avoient remis le commandement à l’homme le plus ſage, qui ſe trouvoit le plus ancien officier. C’étoit Dodley, qui avoit plié ſous l’autorité d’un citoyen vainqueur, mais ſans rien perdre de ſon attachement pour les Stuarts. Deux fois Cromwel, qui avoit démêlé ces ſentimens ſecrets, lui ſubſtitua de ſes partiſans, & deux fois leur mort replaça Doctrey à la tête des affaires.

Les conſpirations qu’on tramoit contre lui furent découvertes & diſſipées. Jamais il ne laiſſa impunies les moindres brèches faites à la diſcipline. La balance fut, dans ſes mains, toujours égale entre la faction que ſon cœur déteſtoit & celle qu’il aimoit. L’induſtrie étoit excitée, encouragée par ſes ſoins, ſes conſeils & ſes exemples. Son déſintéreſſement appuyoit ſon autorité. Content de vivre du produit de ſes plantations, jamais on ne réuſſit à lui faire accepter des appointemens. Simple & familier dans la vie privée, il étoit dans ſa place intrépide guerrier, commandant ferme & sévère, ſage politique. Sa manière de gouverner fut toute militaire : c’eſt qu’il avoit à contenir ou policer une colonie naiſſante uniquement composée de gens de guerre ; à prévenir ou repouſſer une invaſion des Eſpagnols, qui pouvoient tenter de recouvrer ce qu’ils venoient de perdre.

Mais, lorſque Charles II eut été appelé au trône, par la nation qui en avoit précipité ſon père, il s’établit à la Jamaïque un gouvernement civil, modelé comme dans les autres iſles, ſur celui de la métropole. Cependant, ce ne fut qu’en 1682 que ſe forma ce corps de loix, qui tient aujourd’hui la colonie en vigueur. Trois de ces ſages ſtatuts méritent l’attention des lecteurs politiques.

Le but du premier eſt d’exciter les citoyens à la défenſe de la patrie, ſans que la crainte de commettre leur fortune particulière puiſſe les détourner du ſervice public. Il ordonne que tout dommage fait par l’ennemi, ſera payé ſur le champ par l’état ; & aux dépens de tous les ſujets, ſi le fiſc n’y ſuffit pas.

Une autre loi veille aux moyens d’augmenter la population. Elle veut que tout maître de vaiſſeau, qui aura porté dans la colonie un homme hors d’état de payer ſon paſſage, reçoive une gratification générale de 22 liv. 10 s. La gratification particulière eſt de 168 liv. 15 s. pour chaque perſonne portée d’Angleterre ou d’Écoſſe ; de 135 liv. pour chaque perſonne portée d’Irlande ; de 78 liv. 15 s. pour chaque perſonne portée du continent de l’Amérique ; de 45 livres pour chaque perſonne portée des autres iſles.

La troiſième loi tend à favoriſer la culture. Lorſqu’un propriétaire de terres n’a pas la faculté de payer l’intérêt ou le capital de ſes emprunts, ſa plantation eſt vendue au prix eſtimé par douze propriétaires. Sa valeur, quelle qu’elle ſoit, libère entièrement le débiteur. Mais ſi elle excédoit les dettes, on ſeroit tenu de lui rembourſer le ſurplus. Cette juriſprudence, qu’on pourroit trouver partiale, a le mérite de diminuer la rigueur des pourſuites du rentier & du marchand contre le cultivateur. Elle eſt à l’avantage du ſol & des hommes en général. Le créancier en ſouffre rarement, parce qu’il eſt ſur ſes gardes ; & le débiteur en eſt plus tenu à la vigilance, à la bonne-foi, pour trouver des avances. C’eſt alors la confiance qui fait les engagemens, & cette confiance ne ſe mérite & ne s’entretient que par des vertus.

Le tems a amené d’autres réglemens. On s’aperçut que les Juifs, établis en grand nombre à la Jamaïque, ſe faiſoient un jeu de tromper les tribunaux de juſtice. Un magiſtrat imagina que ce déſordre pouvoit venir de ce que la Bible qui leur étoit préſentée étoit en anglois. Il fut arrêté que ce ſeroit ſur le texte hébreu qu’ils jureroient dans la ſuite, & après cette précaution les faux ſermens devinrent infiniment plus rares.

En 1761, il fut décidé que tout homme qui ne ſeroit pas blanc ne pourroit hériter que de 13 629 liv. 3 s. 4 d. Ce ſtatut déplut à pluſieurs membres de l’aſſemblée qui s’indignèrent qu’on voulût ravir à des pères tendres la ſatiſfaction de laiſſer une fortune achetée par de longs travaux à une poſtérité chérie, parce qu’elle ne ſeroit pas de leur couleur. On ſe diviſa, & le parlement d’Angleterre ſe ſaiſit de la conteſtation. Un des plus célèbres orateurs de la chambre des communes ſe déclara hautement contre les nègres. Son opinion fut que c’étoient des êtres vils, d’une eſpèce différente de la nôtre. Le témoignage de Monteſquieu fut le plus fort de ſes argumens, & il lut avec confiance le chapitre ironique de l’eſprit des Loix ſur l’eſclavage. Aucun des auditeurs ne ſoupçonna les véritables vues d’un écrivain ſi judicieux, & ſon nom ſubjugua tout le sénat Britannique.

Tout le sénat Britannique ! tout un corps aſſemblé pour diſcuter les intérêts de la nation & prononcer gravement ſur une motion, dont l’injuſtice & la déraiſon ne méritoient que des huées ! Et pourquoi ne pas opiner que ces noirs fuſſent entièrement déſhérités ? Si leur couleur autoriſoit à les priver d’une portion du bien de leurs pères, pourquoi pas de tous ? C’eſt par le ridicule, & non par des argumens qu’il falloit combattre des opinions d’une auſſi palpable abſurdité. Et quand, contre toute vraiſemblance, c’eut été le ſentiment de Monteſquieu, qu’importoit ſon autorité ? Du moins falloit-il d’ailleurs s’aſſurer du ſentiment de cet auteur.

Le bill alloit s’étendre aux Indiens, lorſqu’un homme, moins aveuglé que les autres, obſerva que ce ſeroit une injuſtice horrible de confondre les anciens propriétaires de l’iſle avec les Africains, & qu’il n’en reſtoit d’ailleurs que cinq ou ſix familles.

Avant qu’aucune de ces loix eût été portée, la colonie avoit acquis une aſſez grande célébrité. Quelques aventuriers, autant par haîne ou jalouſie nationale, que par inquiétude d’eſprit, & beſoin de fortune, attaquèrent les vaiſſeaux Eſpagnols. Ces corſaires furent ſecondés par les ſoldats de Cromwel, qui, ne recueillant après ſa mort que l’averſion publique attachée à ſes cruels ſuccès, cherchèrent au loin un avancement qu’ils n’eſpéroient plus en Europe. Ce nombre fut groſſi d’une foule d’Anglois des deux partis, accoutumés au ſang par les guerres civiles qui les avoient ruinés. Ces hommes avides de rapine & de carnage, écumoient les mers, dévaſtoient les côtes du Nouveau-Monde. C’étoit à la Jamaïque qu’étoient toujours portées par les nationaux & ſouvent par les étrangers, les dépouilles du Mexique & du Pérou. Ils trouvoient dans cette iſle plus de facilité, d’accueil, de protection & de liberté qu’ailleurs ; ſoit pour débarquer, ſoit pour dépenſer à leur gré le butin de leurs courſes, C’eſt-là que les prodigalités de la débauche les rejetoient bientôt dans la misère. Cet unique aiguillon de leur ſanguinaire induſtrie, les faiſoit voler à de nouvelles proies. Ainſi, la colonie profitoit de leurs continuelles viciſſitudes de fortune ; & s’enrichiſſoit des vices qui étoient la ſource & la ruine de leurs tréſors.

Quand cette race exterminante fut éteinte, par ſa meurtrière activité, les fonds qu’elle avoit laiſſés, & qui n’étoient, après tout, dérobés qu’à des uſurpateurs plus injuſtes & plus cruels encore, ces fonds devinrent la baſe d’une nouvelle opulence, par la facilité qu’ils donnèrent d’ouvrir un commerce interlope avec les poſſeſſions Eſpagnoles. Cette veine de richeſſe, qu’on avoit ouverte vers 1672, s’accrut ſucceſſivement, & très-rapidement vers la fin du ſiècle. Des Portugais, avec un capital de trois millions, dont leur ſouverain avoit avancé les deux tiers, s’engagèrent, en 1696, à fournir aux ſujets de la cour de Madrid, cinq mille noirs, chacune des cinq années que devoit durer leur traité. Cette compagnie tira de la Jamaïque un grand nombre de ces eſclaves. Dès-lors, le colon de cette iſle eut des liaiſons ſuivies avec le Mexique & le Pérou ; ſoit par l’entremiſe des agens Portugais ; ſoit par les capitaines de ſes propres vaiſſeaux employés à la navigation de ce commerce. Mais ces liaiſons furent un peu ralenties, par la guerre de la ſucceſſion au trône d’Eſpagne.

À la paix, le traité de l’Aſſiento donna des alarmes à la Jamaïque. Elle craignit que la compagnie du Sud, chargée de pourvoir de nègres les colonies Eſpagnoles, ne lui fermât entièrement le canal & la route des mines d’or. Tous les efforts qu’elle fit pour rompre cet arrangement, ne changèrent point les meſures du miniſtre Anglois. Il avoit ſagement prévu que l’activité des Aſſientiſtes, donneroit une nouvelle émulation à l’ancien commerce interlope ; & ſes vues ſe trouvèrent juſtes.

Le commerce prohibé que faiſoit la Jamaïque étoit ſimple dans ſa fraude. Un bâtiment Anglois feignoit qu’il manquoit d’eau, de bois, de vivres ; que ſon mât étoit rompu, ou qu’il avoit une voie d’eau, qu’il ne pouvoit ni découvrir, ni étancher, ſans ſe décharger. Le gouverneur permettoit que le navire entrât dans le port & s’y réparât. Mais, pour ſe garantir ou ſe diſculper de toute accuſation auprès de ſa cour, il faiſoit mettre le ſceau ſur la porte du magaſin où l’on avoit enfermé les marchandiſes du vaiſſeau ; tandis qu’il reſtoit une autre porte non ſcellée, par où l’on entroit & l’on ſortoit les effets qui étoient échangés dans ce commerce ſecret. Quand il étoit terminé, l’étranger, qui manquoit toujours d’argent demandoit qu’il lui fut permis de vendre de quoi payer la dépenſe qu’il avoit faite : permiſſion qu’il eût été trop barbare de refuſer. Cette facilité étoit néceſſaire, pour que le commandant ou ſes agens puiſſent débiter impunément en public ce qu’ils avoient acheté d’avance en ſecret ; parce qu’on ſuppoſeroit toujours que ce ne pouvoit être autre choſe que les effets qu’il avoit été permis d’acquérir. Ainſi ſe vuidoient & ſe répandoient les plus groſſes cargaiſons.

La cour de Madrid ſe flatta de mettre fin à ce déſordre, en défendant l’admiſſion des bâtimens étrangers dans ſes ports, ſous quelque prétexte que ce pût être. Mais les Jamaïcains, appelant la force au ſecours de l’artifice, ſe firent protéger dans la continuation de ce commerce par les vaiſſeaux de guerre Anglois, qui recevoient cinq pour cent ſur tous les objets dont ils favoriſoient l’introduction frauduleuſe.

Cependant, à cette violation éclatante & manifeſte du droit public, en ſuccéda une plus ſourde & moins menaçante. Les navires expédiés de la Jamaïque ſe rendoient aux rades de la côte Eſpagnole les moins fréquentées : mais ſur-tout à deux ports également déſerts ; celui de Brew à cinq milles de Carthagène, & celui de Grout à quatre milles de Porto-Belo. Un homme qui ſavoit la langue du pays, étoit mis promptement à terre, pour avertir les contrées voiſines de l’arrivée des vaiſſeaux. La nouvelle ſe répandoit de proche en proche, avec la plus grande célérité, juſqu’aux lieux les plus éloignés. Les marchands venoient avec la même diligence ; & la traite commençoit, mais avec des précautions dont l’expérience avoit enſeigné la néceſſité. L’équipage du bâtiment étoit divisé en trois parties. Pendant que l’une accueilloit les acheteurs avec politeſſe & veilloit d’un œil attentif ſur le penchant & l’adreſſe qu’ils avoient pour le vol ; l’autre étoit occupée à recevoir la vanille, l’indigo, la cochenille, l’or & l’argent des Eſpagnols, en échange des eſclaves, du vif-argent, des ſoieries, & d’autres marchandiſes qui leur étoient livrées. En même-tems, la troiſième diviſion retranchée en armes ſur le tillac, veilloit à la sûreté du navire & de l’équipage, ayant ſoin de ne pas laiſſer entrer plus de monde à la fois qu’elle n’en pouvoit contenir dans l’ordre.

Lorſque les opérations étoient terminées, l’Anglois regagnoit ſon iſle avec ſes fonds qu’il avoit communément doublés, & l’Eſpagnol ſa demeure avec ſes emplettes, dont il eſpéroit retirer un ſemblable & même un plus grand bénéfice. De peur d’être découvert, il évitoit les grandes routes & marchoit dans des chemins détournés, avec des nègres qu’il venoit d’acheter & qu’il avoit chargés de marchandiſes, diſtribuées en paquets, d’une forme & d’un poids faciles à porter.

Cette manière de négocier proſpéroit depuis long-tems au grand avantage des colonies des deux nations ; lorſque la ſubſtitution des vaiſſeaux de regiſtre aux galions ralentit, comme l’Eſpagne ſe l’étoit proposé, la marche de ce commerce. Il diminua par degrés ; & dans les derniers tems, il étoit réduit à peu de choſe. Le miniſtère de Londres, voulant le ranimer, penſa, en 1766, que le meilleur expédient, pour rendre à la Jamaïque ce qu’elle avoit perdu, étoit d’en faire un port franc.

Auſſi-tôt les bâtimens Eſpagnols du Nouveau-Monde y arrivèrent de tous les côtés pour échanger leurs métaux & leurs denrées contre les manufactures Angloiſes. Cet empreſſement avoit cela de commode, que le gain, dont il étoit la ſource, étoit ſans danger & ne pouvoit être l’occaſion d’aucune brouillerie : mais il falloit s’attendre que la cour de Madrid ne tarderoit pas à rompre une communication ſi nuiſible à ſes intérêts. La Grande-Bretagne le penſa ainſi ; & pour continuer à faire couler dans ſon ſein les richeſſes du continent voiſin, elle jeta ſur la côte des Moſquites les fondemens d’une colonie.