Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 23

La bibliothèque libre.

XXIII. Cultures établies à la Jamaïque.

Quel que ſoit un jour le ſort de ce nouvel établiſſement, il eſt certain que la Jamaïque s’occupa long-tems beaucoup trop d’un commerce frauduleux, & trop peu de ſes cultures. La première à laquelle les Anglois ſe livrèrent fut celle du cacao qu’ils avoient trouvée bien établie par les Eſpagnols. Elle proſpéra tant que durèrent les plantations de ce peuple qui en faiſoit ſa principale nourriture & ſon négoce unique. Les arbres vieillirent ; il fallut les renouveler : mais ſoit défaut de ſoins ou d’intelligence, ils ne réuſſirent pas, & on leur ſubſtitua l’indigo.

Cette production prenoit des accroiſſemens conſidérables, lorſque le parlement la chargea d’un droit qu’elle ne pouvoit porter, & qui en fit tomber la culture à la Jamaïque, comme dans les autres iſles Angloiſes. Cette imprudente taxe fut depuis ſupprimée ; on lui ſubſtitua même des gratifications : mais cette généroſité tardive n’enfanta que des abus. Pour jouir du bienfait, les Jamaïcains contractèrent l’habitude qu’ils ont conſervée de tirer cette précieuſe teinture de Saint-Domingue & de l’introduire dans la Grande-Bretagne comme une richeſſe de leur propre ſol.

On ne ſauroit regarder comme entièrement perdue la dépenſe que fait à cette occaſion le gouvernement, puiſque la nation en profite : mais elle entretient cette défiance &, s’il faut le dire, cette friponnerie que l’eſprit de finance a fait naître dans toutes nos légiſlations modernes entre l’état & les citoyens. Depuis que le magiſtrat n’a ceſſé d’imaginer des moyens pour s’approprier l’argent du peuple, le peuple n’a ceſſé de chercher des ruſes pour ſe ſouſtraire à l’avidité du magiſtrat. Dès qu’il n’y a point eu de modération dans les dépenſes, de bornes dans l’impoſition, d’équité dans la répartition, de douceur dans le recouvrement ; il n’y a plus eu de ſcrupule ſur la violation des loix pécuniaires, de bonne-foi dans le paiement des impôts, de franchiſe dans les engagemens du ſujet avec le prince. Oppreſſion d’un côté, pillage de l’autre. La finance pourſuit le commerce, & le commerce élude ou trompe la finance. Le fiſc rançonne le cultivateur, & le cultivateur en impoſe au fiſc par de fauſſes déclarations. Ce ſont les mœurs des deux hémiſphères.

Dans le nouveau, il exiſtoit encore quelques plantations d’indigo à la Jamaïque, lorſqu’on commença à s’y occuper du coton. Cette production eut un ſuccès rapide & toujours ſuivi, parce qu’elle trouva ſans interruption un débouché avantageux en Angleterre, où on la mettoit en œuvre avec une adreſſe qui a été plutôt imitée qu’égalée par les nations rivales.

Le gingembre a été moins utile à la colonie. Les ſauvages, que les Européens trouvèrent dans les iſles d’Amérique, en faiſoient aſſez généralement uſage : mais leur conſommation en ce genre, comme dans les autres, étoit ſi bornée, que la nature brute leur en fourniſſoit ſuffiſamment. Les uſurpateurs prirent une eſpèce de paſſion pour cette épicerie. Ils en mangeoient le matin, pour aiguiſer leur appétit. On leur en ſervoit à table, confit de pluſieurs façons. Ils en uſoient après le repas, pour faciliter la digeſtion. C’étoit, dans la navigation, leur antidote contre le ſcorbut. L’ancien monde adopta le goût du nouveau, & ce goût dura juſqu’à ce que le poivre, qui avoit eu long-tems une valeur extraordinaire, fut baiſſé de prix. Alors le gingembre tomba dans une eſpèce de mépris ; & la culture en fut à-peu-près abandonnée par-tout, excepté à la Jamaïque.

Cette iſle produit & vend une autre épicerie, connue ſous le nom impropre de poivre de la Jamaïque. L’arbre qui le produit eſt une eſpèce de myrte, qui croit ordinairement ſur les montagnes & s’élève à plus de trente pieds. Il eſt très-droit, d’une groſſeur médiocre, & couvert d’une écorce grisâtre, unie & luiſante. Ses feuilles, qui ont une bonne odeur, reſſemblent pour la forme & pour la diſpoſition à celles du laurier, & les branches ſont terminées par de corymbes de fleurs en tout ſemblables à celles du myrte ordinaire. Les fruits qui leur ſuccèdent ſont de petites baies un peu plus groſſes que celles de genièvre. On les cueille vertes, & on les met sécher au ſoleil. Elles bruniſſent, & prennent une odeur d’épicerie qui, en Angleterre, a fait appeler ce piment allſpice. L’uſage en eſt excellent pour fortifier les eſtomacs froids : mais qu’eſt-ce que cet avantage en comparaiſon de tous ceux que procure le ſucre ?

L’art de le cultiver ne fut connu à la Jamaïque qu’en 1668. Il y fut porté par quelques habitans de la Barbade. L’un d’entre eux avoit tout ce qu’exige la ſorte de création qui dépend des hommes : c’étoit Thomas Moddifort. Son activité, ſes capitaux, ſon intelligence le mirent en état de défricher un terrein immenſe, & l’élevèrent, avec le tems, au gouvernement de la colonie. Cependant le ſpectacle de ſa fortune & ſes vives ſollicitations ne pouvoient engager aux travaux de la culture des hommes nourris la plupart dans l’oiſiveté des armes. Douze cens malheureux, arrivés en 1670 de Surinam, qu’on venoit de céder aux Hollandois, ſe montrèrent plus dociles à ſes leçons. Le beſoin leur donna du courage, & leur exemple inſpira l’émulation. Elle fut nourrie par l’abondance d’argent que les ſuccès continuels des Flibuſtiers faiſoient entrer chaque jour dans l’iſle. Une grande partie fut employée à la conſtruction des édifices, à l’achat des eſclaves, des uſtenſiles, de tous les meubles néceſſaires aux habitations naiſſantes. Avec le tems, il ſortit de cette poſſeſſion une grande abondance de ſucre, inférieur, à la vérité, à celui qu’on fabriquoit dans la plupart des autres colonies, mais dont le rum avoit une ſupériorité marquée.

Le cafier proſpéroit dans les établiſſemens Hollandois & François du Nouveau-Monde, avant que les Anglois euſſent ſongé à ſe l’approprier. La Jamaïque fut même la ſeule des iſles Britanniques qui crut devoir l’adopter, mais elle n’en pouſſa jamais la culture auſſi loin que les nations rivales.

C’étoit, en 1756, une opinion généralement reçue, que la Jamaïque étoit dans le plus grand état de proſpérité où elle pût atteindre. Une iſle occupée depuis un ſiècle par un peuple actif & éclairé. Une iſle où la piraterie & un commerce frauduleux avoient versé ſans interruption les tréſors du Mexique & du Pérou. Une iſle à laquelle aucun moyen d’exploitation n’avoit jamais manqué. Une iſle dont les parages sûrs & les rades excellentes n’avoient ceſſé d’appeler les navigateurs. Une iſle qui avoit toujours vu ſes productions recherchées par l’Europe entière : un tel établiſſement devoit paroître, même aux eſprits les plus réfléchis, avoir fait tous les progrès dont la nature l’avoit rendu ſuſceptible.

La guerre, qui rendra cette époque à jamais célèbre, diſſipa une illuſion ſi raiſonnable. Un fléau, qui quelquefois bouleverſe les états & toujours les épuiſe, fut une ſource de fortune pour la Jamaïque. Les négocians Anglois, enrichis des dépouilles d’un ennemi, par-tout vaincu, par-tout fugitif, ſe trouvèrent en état de faire de groſſes avances & de longs crédits aux cultivateurs. Les colons eux-mêmes, animés par le découragement des colons François, dont les travaux avoient juſqu’alors été ſi heureux, profitèrent avec chaleur des facilités que des événemens inattendus mettoient dans leurs mains. La paix n’arrêta pas l’impulſion reçue. Ce mouvement rapide a continué ; & les productions de la colonie ſont de près d’un tiers plus conſidérables qu’elles ne l’étoient il y a trente ans.