Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 27

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XXVII. Avantages de la Jamaïque pour la guerre. Déſavantages pour la navigation.

Ce ſeroit pourtant une perte funeſte à l’Angleterre que celle de la Jamaïque. La nature a placé cette iſle à l’entrée du golfe du Mexique, & l’a comme rendue la clef de ce riche pays. Les vaiſſeaux qui vont de Carthagène à la Havane, ſont forcés de paſſer ſur ſes côtes. Elle eſt plus à portée qu’aucune autre iſle des différentes échelles du continent. La multitude & l’excellence de ſes rades, lui donnent la facilité de lancer des vaiſſeaux de guerre de tous les points de ſa circonférence. Tant d’avantages ſont achetés par des inconvéniens.

Si l’on arrive aisément à la Jamaïque par les vents alisés, en allant reconnoître les petites Antilles, il n’eſt pas auſſi facile d’en ſortir, ſoit qu’on prenne le détroit de Bahama, ſoit qu’on ſe détermine pour le paſſage ſous le vent.

La première de ces deux routes a toute la faveur du vent durant deux cens lieues : mais dès qu’on a doublé le cap Saint-Antoine, on rencontre à l’avant le même vent qu’on avoit à l’arrière. Ainſi l’on perd plus de tems qu’on n’en avoit gagné, avec le riſque d’être enlevé par les gardes-côtes de la Havane. De ce péril on tombe dans les écueils de la Floride, où les vents & les courans portent avec une extrême violence. L’Elifabet, vaiſſeau de guerre Anglois, alloit infailliblement y périr en 1746, lorſqu’il aima mieux entrer dans la Havane. C’étoit un port ennemi ; c’étoit dans le feu de la guerre. « Je viens, dit le capitaine Edward au gouverneur de la place, je viens vous livrer mon navire, mes matelots, mes ſoldats & moi-même ; je ne vous demande que la vie pour mon équipage. Je ne commettrai point, dit le commandant Eſpagnol, une action déſhonorante. Si nous vous avions pris dans le combat, en pleine mer, ou ſur nos côtes, votre vaiſſeau ſeroit à nous, & vous ſeriez nos priſonniers. Mais battus par la tempête, & pouſſés dans ce port par la crainte du naufrage, j’oublie & je dois oublier que ma nation eſt en guerre avec la vôtre. Vous êtes des hommes, & nous le ſommes auſſi. Vous êtes malheureux, nous vous devons de la pitié. Déchargez donc avec aſſurance, & radoubez votre vaiſſeau. Trafiquez, s’il le faut, dans ce port, pour les frais que vous devez payer. Vous partirez enſuite, & vous aurez un paſſe-port juſqu’au-delà des Bermudes. Si vous êtes pris après ce terme, le droit de la guerre vous aura mis dans nos mains : mais en ce moment, je ne vois dans des Anglois que des étrangers pour qui l’humanité réclame du ſecours ».

Mais Eſpagnol, race incompréhenſible, dis-moi donc, puiſque tu ſais ſentir & parler ainſi à un ennemi que les vents te livroient, pourquoi n’as-tu pas ſu reſpecter le ſauvage innocent qui ſe proſternoit à tes pieds, & qui t’adoroit ? Ah ! je le conçois, le navire d’Edward n’étoit pas chargé de la pouſſière jaune dont la vue te change en bête féroce. Peut-être te calomnié-je : mais je t’ai vu tant de fois au-deſſous de ton eſpèce, que tu as bien mérité que je doutaſſe de tes vertus, ſur-tout lorſque tu me les montres avec le caractère d’un héroïſme qui m’attendrit & qui m’étonne. J’oppoſe des ſoupçons, peut-être injuſtes, à mon admiration & à mes larmes prêtes à couler.

La ſeconde route n’offre pas moins de difficultés & de périls. Elle aboutit à une petite iſle que les Anglois nomment Crooked, & qui eſt ſituée à quatre-vingts lieues de la Jamaïque. Il faut communément lutter pendant tout ce trajet contre le vent d’Eſt, ranger de fort près les côtes de Saint-Domingue, de peur d’être pouſſé ſur les baſſes de Cuba, & paſſer par le détroit que forment les pointes de ces deux grandes iſles, où il eſt bien difficile de n’être pas intercepté par leurs corſaires, ou par leurs vaiſſeaux de guerre. Les navigateurs partis des iſles Lucayes, n’éprouvent pas les mêmes difficultés.