Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 28

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XXVIII. Révolutions arrivées dans les Lucayes. État de ces iſles.

On en compte environ deux cens, toutes ſituées au nord de Cuba. La plupart ne ſont que des rochers à fleur d’eau. Colomb qui les découvrit en arrivant dans le Nouveau-Monde, & qui donna le nom de San-Salvador à celle où il aborda, n’y fit point d’établiſſement. Les Caſtillans ne s’y fixèrent pas non plus dans la ſuite : mais en 1507 ils en enlevèrent tous les habitans qui périrent bientôt dans les travaux des mines, ou par la pêche des perles. Ce petit archipel étoit entièrement déſert ; lorſqu’en 1672 quelques Anglois s’avifèrent d’aller occuper l’iſle de la Providence. Chaſſés ſept ou huit ans après par les ordres de la cour de Madrid, ils y retournèrent en 1690, pour en être expulsés de nouveau en 1703 par les Eſpagnols & les François réunis. Un événement particulier la repeupla.

En 1714, des vaiſſeaux richement chargés furent engloutis par la tempête ſur les côtes de la Floride. Les tréſors qu’ils portoient appartenoient à l’Eſpagne, qui les fît pêcher. Une ſi riche proie tenta quelques habitans de la Jamaïque. On refuſa de les admettre au partage ; & Jennings, le plus hardi d’entre eux, eut recours aux armes, pour ſoutenir ce qu’il appeloit un droit naturel & impreſcriptible. La crainte d’être sévèrement puni pour avoir troublé une paix après laquelle l’Europe avoit long-tems ſoupiré, & dont on ne commençoit qu’à jouir, le fit pirate. Ses compagnons furent bientôt en aſſez grand nombre, pour qu’il fallût multiplier les armemens. Les Lucayes devinrent leur repaire.

C’eſt de-là que ces brigands s’élançoient pour attaquer tous les navigateurs indiſtinctement, les Anglois ainſi que les autres. Les nations craignoient de voir ſe renouveler dans le Nouveau-Monde les ſcènes d’horreur qu’y avoient données les anciens Flibuſtiers ; lorſque George I réveillé par les cris de ſon peuple & par le vœu de ſon parlement, fit partir en 1719 des forces ſuffiſantes pour réduire ces forbans. Les plus déterminés refusèrent l’amniſtie qui leur étoit offerte, & allèrent infecter l’Aſie & l’Afrique de leurs brigandages. Les autres groſſirent la colonie que Vooder Rogers amenoit d’Europe.

Elle peut être aujourd’hui composée de trois ou quatre mille âmes. La moitié eſt établie à la Providence, où l’on a conſtruit le fort Naſſau, & qui a un port ſuffiſant pour de petits bâtimens : le reſte eſt réparti dans les autres iſles. Ils envoient annuellement à l’Angleterre pour quarante ou cinquante mille écus en coton, en bois de teinture, en tortues vivantes ; & avec leur ſel, ils paient les vivres que leur fournit l’Amérique Septentrionale.

Quoique le ſol des Lucayes ne puiſſe pas être comparé à celui de pluſieurs colonies, il ſeroit ſuffiſant pour faire vivre dans une aſſez grande abondance par le travail, une population beaucoup plus conſidérable que celle qui s’y trouve actuellement en hommes libres ou en eſclaves. Si la culture y eſt ſi négligée, c’eſt aux premières mœurs, c’eſt aux inclinations actuelles qu’il faut l’attribuer. Ces iſles séparées d’un côté de la Floride par le canal de Bahama, forment de l’autre une longue chaîne qui ſe termine à la pointe de Cuba. Là commencent d’autres iſles nommées Turques ou Caïques, qui ſe prolongent juſques vers le milieu de la côte ſeptentrionale de Saint-Domingue. Une poſition ſi favorable à la piraterie, a tourné les vues des habitans vers la courſe. Sans ceſſe ils ſoupirent après des hoſtilités qui puiſſent faire tomber dans leurs mains les productions Eſpagnoles ou Françoiſes. Les Bermudes offrent un tableau plus calme.