Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 29

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XXIX. Pauvreté des Bermudes. Caractère de leurs habitans.

Ce petit archipel éloigné d’environ trois cens lieues de celui des Antilles, fut découvert en 1527 par l’Eſpagnol Jean Bermudes, qui lui donna ſon nom, mais ſans y aborder. Ferdinand Camelo, Portugais, en obtint l’an 1572 de Philippe II, une conceſſion qui n’eut point de ſuite. Le navigateur François Barbotiere y fit naufrage en 1593, & n’y penſa plus après en être ſorti. Le vaiſſeau de George Sommers s’y briſa en 1609. Avec les débris de ce navire, on conſtruiſit un petit bâtiment qui eut le bonheur de regagner l’Angleterre.

Trois ans après fut formée à Londres une compagnie pour peupler les Bermudes entièrement déſertes. On y envoya ſoixante hommes que beaucoup d’autres ne tardèrent pas à ſuivre. Ils occupèrent d’abord Saint-George, celle de ces iſles qui avoit le meilleur port, & avec le tems toutes celles qui étoient ſuſceptibles de culture. Les terres furent exactement meſurées & diſtribuées aux habitans, ſelon que leurs familles étoient plus ou moins nombreuſes.

Ce qu’on publioit de la ſalubrité, de la douceur de ce climat y attira des colons de toutes les parties de l’empire Britannique. On s’y rendoit des Antilles pour recouvrer la ſanté, & des provinces ſeptentrionales pour jouir paiſiblement d’une fortune acquiſe par d’heureux travaux. Pluſieurs royaliſtes allèrent y attendre la fin des jours de Cromwel qui les opprimoit. Waller entr’autres, poëte charmant, ennemi de ce tyran libérateur, paſſa les mers, & chanta ces iſles fortunées, inſpiré par l’influence de l’air & la beauté du payſage, vrais dieux de la poéſie. Il fit paſſer ſon enthouſiaſme à ce ſexe qu’il eſt ſi doux d’enflammer. Les dames Angloiſes ne ſe croyoient belles & bien parées, qu’avec de petits chapeaux faits de feuilles de palmier, qui venoient des Bermudes.

Mais enfin le charme diſparut, & ces iſles tombèrent dans l’oubli que méritoit leur petiteſſe. Elles ſont extrêmement nombreuſes, & n’occupent qu’un eſpace de ſix à ſept lieues. Le ſol y eſt d’une qualité médiocre, ſans aucune ſource pour l’arroſer. On n’y boit d’autre eau que celle des puits & des citernes. Le maïs, les légumes, beaucoup de fruits excellens, y donnent une nourriture abondante & ſaine. Il n’y croît point de ce ſuperflu qu’on exporte aux nations. Cependant le haſard a raſſemblé ſous ce ciel pur & tempéré quatre ou cinq mille habitans, pauvres, mais heureux d’être ignorés. Leurs liaiſons avec l’Angleterre ne paſſent pas annuellement cent vingt mille livres, & celles qu’ils ont formées dans le continent de l’Amérique ne ſont guère plus étendues.

Pour augmenter l’aiſance de cette foible colonie, il a été ſucceſſivement proposé d’y cultiver la ſoie, la vigne, la cochenille, Aucun de ces projets n’a eu ſon exécution, L’induſtrie s’y eſt bornée à la fabrique des toiles à voile : occupation qui s’allioit ſi naturellement avec la conſtruction de ces petits bâtimens de cèdre ou d’acajou qui n’ont jamais eu d’égaux, ſur le globe, ni pour la marche, ni pour la durée.

Les principaux habitans des iſles Bermudes formèrent, en 1765, une ſociété, dont les ſtatuts ſont peut-être le monument le plus reſpectable qui ait jamais honoré l’humanité. Ces vertueux citoyens s’engagèrent à former une bibliothèque de tous les livres économiques, en quelque langue qu’ils euſſent été écrits ; à procurer aux perſonnes valides des deux ſexes, une occupation convenable à leur caractère ; à récompenſer tout homme qui auroit introduit dans la colonie un art nouveau, ou qui auroit perfectionné un art déjà connu ; à donner une penſion à tout journalier, qui, après quarante ans d’un travail aſſidu & d’une réputation ſaine, n’auroit pu amaſſer des fonds ſuffiſans pour couler ſes derniers jours ſans inquiétude ; à dédommager enfin tout individu, que le miniſtère ou le magiſtrat auroient opprimé.

Garde ces avantages, peuple laborieux ſans richeſſes, heureux de ton travail & de la pauvreté qui conſervent tes mœurs. Un ciel pur & ſerein veillent ſur tes jours innocens. Tu reſpires la paix de l’âme avec la ſanté. Aucun poiſon du luxe n’a coulé dans tes veines. Tu n’excites, ni n’éprouves l’envie. Les fureurs de l’ambition & de la guerre expirent ſur tes bords, comme les tempêtes de l’océan qui t’environnent. C’eſt pour jouir du ſpectacle de la frugalité, que l’homme vertueux voudroit paſſer les mers. Ah ! que les vents ne t’apportent jamais les événemens du monde où nous vivons ! Tu ſaurois… hélas !… non, mon eſprit ſe trouble, ma plume tombe, & tu n’apprendras rien…

Telles étoient les poſſeſſions Britanniques, dans l’archipel Américain, lorſque les ſuccès de la guerre, terminée en 1763, y donnèrent au domaine de cette puiſſance une extenſion conſidérable, dont la Grenade fut la partie la plus riche.