Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 31

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XXXI. Événemens arrivés dans la Grenade depuis qu’elle eſt tombée ſous la domination Britannique.

Les Anglois n’y débutèrent pas heureuſement. Un grand nombre d’entre eux voulurent avoir des plantations dans une iſle dont on s’étoit fait d’avance la plus haute idée ; & dans leur enthouſiaſme, ils les achetèrent beaucoup au-deſſus de leur valeur réelle. Cette fureur qui expulſa d’anciens colons habitués au climat, fit ſortir de la métropole trente-cinq ou trente-ſix millions de livres. À cette imprudence ſuccéda une autre imprudence. Les nouveaux propriétaires, aveuglés ſans doute par l’orgueil national, ſubſtituèrent de nouvelles méthodes à celles de leurs prédéceſſeurs. Ils voulurent changer la manière de vivre des eſclaves. Par leur ignorance même attachés plus fortement à leurs habitudes que le commun des hommes, les nègres ſe révoltèrent. Il fallut faire marcher des troupes, & verſer du ſang. Toute la colonie ſe remplit de ſoupçons. Des maîtres, qui s’étoient jetés dans la néceſſité de la violence, craignirent d’être brûlés ou aſſaſſinés dans leurs habitations. Les travaux languirent, furent même interrompus. Le calme ſe rétablit enfin : mais un nouvel orage le ſuivit de près.

Sur toute l’étendue de l’empire Britannique, les ſectateurs du culte romain ſont rigoureuſement privés de la moindre influence dans les réſolutions publiques. En établiſſant le gouvernement Anglois, à la Grenade, le miniſtère crut devoir s’écarter des principes généralement reçus ; & il voulut que les anciens habitans, quelle que fût leur religion, puſſent donner leur voix dans l’aſſemblée coloniale. Cette innovation éprouva la réſiſtance la plus opiniâtre : mais enfin le parlement qui avoit perdu quelque choſe de ſes préjugés, ſe déclara pour l’adminiſtration ; & les catholiques furent autorisés à s’occuper de l’intérêt commun comme les autres.

La prédilection que George III avoit montrée pour les François devenus ſes ſujets, lui fit penſer que ſes volontés ne trouveroient aucune oppoſition dans un établiſſement où ils formoient encore le plus grand nombre. Dans cette confiance, il ordonna qu’on y perçût, à la ſortie des productions, les quatre & demi pour cent que toutes les iſles Britanniques, excepté la Jamaïque, avoient très-anciennement accordés dans un accès de zèle.

On lui conteſta ce pouvoir. La cauſe fut plaidée ſolennellement, & la déciſion ne fut pas favorable au monarque.

Cette victoire enfla le cœur des colons. Pour accélérer les cultures, ils avoient fait de gros emprunts aux capitaliſes de la métropole. Ces dettes qui s’élevoient à cinquante millions de livres, ne furent pas acquittées à leur échéance. Les prêteurs s’armèrent du glaive de la loi qui les autorifoit à ſaiſir les plantations hypothéquées, à les faire vendre publiquement, & à en exiger après huit mois la valeur entière. Cette sévérité répandit la conſternation. Dans ſon déſeſpoir, le corps légiſlatif de l’iſle porta le 6 Juin 1774 un bill qui partageoit en cinq paiemens le prix de l’acquiſition, & qui reculoit juſquà trente-deux mois le dernier terme. Le motif ſecret de cet acte ſingulier, étoit ſans doute de mettre les débiteurs à portée de ſe rendre adjudicataires de leurs propres biens, & de leur procurer par ce moyen des délais qu’ils auroient vainement attendus de la commisération de leurs créanciers.

Une entrepriſe ſi hardie ſouleva l’Angleterre entière. On y fut généralement bleſſé qu’une très-foiblec partie de l’empire ſe crût en droit d’anéantir des engagemens contractés ſous la diſpoſition d’une loi univerſelle dans la bonne foi du commerce. Cette indignation fut partagée par les iſles même de l’Amérique, qui comprirent bien qu’il n’y auroit plus de crédit à eſpérer, ſi la confiance n’avoit plus de baſe. Les Bretons de l’ancien & du Nouveau-Monde unirent leurs voix pour preſſer la puiſſance ſuprême de repouſſer ſans délai cette grande brèche faite au droit important & impreſcriptible de la propriété.