Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 40

La bibliothèque libre.

XL. Diſcorde entre les Anglois de la Dominique & les François des iſles voiſines.

Cet établiſſement eſſuya, dès ſes premiers pas, une infidélité des plus criminelles. Pluſieurs de ſes cultivateurs avoient obtenu du commerce des avances très-conſidérables. Pour ne pas payer leurs dettes, ils ſe réfugièrent avec leurs eſclaves dans les iſles Françoiſes, où une protection marquée leur fut accordée. Inutilement, on les réclama ; inutilement on demanda qu’ils fuſſent tenus de ſatiſfaire à leurs créances : les ſollicitations furent inutiles. Alors le corps légiſlatif fit une loi qui aſſuroit à tous les émigrans François l’avantage de jouir avec sécurité de toutes les richeſſes qu’ils porteroient à la Dominique.

Examinons, ſans partialité, la conduite des deux nations, & nous la trouverons mauvaiſe de part & d’autre.

François ! répondez-moi. Ces transfuges n’étoient-ils pas des voleurs ? Pourquoi donc leur accordez-vous un aſyle. Lorſqu’on les réclama, pourquoi en refusâtes-vous la reſtitution ? On vous l’aura demandée impérieuſement. Je l’ignore : mais je le ſuppoſe. Ce n’étoit pas le ton qu’il s’agiſſoit d’examiner, mais la juſtice de la demande. Ce n’eſt pas le moment de répondre à la morgue par de la morgue. Une action ſollicitée par la juſtice ne peut jamais humilier. Mettez-vous pour un moment à la place des créanciers, & dites-moi ſi vous n’auriez pas fait entendre à la cour de Londres les mêmes repréſentations & les mêmes plaintes ; ſi ſon ſilence ou ſon refus ne vous auroient pas également indignés ? Eſt-ce qu’il y a deux juſtices ?

Et vous Anglois, lorſque par repréſailles, vous offrîtes un aſyle aux émigrans François, ne doublâtes-vous pas le même délit ? N’invitâtes-vous pas au vol & à la déſertion les débiteurs infidèles qui étoient tentés d’échapper à la pourſuite légitime de leurs créanciers ? Si les nations qui ſe ſont partagées le Nouveau-Monde avoient, à votre exemple, pris le même parti ; qui eut fait à ſes colons les avances dont ils auroient eu beſoin ? Que ſeroit devenue l’Amérique, ſi ce mauvais eſprit s’étoit manifeſté à l’origine des conquêtes ? Que deviendroit-elle, s’il s’étendoit ? Réfléchiſſez-y un moment, & vous vous convaincrez qu’une ſuſpenſion générale de la juſtice deviendroit un des plus redoutables fléaux, dont l’eſpèce humaine put être affligée. Vous ſentirez qu’un accord auſſi funeſte des nations rameneroit l’univers à un état de brigandage & de barbarie, dont nous n’avons pas même l’idée. Quel avantage trouverez-vous à nous remplir de vos ſcélérats & à vous infecter des nôtres ? Quel intérêt, quelle confiance peut-on prendre à des hommes ſans foi envers leurs concitoyens ? Vous promettez-vous plus de probité des nôtres ? Si vous les accueillez, pourquoi une troiſième nation les repouſſeroit-elle ? Votre projet eſt-il que la perfidie puiſſe impunément errer de contrée en contrée, & ſe promener avec impunité ſur toute la ſurface du globe ? J’exagère les ſuites de votre procédé : mais ſi l’on veut juger ſainement d’une action, il faut en porter les effets à l’extrême. C’eſt un moyen sûr d’en faire ſentir avec force le réſultat.

Mais, me répliquez-vous, que falloit-il faire ? Ce qu’il falloit faire ? D’abord ce que vous avez fait. Enſuite deſcendre, à main armée, dans les aſyles de vos déſerteurs, & les ravager. Et c’eſt ainſi que vous vous ſeriez montrés des hommes braves & juſtes. Le ſang répandu ne vous auroit pas été imputé ; & vous auriez été applaudis par tous les peuples de l’Europe intéreſſés dans la même cauſe.

Au reſte, dois-je être ſurpris que vous donniez réciproquement retraite à vos malfaiteurs, lorſque je vois tous les jours que vous vous arrogez le droit de vous les envoyer, en prononçant contre eux le banniſſement : loi auſſi contraire au droit commun que le ſeroit au droit particulier celle qui autoriſeroit un citoyen, dont le chien devient enragé, à le lâcher dans la maiſon de ſon voiſin ?

Mais un homme qui a deux bras eſt toujours un bon effet…… Donc il ne faut pas le receler…… Et il n’eſt pas ſans eſpoir, comme il n’eſt pas ſans exemple, qu’un méchant s’amende…… Oui, un contre cent…… Reſte à ſavoir ſi pour un ſcélérat qui ſe corrigera, vous voulez acquérir cent ſcélérats incorrigibles.