Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 3

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 156_Ch3-179_Ch4).

II. Politique.

Les peuples ſauvages & chaſſeurs ont plutôt une politique qu’une légiſlation. Gouvernés chez eux par les mœurs & l’exemple, ils n’ont des conventions ou des loix que de nation à nation. Des traités de paix ou d’alliance font tout leur code.

Telles étoient à-peu-près les ſociétés des tems anciens. Séparés par des déſerts, ſans communication de commerce ou de voyages, ces peuples n’avoient que des intérêts du moment à démêler. Finir une guerre en fixant les limites d’un état, c’étoit toutes leurs négociations. Comme il s’agiſſoit de perſuader une nation, & non de corrompre une cour par les maîtreſſes ou les favoris du prince, ils employoient des hommes éloquens ; & le nom d’orateur étoit ſynonyme à celui d’ambaſſadeur.

Dans le moyen âge, où tout juſqu’à la juſtice, ſe décidoit par la force ; où le gouvernement gothique diviſoit par les intérêts tous les petits états qu’il multiplioit par ſa conſtitution, les négociations n’avoient guère d’influence ſur des peuples iſolés & farouches, qui ne connoiſſoient d’autre droit que la guerre, ni des traités, que pour des trêves ou des rançons.

Durant ce long période d’ignorance & de férocité, la politique fut toute concentrée à la cour de Rome. Elle y étoit née des artifices qui avoient fondé le gouvernement des papes. Comme les pontifes influoient par les loix de la religion & par les règles de la hiérarchie, ſur un clergé très-nombreux que le prosélytiſme étendoit ſans ceſſe au loin dans tous les états chrétiens, la correſpondance qu’ils entretenoient avec les évêques établit de bonne heure à Rome, un centre de communication de toutes ces égliſes ou de ces nations. Tous les droits étoient ſubordonnés à une religion qui dominoit excluſivement ſur les eſprits ; elle entroit dans preſque toutes les entrepriſes, ou comme motif, ou comme moyen ; & les papes ne manquoient jamais, par les émiſſaires Italiens qu’ils avoient placés dans les prélatures de la chrétienté, d’être inſtruits de tous les mouvemens, & de profiter de tous les événemens. Ils y avoient le plus grand intérêt : celui de parvenir à la monarchie univerſelle. La barbarie des ſiècles où ce projet fut conçu, n’en obſcurcit point l’éclat & la ſublimité. Quelle audace d’eſprit pour ſoumettre ſans troupes des nations toujours armées ! Quel art de rendre reſpectable & ſacrée la foibleſſe même du clergé ! Quelle adreſſe à remuer, à ſecouer les trônes les uns après les autres, pour les tenir tous dans la dépendance ! Un deſſein ſi profond & ſi vaſte ne pouvant s’exécuter qu’autant qu’il n’eſt pas manifeſté, ne ſauroit convenir à une monarchie héréditaire, où les paſſions des rois & les intrigues des miniſtres, mettent tant d’inſtabilité dans les affaires. Ce projet, & le plan général de conduite qu’il exige, ne pouvoient naître que dans un gouvernement électif, où le chef eſt pris dans un corps toujours animé du même eſprit, imbu des mêmes maximes ; où une cour ariſtocratique gouverne le prince, plutôt qu’elle ne ſe laiſſe gouverner par lui.

Pendant que la politique Italienne épioit dans toute l’Europe, & ſaſſiſſoit les occaſions d’agrandir & d’affermir le pouvoir eccléſiaſtique, chaque ſouverain voyoit avec indifférence les révolutions qui ſe paſſoient au-dehors. La plupart étoient trop occupés à cimenter leur autorité dans leurs propres états, à diſputer les branches du pouvoir aux différens corps qui en étoient en poſſeſſion, ou qui faiſoient contre la pente naturelle de la monarchie au deſpotiſme : ils n’étoient pas aſſez maîtres de leur propre héritage, pour s’occuper des affaires de leurs voiſins.

Le quinzième ſiècle fit éclore un autre ordre de choſes. Quand les princes eurent raſſemblé leurs forces, ils voulurent les meſurer. Juſqu’alors, les nations ne s’étoient fait la guerre que ſur leurs frontières. Le tems de la campagne ſe paſſoit à aſſembler les troupes que chaque baron levoit toujours lentement. C’étoient des eſcarmouches entre des partis, & non des batailles entre des armées. Quand un prince, par des alliances ou des héritages, eut acquis des domaines en différens états ; les intérêts ſe confondirent, & les peuples ſe brouillèrent. Il fallut des troupes réglées à la ſolde du monarque, pour aller défendre au loin des poſſeſſions qui n’appartenoient pas à l’état. La couronne d’Angleterre ceſſa d’avoir des provinces au cœur de la France : mais celle d’Eſpagne acquit des droits en Allemagne, & celle de France forma des prétentions en Italie. Dès-lors toute l’Europe fut dans une alternative perpétuelle de guerre & de négociation.

L’ambition, les talens, les rivalités de Charles-Quint & de François I, donnèrent naiſſance au ſyſtême actuel de la politique moderne. Avant ces deux rois, les deux nations Eſpagnole & Françoiſe, s’étoient diſputé le royaume de Naples, au nom des maiſons d’Aragon & d’Anjou. Leurs querelles avoient excité une fermentation dans toute l’Italie, & la république de Veniſe étoit l’âme de cette réaction inteſtine contre deux puiſſances étrangères. Les Allemands prirent part à ces mouvemens, ou comme auxiliaires, ou comme intéreſſés. L’empereur & le pape s’y engagèrent avec preſque toute la chrétienté. Mais François I & Charles-Quint attachèrent à leur ſort les regards, les inquiétudes & la deſtinée de l’Europe. Toutes les puiſſances ſemblèrent ſe partager entre deux maiſons rivales, pour affoiblir tour à tour la dominante. La fortune ſeconda l’habileté, la force & la ruſe de Charles-Quint. Plus ambitieux & moins voluptueux que François I, ſon caractère emporta l’équilibre, & l’Europe pencha de ſon côté, mais ne plia pas ſans retour.

Philippe II, qui avoit bien toutes les intrigues, mais non les vertus militaires de ſon père, hérita des projets & des vues de ſon ambition, & trouva des tems favorables à ſon agrandiſſement. Il épuiſa ſon royaume d’hommes & de vaiſſeaux, même d’argent, lui qui avoit les mines du Nouveau-Monde ; & laiſſa une monarchie plus vaſte, mais l’Eſpagne plus foible qu’elle n’avoit été ſous ſon père.

Son fils crut renouer les chaînes de l’Europe, en s’alliant à la branche de ſa maiſon qui régnoit en Allemagne. Philippe II s’en étoit détaché par négligence ; Philippe III reprit ce fil de politique. Mais il ſuivit du reſte les principes erronés, étroits, ſuperſtitieux & pédanteſques de ſon prédéceſſeur. Au-dedans, beaucoup de formalités, mais point de règle, point d’économie. L’égliſe ne ceſſa de dévorer l’état. L’inquiſition, ce monſtre informe, qui cache ſa tête dans les cieux & ſes pieds dans les enfers, tarit la population dans ſa racine, tandis que les guerres & les colonies en moiſſonnoient la fleur. Au-dehors, toujours la même ambition, avec des moyens plus mal-adroits. Téméraire & précipité dans ſes entrepriſes, lent & opiniâtre dans l’exécution, Philippe III réunit tous les défauts qui ſe nuiſent, & font tout avorter, tout échouer. Il épuiſa le peu de vie & de vigueur qui reſtoit au tronc de la monarchie. Richelieu profita de cette foibleſſe de l’Eſpagne, de la foibleſſe du roi qui maîtriſoit, pour remplir ſon ſiècle de ſes intrigues, & la poſtérité de ſon nom ; L’Allemagne & l’Eſpagne étoient comme liées par la maiſon d’Autriche : à cette ligue, il oppoſa par contrepoids celle de la France avec la Suède. Ce ſyſtême auroit été l’ouvrage de ſon tems, il n’avoit pas été celui de ſon génie. Guſtave Adolphe enchaîna tout le Nord à la ſuite de ſes victoires. L’Europe entière concourut à l’abaiſſement de l’orgueil Autrichien ; & la paix des Pyrénées fit paſſer les honneurs de la prépondérance de l’Eſpagne à la France.

On avoit accusé Charles-Quint d’aſpirer à la monarchie univerſelle, on accuſa Louis XIV de la même ambition. Mais ni l’un ni l’autre ne conçut un projet ſi haut, ſi téméraire. Ils avoient tous les deux paſſionnément à cœur d’étendre leur empire, en élevant leurs familles. Cette ambition eſt également naturelle aux princes ordinaires, nés ſans aucun talent, & aux monarques d’un eſprit ſupérieur, qui n’ont point de vertus ou de morale. Mais ni Charles-Quint, ni Louis XIV n’avoient cette détermination, cette impulſion de l’âme à tout braver, qui fait les héros conquérans : ils n’avoient rien d’Alexandre. Cependant on prit, l’on ſema des alarmes utiles. On ne ſauroit les concevoir, les répandre trop tôt, quand il s’élève des puiſſances formidables à leurs voiſins. C’eſt entre les nations ſur-tout, c’eſt à l’égard des rois que la crainte opère la sûreté.

Quand Louis XIV voulut regarder autour de lui, peut-être dut-il être étonné de ſe voir plus puiſſant qu’il ne le croyoit. Sa grandeur venoit en partie du peu de concert qui régnoit entre les forces & les meſures de ſes ennemis. L’Europe avoit bien ſenti le beſoin d’un lien commun, mais n’en avoit pas trouvé le moyen. En traitant avec ce monarque, fier des ſuccès & vain des éloges, on croyoit gagner beaucoup que de ne pas tout perdre. Enfin les inſultes de la France multipliées avec ſes victoires ; la pente de ſes intrigues à diviſer tout, pour dominer ſeule ; le mépris pour la foi des traités ; ſon ton de hauteur & d’autorité, achevèrent de changer l’envie en haine, de répandre l’inquiétude. Les princes même qui avoient vu ſans ombrage ou favorisé l’accroiſſemet de ſa puiſſance, ſentirent la néceſſité de réparer cette erreur de politique, & comprirent qu’il falloit combiner & réunir entre eux une maſſe de forces ſupérieures à la ſienne, pour l’empêcher de tyranniſer les nations.

Des ligues ſe formèrent, mais long-tems ſans effet. Un ſeul homme ſut les conduire & les animer. Échauffé de cet eſprit public, qui ne peut entrer que dans les âmes grandes & vertueuſes, ce fut un prince, mais né dans une république, qui ſe pénétra pour l’Europe entière de l’amour de la liberté, ſi naturel aux eſprits juſtes. Cet homme tourna ſon ambition vers l’objet le plus élevé, le plus digne du tems où il vivoit. Jamais ſon intérêt ne put le détourner de l’intérêt public. Avec un courage qui étoit tout à lui, il ſut braver les défaites qu’il prévoyait ; attendant moins de ſuccès de ſes talens militaires, qu’une heureuſe iſſue de ſa patience & de ſon activité politique. Telle étoit la ſituation des choſes, lorſque la ſucceſſion au trône d’Eſpagne mit l’Europe en feu.

Depuis l’empire des Perſes & celui des Romains, jamais une ſi riche proie n’avoit tenté l’ambition, Le prince qui auroit pu la joindre à ſa couronne, ſeroit monté naturellement à cette monarchie univerſelle, dont le fantôme épouvantoit tous les eſprits. Il faiſoit donc empêcher que ce trône n’échût à une puiſſance déjà formidable, & tenir la balance égale entre les maiſons d’Autriche & de Bourbon, qui ſeules y pouvoient aſpirer par le droit du ſang.

Des hommes versés dans la connoiſſance des mœurs & des affaires de l’Eſpagne, ont, prétendu, ſi l’on en croit Bolingbrock, que ſans les hoſtilités que l’Angleterre & la Hollande excitèrent alors, on eût vu Philippe V auſſi bon Eſpagnol que les Philippes ſes prédéceſſeurs, & que le conſeil de France n’auroit eu aucune influence ſur l’adminiſtration d’Eſpagne : mais que la guerre faite aux Eſpagnols pour leur donner un maître, les obligea de recourir aux flottes & aux armées d’une couronne, qui ſeule pouvoit les aider à prendre un roi qui leur convînt. Cette idée profonde & juſte a été confirmée par un demi-ſiècle d’expérience. Jamais le génie Eſpagnol n’a pu s’accommoder au goût François. L’Eſpagne, par le caractère de ſes habitans, ſemble moins appartenir à l’Europe qu’à l’Afrique.

Cependant les événemens répondirent au vœu général. Les armées & les conſeils de la quadruple alliance, prirent un égal aſcendant ſur l’ennemi commun. Au lieu de ces campagnes languiſſantes & malheureuſes qui avoient éprouvé, mais non rebuté le prince d’Orange, on vit toutes les opérations réuſſir aux confédérés. La France, à ſon tour, par-tout humiliée & défaite, touchoit à ſa ruine, lorſque la mort de l’empereur la releva.

Alors on ſentit que l’archiduc Charles venant à hériter de tous les états de la maiſon d’Autriche, s’il joignoit les Eſpagnes & les Indes à ce grand héritage, ſurmonté de la couronne Impériale, auroit dans ſes mains cette même puiſſance exorbitante que la guerre arrachoit à la maiſon de Bourbon. Les ennemis de la France s’obſtinoient cependant à détrôner Philippe V, ſans ſonger à celui qui rempliroit ſa place ; tandis que les vrais politiques, malgré leurs triomphes, ſe laſſoient d’une guerre, dont les ſuccès devenoient toujours des maux, quand ils ceſſoient d’être des remèdes.

Cette diverſité d’opinions brouilla les alliés ; & cette diſſenſion empêcha que la paix d’Utrecht n’eût pour eux tous les fruits qu’ils devoient ſe promettre de leurs proſpérités. Les meilleures barrières dont on pouvoit couvrir les provinces des alliés, étoit de découvrir les frontières de la France. Louis XIV avoit employé quarante ans à les fortifier, & ſes voiſins avoient vu tranquillement élever ces boulevards qui les menaçoient à jamais. Il falloit les démolir : car toute puiſſance forte qui ſe met en défenſe, projette d’attaquer. Philippe reſta ſur le trône d’Eſpagne ; & les bords du Rhin, la Flandre, reſtèrent fortifiés.

Depuis cette époque, aucune occaſion ne s’eſt préſentée pour réparer l’imprudence commiſe à la paix d’Utrecht. La France a toujours conſervé ſa ſupériorité dans le continent : mais la fortune en a ſouvent diminué les influences. Les baſſins de la balance politique ne ſeront jamais dans un parfait équilibre, ni aſſez juſtes pour déterminer les degrés de puiſſance, avec une exacte préciſion. Peut-être même ce ſyſtême d’égalité n’eſt-il qu’une chimère ? La balance ne peut s’établir que par des traités, & les traités n’ont aucune ſolidité, tant qu’ils ne ſont faits qu’entre des ſouverains abſolus, & non entre des nations. Ces actes doivent ſubſiſter entre des peuples parce qu’ils ont pour objet la paix & la sûreté qui ſont leurs plus grands biens : mais un deſpote ſacrifie toujours ſes ſujets à ſon inquiétude, & ſes engagemens à ſon ambition.

Mais ce n’eſt pas uniquement la guerre qui décide de la prépondérance des nations, comme on l’a cru juſqu’à nos jours. Depuis un demi-ſiècle le commerce y a beaucoup plus influé. Tandis que les puiſſances du continent meſuroient & partageoient l’Europe en portions inégales, que la politique, par ſes ligues, ſes traités & ſes combinaiſons, mettoit toujours en équilibre ; un peuple maritime formoit, pour ainſi dire, un nouveau ſyſtême, & ſoumettoit par ſon induſtrie la terre à la mer ; comme la nature l’y a ſoumiſe elle-même par ſes loix. Elle créoit ou développoit ce vaſte commerce qui a pour baſe une excellente agriculture, des manufactures floriſſantes, & les plus riches poſſeſſions des quatre parties du monde. C’eſt cette eſpèce de monarchie univerſelle que l’Europe doit ôter à l’Angleterre, en redonnant à chaque état maritime la liberté, la puiſſance qu’il a droit d’avoir ſur l’élément qui l’environne. C’eſt un ſyſtême de bien public, fondé ſur l’équité naturelle. Ici, la juſtice eſt l’expreſſion de l’intérêt général. On ne ſauroit trop avertir les peuples de reprendre toutes leurs forces, & d’employer les reſſources que leur offrent le climat & le ſol qu’ils habitent, pour acquérir l’indépendance nationale & individuelle où ils ſont nés.

Si les lumières étoient aſſez répandues en Europe, & que chaque nation connût les droits & les vrais biens, ni le continent, ni l’océan ne ſe feroient mutuellement la loi : mais il s’établiroit une influence réciproque entre les peuples de la terre & de la mer, un équilibre d’induſtrie & de puiſſance, qui les feroit tous communiquer enſemble pour l’utilité générale. Chacun cultiveroit & recueilleroit ſur l’élément qui lui eſt propre. Les divers états auroient cette liberté d’exportation & d’importation qui doit régner entre les provinces d’un même empire.

Une grande erreur domine dans la politique moderne : c’eſt celle d’affoiblir, autant qu’on peut, les ennemis. Mais aucune nation ne peut travailler à la ruine des autres, ſans préparer & avancer ſon aſſerviſſement. Sans doute, il eſt des momens où la fortune offre tout-à-coup un grand accroiſſement de puiſſance à un peuple : mais une proſpérité ſubite eſt peu durable. Souvent il vaudroit mieux ſoutenir des rivaux, que de les opprimer. Sparte refuſa de rendre Athènes eſclave ; & Rome ſe repentit d’avoir détruit Carthage.

Cette élévation de ſentimens épargneroit bien des menſonges, bien des crimes à la politique, qui, depuis deux ou troi$ ſiècles, a eu des objets plus variés & plus imporſans. Son action étoit autrefois très-reſſerrée. Rarement paſſoit-elle les frontières de chaque peuple. Sa ſphère s’eſt ſingulièrement agrandie à meſure que les nations les plus éloignées les unes des autres ont formé des liaiſons entre elles. Elle a ſur-tout reçu un accroiſſement immenſe, lorſque, par des découvertes heureuſes, ou malheureuſes, toutes les parties de l’univers ont été ſubordonnées à celle que nous habitons.

Comme l’étendue qu’acquéroit la politique multiplioit les opérations, chaque puiſſance crut convenable à ſes intérêts de fixer dans les cours étrangères des agens qui n’y avoient été employés que pour un tems fort court. L’habitude de traiter ſans interruption y donna naiſſance à des maximes inconnues juſqu’à cette époque. À la franchiſe, à la célérité des négociations paſſagères, ſuccédèrent des longueurs & des ruſes. On ſe tâta ; on s’étudia ; on chercha à ſe laſſer, à ſe ſurprendre réciproquement. Les ſociété qui n’avoient pu être pénétrés, devinrent le prix de l’or ; & la corruption acheva ce que l’intrigue avoit commencé.

Il paroiſſoit néceſſaire d’offrir des alimeſſe continuels à cet eſprit d’inquiétude, qu’on avoit versé dans l’âme de tous les ambaſſadeurs. Semblable à l’inſecte inſidieux qui fabrique les filets dans l’obſcurité, la politique tendit ſa toile au milieu de l’Europe, & l’attacha en quelque manière à toutes les cours. On n’en peut toucher aujourd’hui un ſeul fil, ſans les tirer tous. Le moindre ſouverain a quelque intérêt caché, dans les traités entre les grandes puiſſances. Deux petits princes d’Allemagne ne peuvent faire l’échange d’un fief ou d’un domaine, ſans être croisés ou ſecondés par les cours de Vienne, de Verſailles ou de Londres. Il faut négocier des années entières dans tous les cabinets, pour un léger arrondiſſement de terrein. Le ſang des peuples eſt la ſeule choſe qu’on ne marchande pas. Une guerre eſt décidée en deux jours, une paix traîne des années entières. Cette lenteur dans les négociations, qui vient de la nature des affaires, tient encore au caractère des négociateurs.

La plupart ſont des ignorans qui traitent avec quelques hommes inſtruits. Le chancelier Oxenſtiern ordonnait à ſon fils de ſe diſpoſer à partir pour la Weſtphalie, où devoient ſe pacifier les troubles de l’empire… Mais, répondit le jeune homme, je n’ai fait aucune étude préliminaire à cette importante commiſſionJe vous y préparerai, lui répliqua ſon père. Quinze jours après, ſans avoir parlé depuis à ſon fils, Oxenſtiern lui dit : Mon fils, vous partirez demainMais, mon père, vous m’aviez promis de m’inſtruire, & vous n’en avez rien fait ?Allez toujours, ajouta l’expérimenté miniſtre, en hauſſant les épaules, & vous verrez par quels hommes le monde eſt gouverné. Il y a peut-être deux ou trois cabinets ſages & judicieux en Europe. Tout le reſte eſt livré à des intrigans, parvenus au maniement des affaires par les paſſions & les plaiſirs honteux d’un maître & de ſes maîtreſſes. Un homme arrive à l’adminiſtration, ſans la connoître ; prend le premier ſyſtême qu’on offre à ſon caprice ; le ſuit ſans l’entendre, avec d’autant plus d’entêtement qu’il y apporte moins de lumières ; renverſe tout l’édifice de ſes prédéceſſeurs pour jeter les fondemens du ſien qui n’ira pas à hauteur d’appui. Le premier mot de Richelieu, miniſtre, fut : le conſeil a changé de maximes. Ce mot qui ſe trouva bon une fois dans la bouche d’un ſeul homme, peut-être n’eſt-il pas un des ſucceſſeurs de Richelieu qui ne l’ait dit ou pensé. Tous les hommes publics ont la vanité, non-ſeulement de meſurer le faſte de leur dépenſe, de leur ton & de leur air, à la hauteur de leur place : mais auſſi d’enfler l’opinion qu’ils ont de leur eſprit, par l’influence de leur autorité.

Quand une nation eſt grande & puiſſante, que doivent être ceux qui la gouvernent ? La cour & le peuple le diſent, mais en deux ſens bien opposés. Les miniſtres ne voient dans leur place que l’étendue de leurs droits ; le peuple n’y voit que l’étendue de leurs devoirs. Le peuple a raiſon, parce qu’enfin les devoirs & les droits de chaque gouvernement devroient être réglés par les beſoins & les volontés de chaque nation. Mais ce principe de droit naturel n’eſt point applicable à l’état ſocial. Comme les ſociétés, quelle que ſoit leur origine, ſont gouvernées preſque toutes par l’autorité d’un ſeul homme, les meſures de la politique ſont ſubordonnées au caractère des princes.

Qu’un roi ſoit foible & changeant, ſon gouvernement variera comme ſes miniſtres, & ſa politique avec ſon gouvernement. Il aura tour-à-tour des miniſtres aveugles, éclairés, fermes, légers, fourbes ou ſincères, durs ou humains, enclins à la guerre ou à la paix ; tels en un mot que la viciſſitude des intrigues les lui donnera. Un tel gouvernement n’aura ni ſyſtême, ni ſuite dans ſa politique. Avec un tel gouvernement, tous les autres ne pourront aſſeoir des vues & des meſures conſtantes. La politique alors ne peut qu’aller ſelon le vent du jour & du moment ; c’eſt-à-dire, ſelon l’humeur du prince. On ne doit avoir que des intérêts momentanés & des liaiſons ſubordonnées à l’inſtabilité du miniſtère, ſous un règne foible & changeant.

Une autre cauſe de cette inſtabilité, c’eſt la jalouſie réciproque des dépoſitaires de l’autorité royale. L’un, contre le témoignage de ſa conſcience & de ſes lumières, croiſe, par une baſſe jalouſie, une opération utile dont la gloire appartiendroit à ſon rival. Le lendemain celui-ci joue un rôle auſſi infâme. Le ſouverain accorde alternativement ce qu’il avoit refusé, ou refuſe ce qu’il avoit accordé. Il ſera toujours facile au négociateur de deviner quel eſt de ſes miniſtres le dernier qu’il a conſulté, mais il lui eſt impoſſible de preſſentir quel ſera ſon dernier avis. Dans cette perplexité, à qui s’adreſſera-t-il ? À l’avarice & aux femmes, s’il eſt envoyé dans une contrée gouvernée par un homme. À l’avarice & aux hommes, s’il eſt envoyé dans une contrée gouvernée par une femme. Il abdiquera le rôle d’ambaſſadeur on de député pour prendre celui de corrupteur, le ſeul qui puiſſe lui réuſſir. C’eſt l’or : & quoi encore ? l’or qu’il ſubſtituera à la plus profonde politique. Mais ſi, par un haſard dont il n’y a peut-être aucun exemple, l’or manque ſon effet, que fera-t-il ? Il ne lui reſte qu’à ſolliciter ſon rappel.

Mais le ſort des nations & l’intérêt politique ſont bien différens dans les gouvernemens républicains, La, comme l’autorité réſide dans la maſſe ou dans le corps du peuple, il y a des principes & des intérêts publics qui dominent dans les négociations, Il ne faut pas alors borner l’étendue d’un ſyſtême à la durée d’un miniſtère, ou à la vie d’un ſeul homme. L’eſprit général qui vit & ſe perpétue dans la nation eſt la ſeule règle des négociations. Ce n’eſt pas qu’un citoyen puiſſant, un démagogue éloquent, ne puiſſe entraîner quelquefois un gouvernement populaire dans un écart politique : mais on en revient aisément. Là, les fautes ſont des leçons, comme les ſuccès. Ce ſont de grands événemens, & non des hommes, qui font époque dans l’hiſtoire des républiques. Il eſt inutile de vouloir ſurprendre un traité de paix ou d’alliance par la ruſe ou par l’intrigue, avec un peuple libre. Ses maximes le ramènent toujours à ſes intérêts permanens, & tous les engagemens y cèdent à la loi ſuprême. Là, c’eſt le ſalut du peuple qui fait tout, tandis qu’ailleurs c’eſt le bon plaiſir du maître.

Ce contraſte de maximes politiques a rendu ſuſpectes ou odieuſes les conſtitutions populaires à tous les ſouverains abſolus. Ils ont craint que l’eſprit républicain n’arrivât juſqu’à leurs ſujets, dont tous les jours ils appeſantiſſent de plus en plus les fers. Auſſi s’aperçoit-on d’une conſpiration ſociété entre toutes les monarchies, pour détruire & ſaper inſenſiblement les états libres. Mais la liberté naîtra du ſein de l’oppreſſion. Elle eſt dans tous les cœurs : elle paſſera, par les écrits publics, dans les âmes éclairées ; & par la tyrannie, dans l’âme du peuple. Tous les hommes ſentiront enfin, & le jour du réveil n’eſt pas loin, ils ſentiront que la liberté eſt le premier don du ciel, comme le premier germe de la vertu. Les inſtrumens du deſpotiſme en deviendront les deſtructeurs ; & les ennemis de l’humanité, ceux qui ſemblent aujourd’hui n’être armés que pour l’exterminer, combattront un jour pour ſa défenſe.