Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 6

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 38_Ch06-47_Ch07).

VI. État actuel de Philadelphie.

C’eſt Philadelphie ou la ville des Frères, qui eſt le centre de ce grand mouvement. Cette ville célèbre eſt ſituée à cent vingt milles de la mer, au confluent de la Delaware & du Schuylkill. Penn, qui la deſtinoit à devenir la métropole d’un grand empire, vouloit qu’elle occupât un mille de large ſur deux milles de long, entre les deux rivières. Sa population n’a pu encore remplir un ſi grand eſpace. Juſqu’ici, l’on n’a bâti que ſur les bords de la Delaware : mais ſans renoncer aux idées du légiſlateur, mais ſans s’écarter du plan qu’il avoit tracé. Ces précautions ſont ſages. Philadelphie doit devenir la cité la plus conſidérable de l’Amérique, parce qu’il eſt impoſſible que la colonie ne faſſe pas de très-grands progrès, & que ſes productions ne pourront jamais gagner les mers que par le port de ſa capitale.

Les rues de Philadelphie, toutes tirées au cordeau, ont depuis cinquante juſqu’à cent pieds de largeur. Des deux côtés règnent des trottoirs, défendus par des poteaux, placés de diſtance en diſtance.

Les maiſons, dont chacune a ſon jardin & ſon verger, ſont conſtruites de brique, & ont communément trois étages. Plus décorées aujourd’hui qu’autrefois, elles doivent leur principal ornement, à des marbres de différentes couleurs, qui ſe trouvent à un mille de la ville. On en fait des tables, des cheminées ou d’autres meubles, qui ſont devenus l’objet d’un commerce aſſez conſidérable avec la plus grande partie de l’Amérique.

Ces précieux matériaux ne ſauroient être communs dans les maiſons, ſans avoir été prodigués dans les temples. Chaque ſecte a le ſien, & quelques-unes en ont pluſieurs. Cependant on voit un aſſez grand nombre de citoyens, qui ne connoiſſent ni temples, ni prêtres, ni culte public, & n’en ſont ni moins heureux, ni moins humains, ni moins vertueux.

Un édifice auſſi reſpecté, quoique moins fréquenté que ceux de la religion, c’eſt l’hôtel-de-ville. Il eſt de la magnificence la plus ſomptueuſe. C’eſt-là que les repréſentans de la colonie s’aſſemblent tous les ans, & pluſieurs fois l’année, s’il en eſt beſoin, pour régler ce qui peut intéreſſer l’ordre public. On y a placé ſous les mains de ces hommes de confiance, tous les ouvrages qui pouvoient les éclairer ſur le gouvernement, ſur le commerce & ſur l’adminiſtration.

À côté de l’hôtel-de-ville eſt une ſuperbe bibliothèque, formée, en 1732, par les ſoins de l’illuſtre Franklin. On y trouve les meilleurs ouvrages anglois, & pluſieurs livres latins & françois. Elle n’eſt ouverte au public que le ſamedi. Ceux qui l’ont fondée, en jouiſſent librement dans tous les tems. Les autres paient le loyer des livres qu’ils y empruntent, & une amende s’ils ne les rendent pas au tems convenu. C’eſt avec ces fonds, toujours renaiſſans, que s’accroît & groſſit journellement ce précieux dépôt. Pour le rendre plus utile, on y a joint des inſtrumens de mathématique & de phyſique, avec un beau cabinet d’hiſtoire naturelle.

Non loin de ce monument, en eſt un autre du même genre. C’eſt une belle collection des claſſiques grecs & latins, avec leurs commentateurs les plus eſtimés, & des meilleures productions dont puiſſent s’honorer les langues modernes. En 1752, elle fut léguée au public par le ſavant & généreux citoyen Logan, qui avoit employé à la former une vie longue & laborieuſe.

Le collège, qui doit préparer l’eſprit à toutes les ſciences, dut, en 1749, ſon origine aux travaux du docteur Franklin, dont le nom ſe trouve toujours mêlé aux choſes grandes ou utiles, opérées dans la région qui l’a vu naître. Dans les premiers tems, cette école n’initia la jeuneſſe qu’aux belles-lettres : mais on y a depuis enſeigné la médecine, la chymie, la botanique & la phyſique expérimentale. Les maîtres & les connoiſſances s’y multiplieront, à meſure que les terres, devenues leur patrimoine, ſeront d’un plus grand produit. On peut prédire que la théologie ſera ſeule à jamais exclue d’une académie conſacrée à l’inſtruction d’un peuple qui admet tous les cultes, qui n’en reconnoit point de dominant, & qui même n’en exige aucun. Ce ſera l’unique contrée de l’univers où l’on ne ſe battra pas pour des mots, où l’on ne ſe haïra point pour des objets incompréhenſibles. Si le deſpotiſme, la ſupeſtition, ou la guerre, viennent replonger l’Europe dans la barbarie dont les arts & la philoſophie l’ont tirée, ces flambeaux de l’eſprit humain iront éclairer le Nouveau-Monde, & la lumière apparoîtra d’abord à Philadelphie.

Cette ville eſt acceſſible à tous les beſoins de l’humanité, à toutes les reſſources de l’induſtrie. Ses quais, dont le principal a deux cens pieds de large, offrent une ſuite de magaſins commodes, & de formes ingénieuſement pratiquées pour la conſtruction. Les navires de cinq cens tonneaux y abordent ſans difficulté, hors les tems de glace. On y charge les marchandiſes qui ſont arrivées par la Delaware, par le Schuylkill, par des chemins plus beaux que ceux de la plupart des contrées de l’Europe. La police a déjà fait plus de progrès dans cette partie du Nouveau-Monde, que chez de vieux peuples de l’ancien.

On ne ſauroit fixer exactement la population de Philadelphie. Les regiſtres mortuaires n’y ſont pas tenus avec attention, & pluſieurs ſectes ne font pas baptiſer leurs enfans. Ce qui paroît certain, c’eſt qu’en 1766, il s’y trouvoit vingt mille habitans. Comme l’occupation de la plupart d’entre eux eſt de vendre les productions de la province entière, & de lui fournir ce qu’elle tire de l’étranger, il ne ſe peut pas que leur fortune ne ſoit très-conſidérable. Elle doit le devenir encore davantage, à proportion que la culture fera des progrès dans un pays dont on n’a défriché que la ſixième partie des terres.

Philadelphie, de même que les autres villes de Penſilvanie, eſt entièrement ouverte. Tout le pays eſt également ſans défenſe. C’eſt une ſuite néceſſaire des principes des Quakers. On ne ſauroit aſſez chérir ces ſectaires, pour leur modeſtie, leur probité, leur amour du travail, leur bienfaiſance. Peut-être ſeroit-on tenté d’accuſer leur légiſlation d’imprudence & de témérité.

En établiſſant cette sûreté civile, qui garantit un citoyen d’un autre citoyen, les fondateurs de la colonie devoient, dira-t-on, établir la sûreté politique, qui défend un état contre les entrepriſes d’un état. L’autorité, qui maintient l’ordre & la paix au-dedans, n’a rien fait, ſi elle n’a prévenu les invaſions au-dehors. Prétendre que la colonie n’auroit jamais d’ennemis, c’étoit ſuppoſer que l’univers n’eſt peuplé que de Quakers. C’étoit exciter le fort contre le foible, abandonner des agneaux à la diſcrétion des loups, & livrer tous les citoyens à l’oppreſſion du premier tyran qui voudroit les ſubjuguer.

Mais, d’un autre côté, comment aſſocier la sévérité des maximes évangéliques qui gouvernent les Quakers à la lettre, avec cet appareil de force offenſive ou défenſive, qui met tous les peuples chrétiens dans un état de guerre continuel ? Que feroient, d’ailleurs, des ennemis, s’ils entroient dans la Penſilvanie les armes à la main ? À moins qu’ils n’égorgeâſſent dans une nuit ou dans un jour tous les habitans de cet heureux pays, ils n’étoufferoient pas le germe & la poſtérité de ces hommes doux & charitables. La violence a des bornes dans ſes excès ; elle ſe conſume & s’éteint, comme le feu dans la cendre de ſes alimens. Mais la vertu, quand elle eſt dirigée par l’enthouſiaſme de l’humanité, par l’eſprit de fraternité, ſe ranime, comme l’arbre, ſous le tranchant du fer. Les méchans ont beſoin de la multitude, pour exécuter leurs projets ſanguinaires. L’homme juſte, le Quaker, ne demande qu’un frère pour en recevoir de l’aſſiſtance, ou lui donner du ſecours. Allez, peuples guerriers, peuples eſclaves & tyrans, allez en Penſilvanie ; vous y trouverez toutes les portes ouvertes, tous les biens à votre diſcrétion ; pas un ſoldat, & beaucoup de marchands ou de laboureurs. Mais ſi vous les tourmentez, ou les vexez, ou les gênez, ils s’enfuiront, & vous laiſſeront leurs terres en friche, leurs manufactures délabrées, leurs magaſins déſerts. Ils s’en iront cultiver & peupler une nouvelle terre ; ils feront le tour du monde, & mourront en chemin, plutôt que de vous égorger ou de vous obéir. Qu’aurez-vous gagné, que la haine du genre-humain & l’exécration des ſiècles à venir ?

Puiſſé-je ne m’être pas trompé dans tout ce que je viens de dire, & n’avoir pas pris le ſouhait de mon cœur pour un décret de la vérité ! Le ſeul ſoupçon que j’en ai dans ce moment m’afflige. Heureuſe & ſage contrée, ſubirois-tu donc un jour la funeſte deſtinée des autres, & ſerois-tu ravagée, ſubjuguée comme elles ? Loin de moi un preſſentiment capable d’ébranler, dans mon eſprit, la plus conſolante des vérités ou des illuſions : c’eſt qu’il exiſte une providence qui veille à la conſervation des bons ! Loin de ma mémoire la multitude innombrable des événemens qui ſemblent dépoſer contre elle.

C’eſt ſur cette perſpective, que les Penſilvains ont fondé leur sécurité future. Du reſte, comme ils ne voient pas que les états les plus belliqueux durent le plus long-tems ; ni que la méfiance, qui eſt en ſentinelle, en dorme plus tranquille ; ni qu’on jouiſſe avec un grand plaiſir de ce qu’on poſſède avec tant de crainte : ils vivent le jour préſent, ſans ſonger au lendemain. On penſe d’une autre manière dans le Maryland.