Histoire socialiste/Consulat et Empire/12

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, sous la direction de
Jules Rouff (p. 199-204).

L’EMPIRE

CHAPITRE PREMIER

LA FRANCE ASSERVIE

L’Empire, c’est la guerre. Ce chapitre sera donc assez bref, car la vie politique en France est morte pour un temps. Le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII établissait bien en 142 articles une Constitution, mais cette Constitution demeura sans valeur. Elle contenait des dispositions quasi-libérales, qui auraient pu à la rigueur arrêter le despotisme, mais ces dispositions n’avaient été mises là par Napoléon que pour calmer les inquiétudes de la bourgeoisie, et il était bien décidé à n’en tenir aucun compte. C’est ainsi que le Sénat recevait le droit de refuser la promulgation d’une loi, si elle paraissait contre-révolutionnaire ou inconstitutionnelle ; c’est ainsi encore que le Sénat, par ses commissions, devait veiller à la liberté de la presse, à la liberté individuelle, et se transformer en Haute-Cour pour juger les ministres qui attenteraient à cette liberté. Empressons-nous d’ajouter que « la commission sénatoriale de la liberté de la presse n’avait pas dans ses attributions la presse périodique, qui fut réduite à l’esclavage, à la nullité[1] ». Quant à la commission sénatoriale de la liberté individuelle, elle ne servit à peu près à rien, bien qu’elle se réunît souvent. « Elle fit élargir quelques pauvres diables insignifiants, ceux-là que le gouvernement autorisait à lui envoyer des pétitions. Mais le gouvernement ne se laissa contrôler par elle que quand il le voulut bien, et Napoléon incarcéra qui bon lui sembla, rétablit les bastilles, se joua de la liberté individuelle, sans que la commission servît à autre chose qu’à décorer la tyrannie d’une sorte d’apparence constitutionnelle[2] ». Il n’y a pour se rendre compte de la vérité de ces lignes qu’à feuilleter les bulletins de police conservés aux Archives nationales, c’est chaque jour et sur tous les points du territoire que les arrestations arbitraires se font pour des motifs souvent ridicules. À Toulon, un restaurateur met au-dessus de sa porte, comme enseigne, un manteau ducal surmonté d’une couronne sur la tête d’un veau avec cette inscription : Au veau couronné. Et voici la police en quête des révolutionnaires qui ont établi cette enseigne. À Périgueux, le citoyen Chaussard-Lafustière, qui a osé écrire sur le registre du vote pour l’empire cette phrase si juste : « N’est-il pas dérisoire de nous consulter après besogne faite ? » est signalé par le préfet et traqué. À Angoulême, un ancien conventionnel, Bellegarde, inspecteur des eaux et forêts, est dénoncé pour avoir reçu une image représentant l’empereur, ses trois frères et un ange qui apporte au pape, au lieu de la Sainte-Ampoule, une fiole sur laquelle on lit : Vinaigre des quatre voleurs. La Réveillère-Lépaux est désigné par le préfet de Maine-et-Loire comme s’étant permis quelques calembours sur le pape. Un chirurgien de Nevers est dénoncé comme perturbateur à la Sûreté pour avoir critiqué la composition d’une garde d’honneur formée sur le passage du pape. À Prades, dans les Pyrénées-Orientales, on arrête des citoyens qui protestent contre la proclamation de l’Empire. Le président du Sénat prend la peine d’envoyer au ministre de la police une chanson « atroce », où on lit ces deux vers odieux :

Je vois nos camps peuplés d’esclaves
Et j’y cherche en vain un Brutus.

L’auteur que la police doit arrêter ne sait même pas très exactement ce qu’il veut, car il vante à la fois le retour des Bourbons et le rétablissement de la République ! À Marseille, en brumaire de l’an XIV, le commissaire général croit avoir découvert une grande conspiration s’étendant à 34 départements. 24 mandats d’arrêt sont décernés, 17 exécutés. Il n’y avait absolument rien de fondé dans l’accusation, et il fallut bien en convenir, ce qui n’empêcha pas 6 détenus d’être emprisonnés à Corte (Corse), et 11 autres d’être mis sous la surveillance de la police[3] ! On pourrait multiplier les exemples. M. Aulard[4] rapporte le cas de la femme Chaumette incarcérée près de quatre ans sans jugement, parce qu’elle était signalée « comme colportant à domicile tous les libelles dans le style anarchique », dénonciation non justifiée ; celui de Dessorgues, enfermé à Charenton pour avoir écrit :

Oui le grand Napoléon
Est un grand caméléon,

celui de l’abbé David, acquitté dans le procès Moreau, mais retenu en prison par prudence. Cette énumération suffit amplement pour montrer l’utilité qu’il y avait d’inscrire dans la Constitution que la liberté individuelle serait sauvegardée et de désigner même une commission chargée d’y veiller !

Or il en fut sensiblement de même pour tout ce qui figure dans le sénatus-consulte organique. Par lui, la parole est rendue au Corps législatif : il ne fut presque plus réuni. Par lui, le Tribunal est maintenu, mais divisé en trois sections (législation, intérieur, finances), et délibérant à huis clos ; en 1807, il est supprimé parce qu’il conservait encore, selon les termes d’un rapport officiel « quelque chose de cet esprit inquiet et démocratique qui a longtemps agité la France ». Tous les légionnaires entrèrent de droit dans les collèges d’arrondissement ; tous les grands officiers, commandeurs et officiers de la Légion d’honneur entrèrent de droit dans les collèges de département, ce qui diminuait l’indépendance des électeurs qui déjà en avaient peu. C’est le même esprit qui avait attribué à l’empereur le droit de faire entrer au Sénat autant de membres qu’il lui plairait, moyen sûr de changer la majorité.

Le serment de l’empereur, à qui était confié « le gouvernement de la République », était le suivant : « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile, l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe qu’en vertu de la loi ; de maintenir l’institution de la Légion d’honneur ; de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français ». Ce texte contient en résumé tous les desiderata de la classe bourgeoise, il est la condensation des vœux formés en 1804 par l’immense majorité de la nation trompée, bernée par Bonaparte et entraînée vers les pires abîmes.

Au point de vue administratif, il n’y a entre l’Empire et le Consulat à vie que de légères différences : la centralisation dans la main de Bonaparte devient absolue. Comme créations, notons le ministère de l'administration de la guerre, qui prépare tout en vue de la guerre, tandis que le ministre de la guerre agit ; la secrétairerie d’État, dont le titulaire était « le ministre des ministres, donnant la vie à toutes les actions intermédiaires, le grand notaire de l’Empire, signant et légalisant toutes les pièces ». Depuis pluviôse an IX, un ministère du trésor fonctionnait à côté du ministère des finances. Mollien fut ministre du trésor de l’Empire et, par lui, furent vérifiées toutes les dépenses. Quant à l’administration départementale et municipale, elle resta ce que l’avait faite la loi de pluviôse an VIII, sauf qu’elle fut de plus en plus domestiquée. Il n’y a d’agissant dans l’Empire que l’empereur. Prodigieusement actif, il travaille sans relâche, voulant contrôler tout ce qui se fait dans les ministères, lisant les rapports et la correspondance ministérielle. Il veut connaître aussi bien les scandales découverts par la police de Fouché[5], que les notes diplomatiques reçues ou envoyées par Talleyrand ; il veut savoir ce que contient le Trésor aussi bien que la situation des troupes ou la conduite des préfets. Il fait ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut. C’en est bien fini avec les apparences républicaines, le mot même de République disparaît, et si les monnaies portent encore jusqu’en 1809 « République française » sur leur revers, les actes officiels, les lois sont, dès 1806, promulguées par « Napoléon, par la grâce de Dieu et la Constitution, empereur des Français », et, en 1805, on ne célébrait déjà plus les deux fêtes nationales[6]. Par contre, du jour au lendemain, une cour impériale avait été créée. Les Bonaparte deviennent Altesses. Joseph est grand-électeur, Cambacérès archichancelier, Lebrun architrésorier, Murat grand-amiral. Vingt charges de maréchaux de France sont créées, qui marquent dès l’abord l’empreinte militaire du régime. Il y a quatre maréchaux honoraires : Kellermann, Lefebvre, Pérignon, Sérurier. Parmi les maréchaux en activité, on compte des mécontents, des conspirateurs d’hier, des fidèles : Augereau, Bernadotte, Jourdan, Masséna, Brune, Lannes, Berthier, Ney, Murat, Soult, Davout, Bessières, Mortier, Moncey. D’autres grands dignitaires apparaissent encore : le grand aumônier, Fesch ; le grand écuyer, Caulaincourt ; le grand chambellan, Talleyrand ; le grand veneur, Berthier ; le grand maréchal du palais, Duroc ; le grand-maître des cérémonies, Ségur. Des titres de toutes sortes encore furent distribués à des gens d’ancienne noblesse, et, à des nouveaux venus aux honneurs ; des rentes, des dotations furent distribuées, et, sur la nation écrasée, le luxe de la nouvelle Cour se développa, masquant sous son éclat de mauvais aloi la servilité générale. Ce luxe eut une première fois l’occasion de se manifester pour les cérémonies qui entourèrent le sacre.

Napoléon voulait tenir sa couronne du pape lui-même, et, par l’intermédiaire du légat Caprara et du cardinal Fesch, ambassadeur à Rome, il demanda à Pie VII de venir le sacrer à Paris. L’empereur désirait « que Dieu se fit publiquement son complice dans la personne du pape[7] ». Pie VII et Consalvi, songeant au meurtre du duc d’Enghien, aux bons rapports traditionnels de Rome et de Vienne, ne manquèrent pas de résister à la demande de Napoléon. Précisément l’empereur attaquait les congrégations non autorisées, déclarait dissoutes celles des « Père de la Foi »[8], interdisait les vœux perpétuels, ne reconnaissait comme légales que cinq associations de femmes[9], qui devaient, dans le délai de six mois, faire vérifier leurs statuts par le Conseil d’État. Des poursuites criminelles devaient être intentées contre toute association non autorisée. Pie VII fit des doléances, chercha à éviter l’invitation par tous les moyens, mais ce fut en vain. Napoléon promettait de tout écouter quand le pape serait à Paris, il ne voulait rien entendre tant que le pape serait à Rome. Il fallait céder, mais Pie VII, qui craignait tout, ne partit pas sans avoir rédigé un acte d’abdication, tant il craignait d’être retenu prisonnier ! Après un voyage rapide, il arriva à Fontainebleau, où Napoléon le rencontra, ce qui évitait la réception solennelle à Paris.

C’est la veille même de la cérémonie que le pape apprit, non sans étonnement et sans colère, que Joséphine et l’empereur n’étaient pas mariés religieusement ; il fallut que le cardinal Fesch, leur oncle, les mariât secrètement aux Tuileries ! Le 2 décembre 1804, à Notre-Dame, eut lieu le sacre. De cette cérémonie en elle-même nous ne dirons rien : les gens qui y figuraient n’étaient pas encore habitués à la pompe. Napoléon lui-même, voulant parler à Fesch, lui frappa dans le dos avec son sceptre. Il y avait beaucoup d’or, beaucoup de couleurs, beaucoup de mauvais « goût troubadour et rococo ». Le pape n’était là que pour la parade, et l’on sait que l’empereur, au moment du couronnement, lui retira des mains la couronne pour la placer lui-même sur sa tête et qu’il couronna ensuite l’impératrice. Le spectacle de Notre-Dame coûta 663 911 francs, et il ne fut pas le seul donné à l’occasion du couronnement. La ville de Paris offrit des fêtes qui l’endettèrent pour longtemps ; les maréchaux reçurent à l’Opéra, et Mme de Rémusat dit que chaque dame du palais reçut pour ses toilettes 10 000 francs, qui furent loin de leur suffire[10] ». On a calculé que les dépenses du couronnement montèrent à 4 millions. La seule distribution des aigles aux troupes réunies au Champ de Mars coûta la bagatelle de 239 834 francs[11].

Le régime commence ainsi dans une magnificence trompeuse. Le peuple reste frappé par les spectacles qui lui sont offerts, il est pris au mirage de la grandeur et comme grisé toujours davantage par l’extraordinaire fortune de l’empereur. Desmarets, rendant compte de l’esprit public, écrit le 29 frimaire an XIII[12]. « L’importante dignité des fêtes du couronnement, la manière dont l’hommage de la ville de Paris a été fait et accepté ont frappé tous les esprits. L’institution impériale a pris une véritable consistance, non pas par cette joie éphémère, ces espérances factices qui tiennent plus ou moins à l’esprit de parti[13], mais par l’aplomb (sic) du souverain, la grandeur des circonstances que son génie domine et élève. Les hommes qui, par affectation ou de bonne foi, demandaient, il y a peu de mois : « À quoi bon prendre un titre nouveau, etc., etc. », commencent à voir qu’il ne s’agit pas d’un simple changement dans les noms, mais d’un puissant affermissement dans les choses. De leur côté, les hommes à jeux de mots sont déconcertés de toutes ces réalités qui surpassent la puissance des anagrammes et des calembours[14]. Trois classes d’individus s’étaient fait remarquer dans ces derniers temps de commérage. À peine ose-t-on les nommer ici, tant elles paraissent ridicules à côté de tant de puissance et de raison. Ce sont des exclusifs, des bourboniens et quelques indigènes de la population de Paris, espèce mi-partie de niais et d’oisifs qui regardent le titre de Parisiens comme une dignité, et qu’on a jadis mis en œuvre en les berçant de quelques idées de domination. Ces différents individus, pour qui un supplément de révolution serait un patrimoine, n’ont pas vu sans regret fixer la situation de la France dans un sens qui n’est pas le leur. Ces misérables intérêts se sont agités dans la mesure de leurs mérites, c’est-à-dire par quelques rébus et par des bavardages ridicules, quelquefois grossiers. Aussi n’y a-t-on répondu que par le mépris. L’oubli a suivi de près. Le mot magique de postérité jeté par l’homme qui, devant elle, paraissait si grand, a été parfaitement saisi et apprécié, et les petits moyens des petites coteries en ont paru encore plus petits[15] ». Rien, mieux que ce rapport vide et plat, ne peut montrer l’anéantissement des partis politiques. La police, réduite à collectionner les jeux de mots, les anagrammes, heureuse de signaler dans ses rapports qu’un sieur Guichard est l’auteur des vers suivants :

Du grand Napoléon, je suis l’admirateur.
Il me dit son sujet, je suis son serviteur.

et cela dans le Paris de la Révolution, n’est-ce pas le signe indéniable de l’abdication entière du peuple !

  1. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, p. 777.
  2. Aulard, id. loc., 778
  3. Tous les exemples que nous donnons sont pris aux Archives nationales. F7 3705, F7 3706, F7 3709.
  4. La liberté individuelle sous Napoléon Ier dans les Études et leçons sur la Révolution française, série III.
  5. Fouché redevint ministre de la police le 22 messidor an XII (11 juin 1804). Il fut ainsi payé de son zèle pour l’établissement de l’Empire.
  6. Voir Aulard, « Quand disparut la première République », dans la Revue Bleue, 10 janvier 1898.
  7. Debidour, Histoire des rapports de l’Église et de l’État en France de 1789 à 1870, p. 234.
  8. Décret du 3 messidor an XII.
  9. Sœurs de la charité, Sœurs hospitalières, Sœurs de Saint-Thomas, Sœurs de Saint-Charles, Sœurs Vatelottes.
  10. Voyez Baudrillart, Histoire du luxe privé et public, t. IV, 582.
  11. Pendant cette cérémonie, un jeune interne de l’hôpital Saint-Louis, nommé Faure, jeta en l’air son chapeau en criant : « La liberté ou la mort ». Il fut aussitôt arrêté et mis en prison.
  12. Archives nationales, F7 3706.
  13. Comparez avec les termes du rapport fait au lendemain du coup d’État de brumaire, supra p. 17.
  14. Voici un exemple de ces anagrammes que recueillait la police. Avec ces mots : Napoléon, empereur des François », on faisait : Ce fol empire ne durera pas son an.
  15. Allusion à la réponse faite par l’empereur au préfet de Paris lors de la fête de l’Hôtel de Ville. Napoléon lui avait donné à entendre que « la postérité saurait mieux apprécier ses bienfaits et la sagesse de son règne que la population actuelle de la capitale ».