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Histoire socialiste/La Troisième République/13

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Chapitre XII.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XIV.



CHAPITRE XIII


Adresses des conseils généraux et campagne oratoire de Gambetta. — « Il n’y a pas de question sociale. » — La dissolution. — Réorganisation de l’Internationale. — Le service militaire et l’instruction populaire. — M. Thiers à l’Élysée.


L’intersession, quoique fort brève, puisque l’Assemblée devait reprendre ses travaux le 22 avril, fut extrêmement agitée. Elle fut marquée par des incidents, des événements bien faits pour démontrer qu’il y avait quelque chose de changé en France. L’attitude brouillonne, maladroite, haineuse et mesquine des droites avait fini par émouvoir le pays avide de tranquillité intérieure, maintenant que la paix extérieure semblait assurée et que, progressivement, s’effectuait l’évacuation des départements occupés par les armées allemandes. Le résultat le plus clair des intrigues monarchistes, des complots bonapartistes, des menées cléricales fut de déterminer un courant d’opinion républicaine qui se manifesta jusque dans les régions dont la majorité des représentants était composée des pires réacteurs.

De nombreux conseils généraux, tout en respectant la loi qui les régissait, se réunirent hors séance pour envoyer au chef du pouvoir exécutif des adresses de sympathie et de confiance ; pour l’encourager à persister dans « l’essai loyal », à maintenir envers et contre tous la forme du gouvernement.

Léon Gambetta entreprenait sa campagne oratoire qui devait faire pressentir, sous une forme véhémente, passionnée, l’homme d’État qui se révélerait quelques années après, assez modéré pour évoluer vers le centre du parti républicain et mériter les approbations de M. Thiers lui-même. Il serait injuste de méconnaître que sa campagne joua un rôle prépondérant dans le groupement, le développement de la démocratie française.

Les deux discours qu’il prononça à Angers et au Havre eurent un prodigieux retentissement. On en pût juger par la lecture des journaux conservateurs de l’époque, dont les colonnes s’emplirent d’attaques violentes et d’injures grossières qui ne firent, du reste, que lui amener des partisans. Il s’attacha à ne point éveiller les susceptibilités de M. Thiers, à contester à l’Assemblée tout pouvoir constituant, à réclamer la dissolution, à flatter le peuple qui travaille tout en rassurant la bourgeoisie, traçant un programme social tout particulièrement antisocialiste ; il se posait avant tout comme l’homme de la Défense nationale, évoquant toutes les douleurs de la patrie vaincue et mutilée. De l’Assemblée nationale, de la dissolution, il disait à Angers :

« Je n’attends rien de l’Assemblée de Versailles : elle montre tout ce qu’elle craint en n’osant pas rentrer dans ce Paris, berceau de notre civilisation, bouclier de nos libertés publiques, initiateur et guide de l’esprit national, de ce Paris qu’on peut dénoncer à la haine imbécile de quelques ruraux, mais qu’on ne peut parvenir à abattre ni à déshonorer…..

«….. Les minutes nous font perdre des siècles. Si cela dure trop longtemps, si nous nous attardons dans ce provisoire qui nous énerve, qui lasse l’attente du pays, nous courons les plus grands périls. Ah ! messieurs, n’hésitons pas ! Quant à moi, ma conviction est faite, et je l’exprime ici avec toute l’ardeur de mon amour pour la France : entre la dissolution de l’Assemblée et la dissolution de la patrie, je vote pour la dissolution de l’Assemblée ! »

Au Havre, il insista sur trois points essentiels. Après avoir revendiqué comme un honneur l’épithète de « commis-voyageur de la démocratie » que lui avaient décochée les journaux réactionnaires, sur la question d’instruction et d’éducation il disait : « Cette éducation il la faut absolument civile : c’est le caractère même de l’État. Et qu’on ne crie pas à la persécution ! L’État laissera aux cultes la plus grande liberté, et nos adversaires seront les premiers à le reconnaître. L’État ne peut avoir aucune compétence ni aucune action sur les dogmes, ni sur les doctrines philosophiques : il faut qu’il ignore ces choses, ou bien il devient arbitraire, persécuteur, intolérant ; il n’a pas le droit de le devenir ». Sur le service militaire obligatoire il se prononçait en ces termes « Chaque citoyen soldat et instruit ». En ce qui touche la question sociale, il décelait les vrais sentiments de son âme bourgeoise : « Ne nions pas les misères, les souffrances d’une partie de la démocratie….. mais tenons-nous en garde contre les utopies » ; il ajoutait : « Il n’y a pas de remède social, parce qu’il n’y a pas une question sociale. Il y a une série de problèmes à résoudre ». Et il affirmait que la France n’a jamais demandé que deux choses au gouvernement : « l’ordre » et « la liberté » !

Il ne s’agissait pas seulement de rassurer les intérêts des possédants et dirigeants qu’il importait de grouper en un solide faisceau ou de rallier à la République, il fallait aussi prévenir les esprits, particulièrement les esprits ouvriers, contre le mouvement qui, déjà, se manifestait dans le pays, en vue duquel la loi contre l’Internationale venait d’être forgée et qui, avant qu’une année se fut écoulée, allait être l’occasion de nombreux procès. Ce mouvement s’était lentement ébauché ; fort confus, il n’allait se préciser que sur deux points : l’adoption de la Révolution du 18 Mars comme une date mémorable, caractéristique, des efforts du prolétariat pour son émancipation ; le ralliement d’une partie de ce mouvement au mouvement international. En ce qui touche la doctrine, il faut dire, reconnaître qu’elle était fort diverse, d’ordre composite, plutôt sentimentale. Il n’en pouvait être autrement.

Quelques anciens socialistes, revenus de l’émoi légitime causé par la récente défaite, abandonnaient le découragement, stimulés du reste par les appels des camarades en exil, dont lettres et brochures pénétraient, se répandaient, se communiquaient en cachette ; c’était surtout parmi la jeunesse que l’agitation se produisait ; parmi la jeunesse ouvrière ayant peu de loisirs, peu de moyens pour s’instruire ; parmi la jeunesse des écoles, plus indépendante, turbulente par tradition, républicaine par raison, surtout par enthousiasme ; souvent généreuse. Dans quelques villes, plus particulièrement dans le Midi et dans le Sud-Ouest, s’était formée, dès 1872, une Association républicaine des écoles ; elle avait arboré un programme qui paraissait avancé, d’un « rouge » vibrant et séduisant. On se réunissait, on discutait et des discussions, peu à peu, se dégageait une orientation. Au fur à mesure que se dégageait cette orientation, les adhérents s’égrenaient tout naturellement, chacun se classant dans la fraction républicaine conforme à ses intérêts de classe, son tempérament, ses vues particulières, ses ambitions ou ses espoirs désintéressés. Et l’émiettement sera pour ainsi dire complet le jour où se posera la question d’affiliation à l’Internationale qui, avant la loi comme après, lentement se réorganisait, pour une brève durée. L’éclipse ne sera que momentanée ; une trentaine d’années après, sur d’autres bases, le prolétariat aura reconstitué, par son avant-garde consciente, son pacte international de solidarité désormais intangible.

Une grande activité avait été déployée pour cette réorganisation de l’Internationale, car un grand Congrès devait être tenu à La Haye et que là devait se livrer, après une escarmouche au Congrès de 1869, une grande bataille entre les partisans de Karl Marx et ceux de Bakounine. Des sections avaient été fondées ou réorganisées un peu partout, parfois sans assez de prudence. Nous retrouverons ces sections aux prises avec la nouvelle loi et les juges correctionnels, au cours des procès qui se déroulèrent en 1873.

La grande masse du prolétariat français allait rester indifférente, défiante ou hostile envers ces tentatives qui furent, cependant, assez significatives pour attirer l’attention des conservateurs de droite ou de gauche.

Ajoutons, néanmoins, que le souci de défendre la République, de l’asseoir comme définitive forme de gouvernement fut assez profond, assez fort pour grouper fortement toutes les fractions du parti républicain et leur permettre soit une défensive énergique, soit une offensive irrésistible chaque fois que des occasions se présentaient. Elles étaient presque quotidiennes.

Entre les questions qui passionnaient l’opinion, deux se présentaient : le service militaire pour la réorganisation d’une armée nombreuse et forte. Le système qui jusqu’à la guerre avait prévalu et avait surtout fourni des prétoriens capables de défendra le pouvoir, mais incapables de défendre le pays — il venait d’en être fait une expérience cruelle — était définitivement condamné. D’autre part, il paraissait inadmissible qu’un citoyen valide put se soustraire au devoir de porter les armes en temps de paix comme en temps de guerre, et le régime de l’obligation pour tous paraissait le seul équitable. L’Allemagne monarchique venait de démontrer les avantages de ce recrutement.

L’autre question était celle de l’instruction. On avait été battu, disait-on — il faut bien chercher des excuses aux défaites, quand on ne veut pas en découvrir les véritables causes — on avait été battu parce que le peuple n’était pas assez instruit, parce qu’il comptait un grand nombre d’illettrés. « C’est l’instituteur allemand qui a préparé les victoires », telle était la formule courante. Il y avait une bonne part de vérité dans cette affirmation ; ce n’était pas toute la vérité, cependant, car malgré toute leur ignorance, officiers et soldats français, tant en Alsace que sous Metz, avaient vu de très près la victoire souriante déjà.

Mais, admettant la thèse, il était aisé de répondre à la bourgeoisie française que si l’ignorance du peuple et l’incomplète instruction des chefs militaires étaient pour une grande part dans les désastres essuyés, c’était à elle qu’en remontait directement la lourde responsabilité, puisque c’était elle qui, possédant et gouvernant, n’avait donné au peuple l’instruction, pas plus sous Louis-Philippe que sous la seconde République et sous l’Empire.

Elle n’allait, du reste, se rendre à l’évidence que quelques années plus tard et organiser, après quelles longues et passionnés luttes, l’instruction primaire gratuite, laïque, obligatoire, mais avec un programme insuffisant, incomplet ; encore comptait-elle en bénéficier pour le recrutement de bons soldats et de meilleurs ouvriers !

Pour le moment, dans l’opinion où se dessinait un mouvement non antireligieux, mais anticlérical, parce que les prêtres se mêlaient trop ouvertement à la politique, ce que l’on réclamait avec le plus d’ardeur c’était l’enseignement laïque, et ce mouvement se manifestait un peu partout à la fois. C’était de Toulon qu’était pour ainsi dire parti le signal, puisque déjà le 6 août 1871 le conseil municipal de cette ville avait décidé qu’à dater du 1er octobre suivant, c’est-à-dire de la rentrée des classes, toutes les écoles primaires seraient exclusivement confiées à des instituteurs et institutrices laïques. Le préfet du Var avait approuvé la délibération, mais des religieuses touchées directement par cette délibération s’étaient pourvues devant le Conseil d’État. M. Jules Simon, le républicain ancien membre du gouvernement de la Défense nationale, dont l’évêque Dupanloup devait dire : « Cet homme sera cardinal avant moi », était ministre de l’instruction publique : pour faire sa cour aux droites il prit toutes les dispositions et exécuta toutes les manœuvres en vue de faire annuler et la délibération du conseil municipal et l’arrêté approbatif du préfet. Il y réussit, comme pour une délibération analogue du conseil municipal de Roanne !

Ces mesures ne devaient pas arrêter le mouvement, au contraire. La France commençait à avoir peur du gouvernement des curés.

Les vacances de l’Assemblée se terminèrent parmi ces agitations diverses.
la journée du 21 mai 1873. — la manifestation du boulevard des italiens.
Extrait de l’Illustration.
Les Droites revinrent à Versailles, aigries plus que jamais, désireuses d’agir ; émues des sentiments d’hostilité qui s’étaient manifestés partout ; des discours prononcés par Gambetta ; incapables de pardonner à M. Thiers l’acte audacieux qu’il avait commis en donnant une grande soirée dans les salons de l’Élysée ; c’était pour elles une manifestation en faveur du retour à Paris.