Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-04

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2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE IV


SAINT-MERRI


Louis-Philippe et la question d’argent. — Le complot des tours Notre-Dame et celui de la rue des Prouvaires. — État d’esprit du parti républicain en 1832. — Les journaux et le jury. — Les associations républicaines et le procès de Quinze. — Le socialisme commence à percer dans le parti républicain. — Les disciples de Buonarotti. — La conduite de Grenoble. — Le choléra et la misère déciment les ouvriers. — Mort de Casimir Perier. — Le compte rendu de l’opposition. — Les obsèques du général Lamarque. — Insurrection des 5 et 6 juin. — La barricade de Saint-Merri.


Entre la bourgeoisie et son roi, les difficultés devaient surtout venir de question d’argent. Tandis que le peuple avait salué le retour du drapeau tricolore comme une revanche de la vaincue de 1815 contre l’Europe de la Sainte-Alliance et faisait grief à Louis-Philippe de n’avoir pas encore conquis le Rhin, envahi l’Italie et libéré la Pologne, la boutique voulait un monarque au plus juste prix. Puisqu’il était ennemi du faste, et d’ailleurs doué de toutes les vertus bourgeoises, il n’avait pas besoin de cour. On n’oubliait pas, d’autre part, qu’avant de monter sur le trône il était le plus riche propriétaire du royaume, et qu’il ne s’était dépouillé de ses immenses propriétés territoriales en faveur de ses fils que pour ne pas incorporer ces biens à la couronne.

Dès le mois de décembre 1830, Laffitte, cependant, avait fixé à dix-huit millions le chiffre de la liste civile. Si les Chambres avaient discuté son projet avant qu’il ne quittât le pouvoir, il se peut que la grande popularité du ministre eût réussi à le faire adopter tel quel. Ce projet donnait en apanage au duc d’Orléans un revenu de deux millions et fixait une dotation pour les autres princes et princesses de la famille royale. Le banquier libéral, on le voit, avait largement fait les choses.

Le marquis de Flers, dans son histoire apologétique de Louis-Philippe, insiste sur ce qu’« aucun président du Conseil n’était plus apte que M. Laffitte » à faire voter le projet de liste civile, « grâce à ses nombreuses relations avec les députés de la gauche. » Et il fait un mérite au roi, qui savait cela, de n’avoir pas hésité « à rassurer le parti conservateur » et à se séparer de son ministre lorsqu’il le vit « avoir avec la gauche une politique de concession et de faiblesse qui nuisait au gouvernement ». Tant il est vrai qu’aux mains d’un apologiste, tout événement est propre à devenir un éloge.

En renvoyant Laffitte, le roi ne crut et n’entendit faire sur ce chapitre le moindre sacrifice à la chose publique. Et comment l’eût-il cru ? Casimir Perier était-il moins soucieux de la gloire du trône que son prédécesseur ? Malgré ses airs cassants et dominateurs, n’était-il pas, lui qui avait accepté à regret les conséquences des journées de juillet, plus près de la cour que le banquier libéral auquel il succédait ? Enfin, les élections faites par les soins de Casimir Perier ne permettaient-elles pas à Louis-Philippe d’espérer une Chambre plus maniable ?

Si, en janvier 1832, le ministre dut ramener à douze millions le chiffre de la liste civile que lui-même, en décembre, avait fixé à dix-huit, écarter le principe de l’apanage pour le prince royal et rendre les autres dotations éventuelles, c’est qu’il dut tenir compte des véhémentes récriminations de la boutique. Or, Laffitte en eût à coup sûr tenu un compte plus large encore, lui qu’on accusait de tout céder à la moyenne et à la petite bourgeoisie, si fortement et si directement représentées par la garde nationale et par une presse attentive à refléter l’opinion publique.

C’est un des avantages des régimes de discussion, non certes pour ceux qui gouvernent mais pour ceux qui sont gouvernés, que certains scandales d’inégalité ne puissent se produire dans toute leur étendue. Comment eût-on pu rétablir les apparences somptuaires du régime qui venait de disparaître sans soulever de violents mouvements de réprobation, en un moment où, nous apprend Louis Blanc, le bureau de bienfaisance du douzième arrondissement publiait une circulaire dans laquelle il était rapporté que « vingt-quatre mille personnes » manquaient de pain et de vêtements et que beaucoup sollicitaient « quelques bottes de paille pour se coucher » ! Le rapporteur de la Chambre fixa la liste civile à douze millions, et force fut bien à Casimir Perier de discuter sur cette base.

L’ordre règne à Paris.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


La classe moyenne se passionnait en effet pour la liste civile. Les pamphlets de Cormenin sur la question étaient lus avidement, ils alimentaient les débats parlementaires. Avait-on fait une révolution simplement pour augmenter le traitement du premier fonctionnaire de l’État ? N’était-ce pas, au contraire, l’occasion de marchander et d’obtenir un rabais ? Un roi au rabais, voilà ce que voulait la boutique, habituée à compter, et aussi à vérifier soigneusement la feuille du percepteur. Puisque le roi n’était pas un conquérant, puisqu’il refusait de lancer ses bataillons sur le Rhin et de ramener le drapeau tricolore dans les plaines de la Lombardie, qu’avait-on besoin d’une maison militaire ? « Ce roi, disait ironiquement le Globe, chef d’une nation devenue industrielle, d’une bourgeoisie pacifique, n’est entouré que d’hommes ceignant l’épée et chaussant l’éperon. »

Dans le même organe des saint-simoniens, Michel Chevalier, parlant du récent voyage de Louis-Philippe en Alsace, dit qu’en réponse aux doléances des industriels, lui dépeignant le chômage qui fermait les ateliers et laissait les ouvriers sans pain, il n’avait trouvé que ces mots : « Je ne puis que gémir ». Et à cette impuissance du roi, qui se manifeste par des « vœux stériles », l’écrivain saint-simonien oppose sa puissance en face de malheurs d’une autre nature :

« Supposons qu’au moment où le roi Louis-Philippe venait de faire cette réponse aux magistrats alsaciens, un courrier arrivé en toute hâte, fût entré dans cette même salle et lui eût dit : « Sire, les troupes françaises se gardaient mal dans leurs cantonnements ; les colonels ne s’entendaient point, le désordre était parmi les soldats ; quatre-vingt mille Austro-Sardes ont débouché à l’improviste par Montmélian ; Grenoble est pris, Lyon est bloqué, l’armée est à la débandade ». Supposons qu’à cette funeste nouvelle, le roi eût répondu par ces mots : Je ne puis que gémir, qu’en eût-on pensé ? Qu’en eût-il pensé lui-même ? Et lorsque les industriels ne s’entendent pas, lorsque le désordre est dans l’organisation industrielle, lorsqu’une grande catastrophe vient les atteindre à l’improviste, lorsqu’ils sont bloqués par la faillite, n’a-t-on rien à leur dire que ces mots désespérants ? n’a-t-on rien à faire pour les sauver de leur perte ? Si les intérêts industriels sont reconnus supérieurs aux intérêts guerriers, conçoit-on tant de zèle pour la guerre, une si maigre sollicitude pour le travail ?… »

Payer dix-huit millions cette « si maigre sollicitude », c’était évidemment être volé. La critique saint-simonienne ne renforça guère l’opposition de la classe moyenne, bien que, dans sa passion, elle fît flèche de tout bois contre la cour. La liste civile, ramenée à douze millions, ébranchée de l’apanage et des dotations, fut tout de même votée. Mais il y eut à la Chambre cent dix-neuf opposants, et on put craindre un moment, dans l’économe ménage royal, d’être forcé de restituer au Trésor les sommes dépensées depuis le 8 août 1830 et qui avaient été ordonnancées au taux de dix-huit millions par an.

Pendant tout son règne, le roi au rabais allait avoir à mendier au Parlement les sommes qui étaient nécessaires au « rang » de sa nombreuse postérité, et à essuyer d’innombrables rebuffades d’une bourgeoisie résolue à marchander et à ne payer qu’au plus juste prix.

Tandis que ces chicanes occupaient la cour, la ville et les Chambres, un étrange complot révélait son avortement dans des circonstances curieuses, et vraiment puériles, qui excitèrent contre la police une risée universelle. Car sa main maladroite apparut avec une telle évidence que ses chefs durent avouer le rôle misérable joué par elle dans ce qu’on a appelé le complot des tours Notre-Dame.

Le 4 janvier, dans l’après-midi, les Parisiens n’avaient pas été peu surpris d’entendre le bourdon de Notre-Dame sonner le tocsin. Les passants, attroupés sur le parvis, se demandaient où pouvait bien avoir éclaté l’incendie signalé d’aussi insolite façon. On se précipite, agents de police en tête. Dans l’escalier, la police est accueillie par des coups de pistolet qui n’atteignent personne.

On se saisit sans beaucoup de peine des « insurgés », qui avaient donné le « signal » à une insurrection absente. Un des conjurés, Considère, fut arrêté au moment où il tentait de mettre le feu aux charpentes. La machination policière, où quelques républicains naïfs avaient été entraînés, fut si évidente que, sur huit accusés, cinq furent acquittés.

Le complot dit de la rue des Prouvaires disposait de moyens plus sérieux, étant organisé par le parti royaliste. Si comme le précédent il n’eut pas d’agents de police parmi les instigateurs, du moins y en eut-il pour le déjouer. C’est le sort de tous les complots lorsque l’opinion publique elle-même n’est pas en conspiration avec eux.

Dans la nuit du 1er  au 2 février, des chefs de groupe, qui avaient à leur disposition une force insurrectionnelle de deux à trois mille hommes, se réunissaient pour donner le signal d’un mouvement qui devait se diriger d’abord sur les Tuileries, où un bal réunissait les ministres et les chefs de toutes les grandes administrations. C’était un coup de filet admirable.

Qu’étaient ces chefs de groupe ? Des agents secondaires du parti légitimiste, profondément inconnus, qui depuis quelques mois parcouraient les quartiers ouvriers si durement éprouvés par la misère, et, en y semant de discrètes libéralités au nom de la duchesse de Berri, recrutaient une petite armée parmi les anciens domestiques, les artisans réduits à la famine par la suppression de l’ancienne cour, les ouvriers aigris par le chômage. D’anciens gardes du corps, quelques sous-officiers et garde-chasses formaient les cadres de la petite armée carliste qui devait surgir à l’improviste dans la joie tempérée d’une fête officielle et ramener Charles X aux Tuileries.

L’affaire était dangereuse, les conjurés ayant le nerf de la guerre, qui manqua toujours aux républicains dans les entreprises du même genre qu’ils tentèrent si fréquemment. Aussi Henri Heine, parlant du complot de la rue des Prouvaires, en disculpe-t-il plaisamment ceux-ci ; « car, fait-il, ainsi que me le disait dernièrement l’un d’eux : « Si tu entends rapporter qu’il y a eu de l’argent répandu dans une conspiration, tu peux compter qu’aucun républicain n’y a trempé ». Et l’auteur de la France ajoute cet éloge : « Dans le fait, ce parti a peu d’argent, car il se compose principalement d’hommes désintéressés ».

Ce n’était pas un républicain, en effet, ce Poncelet, un bottier qui s’était surtout occupé d’organiser l’embauchage des ouvriers et qui avait les poches pleines d’or au moment où on l’arrêta. Car les conspirateurs furent pris au moment où, réunis dans un restaurant de la rue des Prouvaires, ils allaient donner l’ordre à leurs troupes de se diriger sur les Tuileries. Malgré les moyens dont elle disposait, cette conjuration comptait un trop grand nombre d’affiliés pour que quelques traîtres ne se fussent pas glissés dans leurs rangs, d’autant que parmi ces conjurés l’or des uns avait été l’appât des autres. Poncelet, qui pouvait compromettre deux maréchaux de France et un certain nombre d’hommes en vue, fut admirable de discrétion, et les tribunaux n’eurent à juger que des comparses. Il s’était mis dans le complot par déception : la révolution de 1830 n’ayant pas répondu à ses espérances, il s’était tourné vers les carlistes. Du moins, ce Gribouille fut-il désintéressé. Il se laissa condamner à la déportation avec une demi-douzaine d’hommes aussi obscurs que lui. Le jury fut clément pour les autres accusés, qui s’en tirèrent avec des peines de un à cinq ans de prison.

Si les républicains ne furent en rien mêlés au complot de la rue des Prouvaires, et si celui des tours Notre-Dame leur est moins imputable qu’aux agents de Gisquet, est-ce à dire qu’ils étaient inactifs ? Nous savons déjà qu’ils ne réprouvaient pas les moyens violents. Et comment les eussent-ils réprouvés ? Ne venaient-ils pas d’être frustrés des bénéfices d’une révolution par ceux-là mêmes qui les avaient appelés aux armes ? N’étaient-ils pas en droit de reprendre par la force ce que la force aidée de la ruse et du mensonge leur avait escamoté ? Où donc était la meilleure des républiques que leur avait promise le roi-citoyen ? Ne s’était-il pas empressé de chasser des abords du trône, à mesure qu’il se consolidait, les républicains Dupont (de l’Eure) et Lafayette, puis d’éloigner les hommes du mouvement avec Laffitte, pour faire appel aux hommes de la résistance ? Ce qu’une révolution avait défait, une autre révolution pouvait le défaire encore. Et puisque insensiblement, par la quasi-légitimité, un Bourbon tricolore se bornait à continuer un Bourbon de drapeau blanc, il n’y avait qu’à recharger les fusils et attendre l’occasion qui permît de dépaver de nouveau les rues.

À mesure que la monarchie accentuait son caractère de résistance, les républicains accentuaient leur caractère de violence. Henri Heine constate la « guillotino-manie » dont ils étaient alors atteints. « C’est folie, dit-il, de ressusciter le langage de 1793 comme le font les Amis du Peuple, qui, sans le savoir, agissent dans un sens aussi rétrograde que les champions les plus ardents de l’ancien régime. Celui qui prend les fleurs rouges du printemps pour les rattacher aux arbres une fois qu’elles sont tombées est aussi insensé que cet autre qui replante dans le sable les branches fanées des lis. »

C’est fort justement dit. Mais il faut se rendre compte de l’état des esprits républicains à ce moment. Le peuple n’avait pas voix au chapitre, puisque le régime du cens continuait, à peine atténué, pas même corrigé un peu par l’adjonction des capacités. Il fallait donc agiter ce peuple, qui s’était si promptement rendormi au milieu de sa victoire sans l’avoir achevée, et le pousser à reprendre le combat au point où il l’avait laissé.

Il y avait bien un autre moyen : instruire patiemment le peuple de ses droits, créer en lui une force consciente irrésistible. Mais les républicains d’alors étaient imbus de cette notion mystique qu’il suffisait de les lui révéler, et même de les lui donner, au besoin de les lui imposer révolutionnairement, par le coup de force heureux de quelques centaines de dévoués. Il semblait à l’impatience des républicains que le chemin le plus direct fût le plus court, et que c’était perdre un temps précieux que de le consacrer à l’éducation populaire.

Les journaux républicains, la Tribune et le National, montraient d’ailleurs beaucoup plus d’ardeur à exciter l’animosité des classes libérales contre le pouvoir qu’à répandre la lumière dans les classes populaires, où les journaux ne pénétraient du reste pour ainsi dire point. Mais si les ouvriers et les artisans ne lisaient pas les journaux, très coûteux encore à cette époque, puisque, quelques années plus tard, Émile de Girardin devait accomplir une véritable révolution dans le journalisme en fixant à deux sous le prix de sa feuille, ils n’en étaient pas moins tenus au courant, de seconde main, des polémiques retentissantes menées par les hommes de la Tribune et du National.

Armand Carrel, polémiste vigoureux, d’un talent froid et méprisant, venait de donner le National au parti républicain. Bien qu’il se fût classé parmi les modérés du parti, le ton de ses articles était parfois singulièrement violent. Au lendemain de son adhésion au parti républicain, le 24 janvier 1832, il écrivait, s’adressant à Casimir Perier pour lui reprocher l’arrestation illégale de journalistes : « Il faut que le ministre sache qu’un seul homme de cœur, ayant la loi pour lui, peut jouer, à chances égales, sa vie contre celle non seulement de sept ou huit ministres, mais contre tous les intérêts, grands ou petits, qui se seraient attachés imprudemment à la destinée d’un tel ministère. »

Mais voici qui est mieux dans le genre de violence à froid où il excellait : « Comme il n’y a que le malheur qui rende les princes intéressants, on se surprend à souhaiter aux femmes accomplies qui composent la famille de Louis-Philippe ce je ne sais quoi d’achevé que Bossuet admirait dans la veuve de Charles Ier. » L’article d’où j’extrais ce passage fut poursuivi. Le jury acquitta.

Si les modérés allaient de ce pas, quelle devait être l’allure des autres, les rédacteurs de la Tribune ? Voici un exemple, entre cent, de ses vivacités. Dans un article où elle rappelait la jeunesse du roi, ses sollicitations auprès de l’Angleterre pour obtenir un commandement contre les armées françaises, on lisait ces lignes : « Où est la force de la royauté ? La tire-t-elle de l’illustration de la maison d’Orléans ? Prenez son histoire : hommes et femmes, c’est à repousser de dégoût. Est-ce de la considération particulière de Louis-Philippe ? Nous consentons à la faire apprécier par un jury, et nous le tirerons au sort parmi ceux qui ont vu l’homme de plus près. » Le jury, appelé à apprécier, ratifiait le jugement de la Tribune.

Le journal républicain ne se contentait pas de faire appel aux appréciations des jurés. Il usait auprès d’eux d’un moyen plus efficace en publiant leur vote dans les procès de presse. Les jurés votèrent alors secrètement. La Tribune les menaça « de publier la liste de toutes les condamnations avec les noms des jurés en regard ». M. Thureau-Dangin affirme que ces dénonciations eurent « parfois des suites matérielles », et il se fonde sur le témoignage du procureur-général Persil pour citer le cas d’un notaire du faubourg Saint-Antoine « dévalisé, dans les Journées de juin 1832, pour avoir condamné la Tribune ». Il est bien étrange que ce fait n’ait été dénoncé qu’un an après à la Chambre.

Le jury n’acquittait pas toujours. En cinq ans, la Tribune avait collectionné cent quatorze procès et subi près de deux cent mille francs d’amende. Rien que pour les deux premières années du régime, on compte quatre-vingt-six condamnations prononcées contre des journaux opposants, dont quarante et une à Paris, formant un total de plus de douze cents mois de prison et de près de trois cent cinquante mille francs d’amende. Au premier octobre 1834 cette statistique devait s’élever à cent quatre années de prison réparties entre les divers journalistes de l’opposition.

Les récriminations des hommes de la résistance contre la mollesse du jury attestent donc surtout leur haine de toute liberté. D’ailleurs, le jury n’avait pas que des journalistes à condamner. Bien souvent le ministère traînait à sa barre des républicains dont le seul crime était d’avoir formé des associations pour la propagande des idées modernes et pour la création d’œuvres d’enseignement populaire.

Depuis que Raspail avait succédé à Trélat en qualité de président de la société des Amis du Peuple, ce groupe républicain, renonçant aux déclamations terroristes imitées de 1793, faisait dans la classe ouvrière parisienne une active propagande en essayant de créer des cours d’adultes. « Chaque sociétaire de bonne volonté, dit M. G. Weill dans son Histoire du parti républicain, prit sous son patronage cinq ou six familles pauvres, en s’engageant à instruire les enfants, à chercher de l’ouvrage pour les parents, à placer leurs produits, à leur procurer des secours médicaux. »

Les associations républicaines de Paris, qui avaient des correspondants dans les grandes villes de province, rivalisaient de zèle dans cette œuvre de pénétration pacifique de la classe ouvrière. La société Aide-toi, l’Association pour la liberté de la presse, l’Association pour l’instruction du peuple aidaient puissamment au progrès des idées. Mais c’est surtout à la Société des Amis du peuple qu’on devait la publication de brochures d’actualité qui éclairaient les faits contemporains à la lumière de la doctrine républicaine. Certaines de ces brochures affirmaient le caractère social de la démocratie. L’une d’elles traitait de la question du machinisme et de la situation faite aux prolétaires par son introduction dans l’industrie.

Casimir Perier s’aperçut qu’une telle propagande était plus dangereuse pour le régime que les appels à la violence. Il prit donc prétexte des brochures et du bulletin que publiait la société des Amis du Peuple pour obtenir une condamnation de presse qui lui permettrait de mettre les propagandistes sous les verroux et de dissoudre la société. Ce procès, dit des Quinze, vint aux assises de janvier. Trélat, Raspail, Blanqui, Antony, Thouret, étaient parmi les accusés.

Cette fois, c’est la question sociale qui se pose, et non plus seulement celle de savoir si la république vaut mieux que la monarchie. Raspail, en effet, avait, sans préciser sa doctrine en formule, un sens très vif du lien intime qui existait entre la démocratie et le socialisme. Pour lui, la république était le moyen de réaliser graduellement l’émancipation des prolétaires. Avant toute chose, elle leur devait donc l’instruction et, par une intervention active de l’État, la protection de leur salaire. Ses travaux en chimie et en histoire naturelle, qui font de lui le précurseur immédiat de Pasteur, n’étaient à ses yeux qu’un instrument d’émancipation des travailleurs. Un des premiers, il aperçut le rôle capital de l’hygiène dans la vie sociale et morale.

Toujours en lutte contre les savants officiels et les académies, il refusa de s’agréger au mandarinat et, pauvre, n’accepta ni les places ni la décoration que le gouvernement lui offrait pour faire cesser son hostilité. Il avait refusé les honneurs d’un ton si fier, si insultant pour Casimir Perier, que sa lettre, publiée dans la Tribune, lui valut une condamnation à trois mois de prison, prélude d’une série de persécutions qui ne devaient finir qu’avec sa longue existence.

Interrogé sur le caractère de sa propagande, et sur son but, Raspail commença par récuser ses juges. Qu’est-ce que le jury ? leur dit-il. Les représentants des propriétaires. Ceux qui possèdent le privilège de la propriété ne peuvent s’arroger le droit de juger les représentants de ceux qui meurent de faim. « Il nous faut, dit-il, un système tel qu’en l’appliquant il n’existe plus en France un seul homme malheureux, si ce n’est par sa faute ou par le vice de son organisation. »

Dans sa défense, Trélat ne parla pas autrement. Tout comme Raspail, il posa la question sociale. « C’est encore la question du Mont-Aventin qui s’agite, dit-il, c’est la cause des patriciens contre les plébéiens, celle de toutes les aristocraties contre le peuple de tous les pays : c’est la cause qui a fait crucifier il y a deux mille ans le philosophe Jésus. » Il n’était d’ailleurs point pour les moyens violents : « Le temps de la Charbonnerie et des sociétés secrètes est passé, disait-il dans une brochure parue quelque temps après ; chacun, à l’heure qu’il est, agit à la face du ciel ; le plus puissant moyen d’action est la publicité, et c’est se condamner à l’impuissance que de mettre en œuvre d’autres agents que ceux de son époque. »

Blanqui acheva de donner un caractère socialiste à ce procès fait à des républicains. Interrogé sur sa profession, il répondit : « Prolétaire ». Il ne répudia pas les moyens violents et sa défense, ou plutôt son réquisitoire, commençait ainsi : « Je suis accusé d’avoir dit à trente millions de Français, prolétaires comme moi, qu’ils avaient le droit de vivre ». Et pour ne laisser aucune illusion aux jurés sur le caractère révolutionnaire et socialiste de l’agitation républicaine à laquelle il prenait part, il ajoutait : « Ceci est la guerre entre les riches et les pauvres ; les riches l’ont ainsi voulu, car ils sont les agresseurs ».

Telle était alors la notion libérale du jury parisien sur l’expression de la pensée, et l’on sait qu’il y est demeuré assez généralement fidèle, que tous les accusés furent acquittés. Malgré cet acquittement général, Raspail fut retenu et condamné par la cour pour la véhémence de son plaidoyer, dans lequel les deux phrases suivantes furent incriminées : « Périsse le traître, surtout s’il porte le nom de roi !… Il faudrait enterrer tout vivant, sous les ruines des Tuileries, un citoyen qui demanderait à la pauvre France quatorze millions pour vivre. » Cette sanglante apostrophe à Louis-Philippe, dont la liste civile se discutait en ce moment même dans la Chambre, ramena Raspail en prison.

Le socialisme commençait à percer dans le parti républicain. Philippe Buonarotti avait amené au communisme un certain nombre de jeunes gens. Louis Blanc lui-même avoue l’influence morale qu’exerça sur lui l’ami de Babeuf, le survivant de la conjuration des Égaux, dont l’austérité même « était d’une douceur infinie ». Il parle avec une émotion profonde et communicative de l’admirable sérénité de cet homme élevé par l’énergie de son âme « au-dessus des angoisses de la misère » ; il admire en lui « cette mélancolie auguste qu’inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines ».

De fait, nulle existence plus digne ne pouvait imposer la vénération que ces paroles expriment. Qui nous redira les entretiens passionnés et graves où le vieillard, qui vécut les heures tragiques d’une révolution à laquelle il voulut donner un caractère social, formait la pensée du jeune Blanqui ? Celui-ci n’était pas un disciple docile et passif, acceptant sans examen la doctrine qu’on lui apportait et puisée directement dans l’ardente pensée de Jean-Jacques Rousseau.

Mais si Blanqui n’accepte pas le mysticisme de Buonarotti, qui dépasse même l’admiration de Louis Blanc, puisqu’il déclare que ses opinions étaient d’origine céleste, mais devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par « l’excès de la corruption », il reçoit de lui la triple empreinte qui le caractérisera toute sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme. Sans doute Blanqui lut avidement le livre que, deux ans avant la révolution de juillet, Buonarotti avait publié à Bruxelles : La Conspiration de Babeuf, mais c’est surtout de la bouche du vieux révolutionnaire qu’il reçut la tradition fondée sur l’échafaud du 8 prairial.

Voyer d’Argenson, descendant d’une illustre famille parlementaire, était lui aussi un disciple de Buonarotti, et ce fut lui qui assura les derniers jours du proscrit. Mais ce fut un disciple de moindre envergure, et par conséquent plus docile. Dès les premiers jours du nouveau régime, il avait posé la question sociale à la Chambre en demandant l’impôt sur le revenu et l’assistance aux ouvriers sans travail. Ce qui lui avait attiré cette apostrophe de ses collègues effarée : « Vous parlez comme un saint-simoniste ». Voyer d’Argenson parlait en réformiste, mais il pensait en communiste révolutionnaire.

Déjà, sous la Restauration, il avait annoncé que la question économique allait prendre le pas sur la question politique, grâce à la science économique nouvelle ; c’est-à-dire « la science de la justice sociale, destinée à enseigner un jour à toute l’espèce humaine, sans distinction de contrées et de nations, comment elle doit s’agglomérer, s’associer, se partager les dons de la nature, et se régir ensuite dans l’intérieur de chaque société ».

Buonarotti
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


Ici, en effet, on sent bien l’influence de la pensée de Saint-Simon, dont nous verrons que la grande originalité fut de donner le pas aux questions économiques, et de faire de celles-ci le pivot de l’activité politique. Mais dans une brochure qui lui valut d’être déféré au jury, qui l’acquitta, c’est bien la pensée révolutionnaire et égalitaire de Babeuf qui a pris le dessus. Cette brochure, intitulée Boutades d’un homme riche à sentiments populaires, constate que, sur huit milliards de revenus produits par la France, deux vont « aux riches et aux oisifs qui », dit-il au peuple, « rejettent sur vous toute la charge ». Et il ajoute :

« Vous manquez à tous vos devoirs envers Dieu, envers vous-mêmes, envers vos femmes, envers vos enfants, les auteurs de vos jours, s’ils vivent encore, et surtout envers vos enfants si, après un soulèvement suivi de succès, vous êtes assez lâches et assez ignorants pour vous borner à exiger une amélioration de tarif ou une élévation de salaires ; car ceux-ci, fussent-ils triplés, ne représenteraient pas encore votre portion virile dans l’héritage social ; et de plus, tant que vous laisserez les riches en possession de faire seuls les lois, quelques concessions qu’ils vous fassent, ils sauront bien vous les reprendre avec usure. »

Charles Teste, son ami, qui avait été poursuivi en même temps que lui comme imprimeur de cette brochure, vivait pauvrement en donnant des leçons. La librairie qu’il dirigea pendant quelque temps était nommée la Petite Jacobinière. Nous avons vu qu’en 1830 il fut de ceux qui essayèrent d’empêcher La Fayette de se prêter à la réédification du trône. Il devait être avec Buonarotti, Voyer d’Argenson et Blanqui un des plus ardents propagandistes du communisme dans le parti républicain.

Son « projet de constitution » qu’il publia, instituait la démocratie directe et organisait la répartition de la propriété par les soins du peuple. Mystique, lui aussi, il voulait donner à sa constitution une base religieuse ; mais il lui fallut ménager sur ce point les sentiments de plusieurs de ses amis, dont fut certainement l’athée et matérialiste Blanqui, et y renoncer. Tout au moins l’esprit de Jean-Jacques et de Robespierre revit-il dans le passage où il déclarait que « l’oisiveté doit être flétrie comme un larcin fait à la société et comme une source intarissable de mauvaises mœurs », et surtout dans l’institution de comités de réformateurs chargés de veiller sur les mœurs publiques, afin que les droits de citoyen ne fussent accordés qu’à des hommes irréprochables.

Parmi les autres républicains animés de la pensée communiste, il faut citer Mathieu d’Épinal, organisateur d’une Charbonnerie démocratique dans l’Est, dont l’objet était de « rattacher à un centre commun tous les amis de l’égalité, quels que soient leur pays et leur religion ; » Ballon, auteur d’un excellent petit résumé du livre de Babeuf, publié après 1830 sous le titre de Système politique et social des Égaux ; Joseph Rey, de Grenoble, ami de La Fayette, qui fit le premier connaître en France la pensée de Robert Owen, mais dont on ne trouve pas trace dans l’action républicaine après 1830 ; enfin Cabet, qui devait plus tard, au contact de Robert Owen, transformer la théorie communiste reçue de Buonarotti tout en en respectant les lignes principales : démocratie autoritaire et égalité absolue dans la communauté de tous les biens.

Mais au moment où nous parlons, Cabet est uniquement connu comme démocrate. Magistrat démissionnaire, il vient d’être élu, en juillet 1831, député de la Côte-d’Or sur un programme libéral où il demande « la non-hérédité de la pairie » et « l’amélioration du sort du peuple en élevant sa condition sans humilier ni abaisser celle des classes plus fortunées ».

En mars se produisit à Grenoble un incident qui a donné naissance à une locution désormais proverbiale, et que nous relatons surtout parce qu’il indique exactement les sentiments de l’opinion moyenne du moment et l’état d’esprit de l’armée au lendemain d’une victoire remportée sur elle par le peuple. À propos des fêtes du carnaval, des jeunes gens avaient organisé à Grenoble une mascarade représentant le budget et les crédits supplémentaires. Maladroitement, le préfet, Maurice Duval, envoya des soldats pour disperser la mascarade. Il y eut des bousculades et des coups, des femmes et des enfants furent piétinés.

En un clin d’œil, la ville fut sens dessus dessous. Les soldats qui avaient si brutalement exécuté les ordres absurdes du préfet appartenaient au 35e de ligne. Les habitants coururent sus à tous ceux qui portaient ce numéro détesté. Le soulèvement était si unanime que le général Hulot, commandant de Lyon, dut rappeler le régiment et le remplacer par le 6e. Pour calmer l’effervescence, le général Saint-Clair, commandant la place de Grenoble, fit faire le service de la place par la garde nationale. Cela n’empêcha pas le 35e d’être furieusement conspué lors de son départ. Il lui fut fait ce qu’on a appelé depuis une conduite de Grenoble.

Informé des faits, Casimir Perier haussa de plusieurs crans son état de fureur habituel : il envoya le général Hulot en disgrâce à Metz, destitua le général Saint-Clair et fit adresser des félicitations au 35e par le ministre de la guerre. Le temps était loin où Casimir Perier protestait contre « les excès des soldats conduis par des hommes coupables » et montrait aux ministres de Louis XVIII le « danger de développer tous les jours l’appareil militaire au milieu d’une population où chacun pouvait se rappeler qu’il avait été soldat ».

À la misère du chômage de l’hiver 1831-1832 vint s’ajouter un fléau qui ravagea surtout les taudis où les travailleurs étaient entassés. Le choléra était venu d’Orient, décimant sur son passage la Russie et la Pologne, ravageant l’Allemagne. La bourgeoisie n’en fit pas moins gai carnaval. « Cet hiver, dit Henri Heine, les bals à Paris ont été plus nombreux que jamais… il fallait faire monter les fonds… ils ont dansé à la hausse ». Mais le poète note une danse plus macabre, celle qu’exécutent devant le buffet vide les prolétaires sans travail. Il note que beaucoup « meurent réellement de faim » et il ajoute qu’ « on verrait ici tous les jours plusieurs milliers d’hommes » dans l’état où était au mardi gras, près de la porte Saint-Martin, un malheureux « pâle comme la mort et en proie à un râle affreux », si ces hommes « pouvaient le supporter plus longtemps ».

Mais, ajoute-t-il, d’ordinaire « après trois jours passés sans nourriture, les pauvres gens trépassent, l’un après l’autre ; on les enterre en silence ; à peine le remarque-t-on ». On pense si un peuple ainsi débilité offrait une proie toute prête au choléra. Nous avons vu dans la première partie de ce travail quelles étaient les affreuses conditions d’insalubrité et de délabrement physique dans lesquelles se trouvaient les ouvriers et leurs familles, à Paris comme en province.

Voici, à ce sujet, ce que constatait, à la date du 1er avril 1832, le conseil de salubrité du département du Nord dans son Rapport à la Municipalité de Lille sur les moyens à prendre immédiatement contre le choléra morbus :

« Il est impossible de se figurer l’aspect des habitations de nos pauvres, si on ne les a visitées. L’incurie dans laquelle ils vivent attire sur eux des maux qui rendent leur misère affreuse, intolérable, meurtrière. Leur pauvreté devient fatale par l’état d’abandon et de démoralisation qu’elle produit… Dans leurs caves obscures, dans leurs chambres, qu’on prendrait pour des caves, l’air n’est jamais renouvelé, il est infect ; les murs sont plâtrés de mille ordures… s’il existe un lit, ce sont quelques planches sales, grasses ; c’est de la paille humide et putrescente ; c’est un drap grossier dont la couleur et le tissu se cachent sous une couche de crasse ; c’est une couverture semblable à un tamis… Les meubles sont disloqués, vermoulus, tout couverts de saletés. Les fenêtres, toujours closes, sont garnies de papier et de verres, mais si noirs, si enfumés, que la lumière n’y saurait pénétrer ; et, le dirons-nous, il est certains propriétaires (ceux des maisons de la rue du Guet, par exemple), qui font clouer les croisées, pour qu’on ne casse pas les vitres en les fermant et en les ouvrant. Le sol de l’habitation est encore plus sale que tout le reste ; partout sont des tas d’ordures, de cendres, de débris de légumes ramassés dans les rues, de paille pourrie ; des nids pour des animaux de toutes sortes : aussi, l’air n’est-il plus respirable. On est fatigué, dans ces réduits, d’une odeur fade, nauséabonde, quoique un peu piquante, odeur de saleté, odeur d’ordure, odeur d’homme… — Et le pauvre lui-même, comment est-il au milieu d’un pareil taudis ? Ses vêtements sont en lambeaux, sans consistance, consommés, recouverts, aussi bien que ses cheveux, qui ne connaissent pas le peigne, des matières de l’atelier. Et sa peau ? Sa peau, bien que sale, on la reconnaît sur sa face ; mais sur le corps, elle est peinte, elle est cachée, si vous le voulez, par les insensibles dépôts d’exsudations diverses. Rien n’est plus horriblement sale que ces pauvres démoralisés. Quant à leurs enfants, ils sont décolorés, ils sont maigres, chétifs, vieux, oui, vieux et ridés ; leur ventre est gros et leurs membres émaciés ; leur colonne vertébrale est courbée, ou leurs jambes torses ; leur cou est couturé, ou garni de glandes ; leurs doigts sont ulcérés et leurs os gonflés et ramollis ; enfin, ces petits malheureux sont tourmentés par les insectes »…

Villermé, qui cite ce rapport, estime que « la partie qui concerne les enfants » lui « paraît un peu exagérée ». Il oublie que, lorsqu’il visita Lille, le choléra avait contraint les pouvoirs locaux à prendre quelques mesures de salubrité qui avaient un peu atténué l’effroyable misère physiologique constatée par les enquêteurs officiels de 1832.

Il en fut d’ailleurs de même à Lodève, où il rapporte « qu’avant le choléra on tenait toujours exactement fermées celles (les fenêtres) des filatures », et que « la crainte de la maladie » les fit ouvrir en 1832 et 1833.

Dans cette épreuve, la bourgeoisie reçut du choléra une terrible et salutaire leçon de solidarité. Les quartiers pauvres des villes étaient bien les foyers d’élection du choléra, mais il n’y bornait pas ses ravages, et il allait frapper le riche dans sa maison, si close et si assainie fût-elle. Mais, tandis que la peur révélait aux heureux leur devoir social et les contraignait à en remplir une faible partie, d’une manière d’ailleurs insuffisante, l’avidité de certains boutiquiers et industriels trouvait dans la détresse commune une source abondante de bénéfices.

Considérant, à ce propos, a noté avec véhémence « jusqu’à quel point l’esprit mercantile étouffe tout sentiment, dégrade l’homme et le fait infâme ». Ce choléra qui « semait par jour 1.500 morts et récoltait par nuit 1.500 cadavres, et surtout des cadavres de pauvres », était une aubaine pour les trafiquants.

« Les substances réputées préservatrices de la peste, le camphre, le chlorure de chaux et autres drogues, dont le commerce prévoyant avait empli ses magasins, s’élevèrent de prix en proportion de l’intensité du mal et de la terreur de la population. Il en est qui furent vendus à plus du centuple de leur valeur réelle, et beaucoup de boutiquiers, les pharmaciens entre autres, savaient que ces drogues qui leur servaient à rançonner riches et pauvres, à commercer de peur, de mort et de choléra, ils savaient qu’elles étaient sans nulle vertu contre le mal. Le pauvre, le pauvre ! vendait son pain et ouvrait ainsi la porte au fléau ; et le prix de ce pain tombait dans la banque avide, dans le barathre mercantile. »

Bien que, dans cette épreuve publique où se manifestèrent d’admirables dévouements, on vit des prêtres se porter au secours des cholériques, et notamment l’archevêque Quélen, qui ne s’épargna point, Henri Heine a remarqué la rareté des enterrements religieux d’alors. Ce phénomène devait moins tenir à l’irréligion des foules, toujours si attachées aux coutumes, qu’au nombre excessif des victimes du fléau et à la rapidité que l’on mettait à les inhumer.

La peur, la peur déprimante et affolante, déréglait les imaginations. Des émeutes éclataient soudain sur des rumeurs. Des gens niaient le choléra, disaient qu’en réalité le gouvernement faisait empoisonner le peuple, faute de pouvoir secourir sa misère. On trouvait sur les murs des avis anonymes dans ce goût :

« Depuis bientôt deux ans, le peuple est en proie aux angoisses de la pire misère ; il est attaqué, emprisonné, assassiné. Ce n’est pas tout, voilà que, sous prétexte d’un fléau prétendu, on l’empoisonne dans les hôpitaux, on l’assassine dans les prisons. »

Les républicains rejetaient l’odieux de ces excitations sur les carlistes, qui s’en défendaient en les imputant aux républicains. La boutique n’était pas éloignée de croire à la réalité de ces accusations mutuelles. Dans son Histoire des Sociétés secrètes, de la Hodde affirme qu’on entretient cette terreur dans la foule par des simulacres d’empoisonnement.

« Dans le faubourg Saint-Antoine, dit-il, des individus jettent un paquet de drogues dans un puits et se sauvent à la hâte… des malheureux se roulent dans les rues criant qu’ils sont empoisonnés ; on trouve ici des bonbons colorés, là du tabac saupoudré d’une matière blanche, ailleurs des pièces de vin couvertes d’une pâte rougeâtre. Vérification faite, la pâte rougeâtre est du savon ; la matière blanche de la farine ; les bonbons colorés des dragées ordinaires. Les hommes se disant empoisonnés, ou sont réellement atteints du choléra, ou simulent des convulsions. Quant au puits du faubourg Saint-Antoine, son eau, soigneusement examinée, est reconnue d’une salubrité parfaite. »

Les saint-simoniens essayèrent de réagir contre cette panique, et surtout pressèrent le gouvernement de relever le moral des populations « par l’ouverture de grandes entreprises et même par des fêtes… qui soient pour le peuple un signal de l’ère de santé, de bien-être et de gloire ». Les journaux monarchistes ayant critiqué ces propositions, le Globe leur répondit par cette apostrophe qu’on peut encore aujourd’hui, au nom de l’idéalisme novateur, lancer à la face du réalisme conservateur, aveugle et sourd :

« Prévenir le délire de l’âme et des sens, faire justice à tous et tarir enfin à sa source la contagion des vols et des assassinats !… Oh ! vraiment, c’est une idée folle ! pure vision ! Les juges et les bourreaux ne sont pas des rêveurs. Ils ont été semblables en face du fléau, ces conseillers du peuple, aux conseillers du roi devant l’ulcère des travailleurs. Quand l’émeute gonfle et se répand dans la rue, le conseil s’assemble et fait venir ses murailles hérissées de fer, et l’émeute est cernée, foulée jusqu’au sang dans un triple rang de baïonnettes. Mais remonter à l’écume bouillonnante, à la plaie qui brûle et qui déborde, aller aux greniers des villes, aux huttes des champs, aux hangars, aux ateliers misérables, là où il n’y a ni pain ni travail assuré et tarir enfin à sa source la contagion de l’émeute et de la faim, oh ! vraiment, pure vision ! les conseillers du roi ne sont pas des rêveurs. »

L’agitation causée par les bruits d’empoisonnement fut encore excitée et portée à son paroxysme par une mesure que prit l’administration municipale, dictée cependant par le souci d’hygiène que le choléra lui imposait. Le bail de l’entrepreneur chargé d’enlever les ordures ménagères étant expiré, le nouvel adjudicataire fut mis en demeure de faire passer une voiture le soir, afin de ne pas laisser séjourner les immondices toute une nuit dans la rue.

Mais cette mesure de salubrité privait les chiffonniers de leur pain, puisque c’est surtout la nuit qu’ils glanent de leur crochet dans les détritus, et l’on n’avait pas songé à cela. Ils s’ameutèrent, arrêtant les tombereaux, les démolissant ou les jetant à la Seine. Les charretiers furent maltraités violemment. Les journaux républicains se prononcèrent avec violence contre l’imprévoyance administrative. Les échauffourées s’aggravèrent, l’émeute gronda un instant, mais la garde nationale, qu’on ne vit jamais hésiter à marcher contre les prolétaires, en eut assez facilement raison.

Épuisé par les fatigues d’un moment politique exceptionnellement tourmenté, déjà gravement atteint lorsqu’il avait accepté le pouvoir, Casimir Perier ne put résister aux atteintes du choléra. Il mourut le 16 mai, après avoir accompli l’essentiel de sa tâche de réaction, libérant ainsi Louis-Philippe de toute reconnaissance.

La haine appelle la haine. Celle de Casimir Perier contre les adversaires du pouvoir avait été si ardente, si manifeste, si brutalement exubérante que ceux-ci en oublièrent la plus élémentaire retenue. Et l’on put lire, le 17 mai, la déclaration que voici : « À la nouvelle de la mort du président du conseil, les détenus politiques soussignés, carlistes et républicains, ont unanimement résolu qu’une illumination générale aurait lieu ce soir à l’intérieur de leurs humides cabanons. Signé : baron de Schauenbourg, Roger, Toutain, Lemerle, henriquinquistes (sic) ; Pelvillain, Considère, Deganne, républicains. »

Aux premiers jours de sa maladie, Casimir Perier avait dû céder le portefeuille de l’intérieur à Montalivet ; il ne fut pas remplacé immédiatement à la présidence du conseil. Tant qu’il le put, le roi conserva cette présidence. Cela répondait à ses sentiments secrets. Il masquait en effet sous des phrases libérales un violent appétit de gouvernement personnel. Nous savons déjà, et nous le verrons avec plus de précision dans la suite de ce récit, qu’il entendait être le véritable directeur de la politique étrangère. Casimir Perier, de son côté, n’était pas homme à lui abandonner la moindre parcelle de son autorité. Et de fait, n’était-ce pas lui qui, de par la charte, assumait les responsabilités ?

Aussi, rien n’était plus tristement comique que les doléances de Louis-Philippe sur son trop autoritaire ministre. M. Thureau-Dangin convient lui-même qu’il cherchait « à se faire une sorte de popularité libérale aux dépens de ses conseillers, notamment de Casimir Perier ». Il allait jusqu’à dire à ses intimes, et il prenait parfois ses intimes à dessein parmi les membres de l’opposition : « Ce matin, il y avait des avis pour la mise en état de siège et je m’y suis formellement opposé ». « Déclaration d’autant plus fâcheuse, dit M. Thureau-Dangin, que, le lendemain, le ministère décidait cette mise en état de siège… Louis-Philippe se vantait également de s’être « opposé aux mesures d’exception que Perier lui proposait souvent quand il était « dans ces accès de colère qui, ajoutait-il, nous ont nui plusieurs fois. » À un autre moment, il disait « n’avoir jamais deviné par quel caprice Perier s’était opposé obstinément à une démarche demandée par M. Arago ».

Il est certain qu’entre ces deux autoritaires, l’un violent et d’intelligence plutôt courte, l’autre cauteleux et avisé, la lutte devait être incessante, et Casimir Perier n’y eût jamais eu le dessus, s’il n’avait eu, dans des emportements qui le servaient, la ressource de mettre brutalement son royal adversaire en demeure de céder ou d’avoir à se débrouiller tout seul avec la fronde des salons, la polémique des journaux, l’opposition parlementaire et l’émeute de la rue.

L’émeute de la rue un instant calmée, pour éclater plus furieuse quelques jours après, l’opposition de la Chambre se manifesta d’une manière collective par un compte rendu adressé au pays, dû à la collaboration de Cormenin et d’Odilon Barrot. Cent trente-cinq députés avaient signé ce compte rendu qui aviva les polémiques et remua profondément l’opinion.

Le gouvernement y était dénoncé avec la véhémence de Cormenin attiédie par la prudence d’Odilon Barrot. On reconnaissait la marque du premier à des phrases comme celle-ci : « La Restauration et la Révolution sont en présence : la lutte que nous avions crue terminée recommence ». Et l’indécision du second se marquait par des invites comme celle-ci : « Que le gouvernement de Juillet rentre donc avec confiance dans les conditions de son existence. » Tous deux d’ailleurs étaient d’accord pour s’en tenir au côté purement politique de la question soulevée par la révolution. La question sociale n’était pas même envisagée, fût-ce pour nier son existence. Et cela six mois à peine après le formidable soulèvement des ouvriers lyonnais.

Au plus fort de cette agitation, mourut un des signataires les plus en vue du compte rendu, le général Lamarque. Les obsèques devaient être une manifestation de l’opposition constitutionnelle, dont il avait été un des plus ardents champions. Mais elle ne put empêcher toutes les oppositions de se donner rendez-vous : les bonapartistes, qui renaissaient et dont les chansons de Béranger transformaient l’histoire de leur héros en légende populaire, se rappelaient que Lamarque avait été fait maréchal de France en 1815 ; les républicains aimaient son libéralisme agressif et son patriotisme exalté, ils se rappelaient ses interventions en faveur de la Pologne ; les légitimistes enfin, encore persuadés qu’une conspiration heureuse avait enlevé le trône à Charles X, ne rêvaient que d’un coup de force qui le lui rendrait, et semaient l’argent à pleines mains dans le peuple, qui achetait avec cet argent, non du pain, mais des armes.

Les obsèques avaient été fixées au 5 juin. Les républicains allèrent à ce rendez-vous général sans plan arrêté, sans organisation, chaque société ayant convoqué ses membres de son côté. Beaucoup d’entre eux prévoyaient cependant qu’il y aurait bataille, et s’étaient armés. Les jeunes se ralliaient par groupes au cri de : Vive la République ! « À voir ces jeunes gens dans leur fier délire de liberté, dit Henri Heine, on sentait que beaucoup d’eux n’avaient pas longtemps à vivre. »

Ils avaient dételé les chevaux du corbillard et le traînaient à bras, à la grande inquiétude de La Fayette, du maréchal Clauzel, de Laffitte et de Mauguin, qui tenaient les cordons du poêle et semblaient les prisonniers de cette belliqueuse jeunesse, dont certains ne prenaient pas même la peine de cacher leurs armes. Le cortège, détourné de son itinéraire, défile autour de la colonne Vendôme et force le poste de l’État-major à rendre les honneurs. On ne sait, dans cette immense acclamation qui monte vers le bronze impassible, si c’est la liberté ou la gloire militaire que veut ce peuple soulevé par l’enthousiasme. Quinze ans lui ont suffi pour oublier que le César devant lequel montent leurs espérances fut le meurtrier de la liberté et que sa gloire démembra la patrie.

À un moment, l’acclamation redouble : aux uniformes des gardes nationaux et des invalides, vient se joindre l’uniforme désormais populaire de l’École Polytechnique. Soixante élèves, forçant la consigne qui les retenait à l’école, accourent, les vêtements en désordre de la lutte qu’ils ont soutenue contre leurs chefs, et se mêlent au cortège.

On fait halte au pont d’Austerlitz, où une estrade a été aménagée pour les orateurs. La Fayette, dans une lettre écrite le 9 à Dupont (de l’Eure), note ainsi ses impressions : « La cérémonie était embellie par les drapeaux nationaux de Pologne, d’Italie, de Portugal, d’Espagne, et celui d’Allemagne paraissant pour la première fois, tous salués par la multitude en se rangeant autour du cercueil. » Dans son discours, qui, ainsi que ceux de tous les orateurs, fut ponctué de cris de : Vive la République ! il appela ces drapeaux des peuples avides de nationalité et de liberté « les enfants du drapeau tricolore ».

Le lieutenant colonel Lamarque
né à Saint-Sever en 1773, mort à Paris en 1832.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


Mais, parmi ces étendards et ceux des sociétés populaires, en surgit un autre, qui lui suggère cette remarque : « On voyait dans le nombre des drapeaux de toutes couleurs un drapeau rouge avec cette devise : la liberté ou la mort ». Ce drapeau, dit Louis Blanc, était porté par un inconnu à cheval, coiffé d’un bonnet phrygien. La Fayette estime que cette apparition eût été convenable avant 1793, mais « à cause des souvenirs » cela « devenait inconvenant ».

Mais écoutons ce récit d’un témoin bien placé pour voir ce qui se passa à ce moment décisif : « Lorsque, dit La Fayette, ce drapeau s’est approché du cercueil, il est sorti de je ne sais quelle poche un bonnet rouge qu’on a placé au-dessus du drapeau. Comme il passait devant l’estrade où nous étions, quelques couronnes lui ont été jetées, quelques-unes par des étrangers pour qui ce n’était qu’un symbole de liberté, une autre qui pourrait bien avoir été un tour de police. J’avais encore à la main une couronne que je m’étais aperçu avoir été mise sur ma tête ; je la jetai en témoignage de dissentiment et de dégoût pour ce qui se passait. »

Au même instant, et comme si l’apparition du drapeau rouge avait été un signal, la cavalerie parut et tenta de disperser l’attroupement, non sur le point où avait surgi cet emblème, mais sur la foule massée assez loin de là, près de l’Arsenal.

Les manifestants huent les dragons qui s’avancent, bousculant et foulant les premiers rangs de cette masse pressée. On leur riposte par une grêle de pierres. Ils chargent. Des coups de feu éclatent. Leur commandant tombe, frappé à mort. Ils s’enfuient. Une clameur de triomphe s’élève, les manifestants se transforment en insurgés, la flamme révolutionnaire gagne toute la ville.

Tandis que l’Arsenal est forcé d’ouvrir ses portes, les insurgés enlèvent, sur la rive gauche, la caserne des Vétérans et la poudrière des Moulins. D’autres bandes enlèvent le poste du Château-d’Eau et se fortifient dans les inextricables rues du vieux Paris dont l’Hôtel de Ville est le centre. Cependant, le pouvoir, qui a prévu une journée et consigné les troupes, fait venir des régiments de Vincennes, de Courbevoie, de Rueil, qui délivrent la Banque au moment où l’insurrection va s’en emparer.

À la cour et dans le conseil, le désarroi est grand. On sait que l’insurrection est maîtresse de toute la partie de Paris qui va de la Bastille aux Halles. On craint de faire donner la garde nationale. Soult se demande si les soldats, vaincus il y a deux ans par une insurrection qui a créé le nouveau pouvoir, oseront marcher contre celle-ci. Déjà, certains proposent que la famille royale se retire à Saint-Cloud.

Mais tout le monde ne perd pas la tête. Dès le premier moment, Thiers s’est transporté à l’État-Major de la garde nationale, où il va s’exercer au rôle de général en chef qu’il jouera dans les grandes guerres civiles du siècle. Il ranime les courages en montrant la faiblesse réelle du parti républicain, dont aucun des chefs n’est avec les émeutiers ; il préside à la distribution des cartouches aux gardes nationaux, qu’il harangue avant de les envoyer au feu.

La garde municipale et les troupes ont repris les positions de la rive gauche. Sur la rive droite, l’armée a bientôt enfermé les républicains dans la rue Saint-Martin, devenue d’ailleurs une véritable forteresse, mais aussi une souricière. Deux barricades la défendent à l’angle de la rue Maubuée et à l’angle de la rue Saint-Merri. Les gardes nationaux de la banlieue, excités par le vin autant que par la colère, se jettent sur celle-ci. Une décharge les met en déroute, et on ne les reverra qu’après la défaite pour s’associer aux fureurs de la police contre les vaincus. C’est ce que M. Thureau-Dangin déclare avoir « répondu à l’appel » du gouvernement « avec une passion irritée ».

Jeanne, qui commandait la forteresse de la rue Saint-Martin, appartenait à « la fleur d’une jeunesse exaltée, dit Heine, qui sacrifiait sa vie pour les sentiments les plus sacrés ». Mais le canon fut amené, et la barricade dut être abandonnée. Dix-sept héros se retranchèrent dans la maison portant le numéro 30 de la rue Maubuée, tandis que Jeanne et quelques autres faisaient à la baïonnette une trouée dans les rangs épais des soldats, et se perdaient dans la ville. La maison fut forcée et ses défenseurs tués à la baïonnette.

« Ce fut, déclare Henri Heine, le sang le plus pur de la France qui coula rue Saint-Martin, et je ne crois pas qu’on ait combattu plus vaillamment aux Thermopyles qu’à l’entrée des petites rues Saint-Méry et Aubry-le-Boucher, où à la fin, une poignée d’environ soixante républicains se défendirent contre soixante mille hommes de la ligne et de la garde nationale, et les repoussèrent deux fois. Les vieux soldats de Napoléon, qui se connaissent en faits d’armes aussi bien que nous en dogmatique chrétienne, médiation entre les extrêmes ou représentations théâtrales, assurent que le combat de la rue Saint-Martin appartient aux faits les plus héroïques de l’histoire moderne. Les républicains firent des prodiges de bravoure, et le petit nombre de ceux qui ne succombèrent pas ne demandèrent pas merci. C’est ce que confirment toutes mes recherches faites consciencieusement ainsi que l’exigeait ma mission. Ils furent en grande partie percés par les baïonnettes des gardes nationaux. Quelques-uns de ces républicains, voyant que la résistance devenait inutile, coururent, la poitrine découverte, au-devant de leurs ennemis et se firent fusiller. »

Odilon Barrot feint de rabaisser l’héroïsme des vaincus afin de mieux satisfaire, à sa manière sournoise, ses sentiments à l’égard de Louis-Philippe. Celui-ci avait eu la pensée, courageuse en somme, de se montrer aux Parisiens immédiatement après la victoire. Cette promenade n’était pas sans péril, car si l’insurrection était vaincue, la répression ne l’avait pas désarmée.

Étant allé aux Tuileries, Odilon Barrot trouva « le roi encore tout animé de la course qu’il venait de faire à travers les rues de Paris, et assez exalté de la victoire que quelques coups de canon contre les murs du cloître Saint-Merri venait de lui assurer ». La Fayette, qui avait l’âme mieux placée, dit bien que « le système du 13 mars », c’est-à-dire le système de résistance inauguré par Casimir Perier « ne pouvait être sauvé que par l’incartade d’un petit nombre d’exaltés prenant pour symbole le bonnet rouge ».

Mais du moins il salue l’héroïsme de ces « exaltés » et déclare que « parmi ceux qui se sont battus, insurgés avec préméditation ou gens entraînés par un mouvement de sympathie, il a été déployé beaucoup de courage ». Et faisant avec bonhomie allusion à la proposition faite par quelques insurgés de le tuer afin de le présenter ensuite au peuple comme une victime des soldats de Louis-Philippe, La Fayette ajoute : « Il y avait bien là quelques jeunes fous qui voulaient me tuer en l’honneur du bonnet rouge ; je les plains de tout mon cœur ».

Plus équitable qu’Odilon Barrot pour le roi, le parti conservateur sut gré à Louis-Philippe de ne s’être pas enfui à Saint-Cloud et d’avoir défendu lui-même le pouvoir. Dans les documents inédits qui ont été mis à sa disposition, M. Thureau-Dangin constate cet état d’esprit. « Le roi a beaucoup gagné, écrivait un des chefs du parti conservateur, non seulement dans les rues, mais dans les salons. C’est le propos courant du faubourg Saint-Germain que, le 6 juin, il a pris sa couronne. » Qu’est-ce, en effet, qu’un roi qui ne verse pas le sang pour conquérir ou garder le pouvoir !

À ce signe, l’aristocratie reconnaît qu’elle peut cesser de bouder aux emplois et aux honneurs. Mais il faut que le roi continue. « C’est le moment ou jamais de prendre une attitude et de commencer une attitude de gouvernement. » Louis-Philippe, le lecteur le sait, ne demandait pas mieux.

Le soir même du 6 juin, alors qu’Odilon Barrot incriminait devant lui la politique des ministres et la rendait responsable de ce qui s’était passé, il l’interrompait brusquement et, déclarant qu’il ne savait ce qu’on entendait par la politique de ses ministres : « Sachez, messieurs, ajoutait-il, qu’il n’y a qu’une politique, et c’est la mienne. Essayez de me persuader, et j’en changerai ; mais, jusque-là, dût-on me piler dans un mortier, je ne m’en départirai pas. »

Et sa politique s’affirma immédiatement par des saisies de journaux et des arrestations de journalistes, notamment un mandat d’arrêt contre Armand Carrel. L’état de siège fut proclamé, l’artillerie de la garde nationale licenciée, l’école vétérinaire d’Alfort et l’École Polytechnique fermées. Des arrestations en masse furent faites ; les prisonniers étaient assommés dans les postes par les policiers, qui les traînaient ensuite devant les conseils de guerre.

Mais leurs jugements furent annulés par la cour de cassation et c’est devant le jury que les insurgés comparurent. Jeanne y fut admirable de fermeté sans bravade. Il fut condamné à la déportation. Sur vingt et un autres accusés, seize furent acquittés ; les cinq autres condamnés aux travaux forcés, à la réclusion et à la prison.

On peut comparer avec la férocité que Thiers déploiera quarante ans plus tard, lorsqu’il sera le seul maître. On peut aussi comparer l’attitude de l’Assemblée nationale de 1871, — où il ne se trouva point, même parmi les républicains, une voix pour protester contre les félicitations aux massacreurs qui s’acharnaient sur les vaincus — à celle de la Chambre de 1832, où du moins le général Demarçay s’éleva contre un député qui avait soutenu que « les soldats qui venaient de réprimer une émeute avaient même droit à la reconnaissance que les combattants de Juillet, » et dit courageusement :

« Les soldats obéissaient à la voix de leur chef ; rien n’obligeait la population de Paris à se dévouer. Les soldats n’affrontaient qu’une mort ; les combattants de juillet en affrontaient deux : les balles premièrement et, en cas de défaite, les supplices. »