Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-05

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2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE V


LES SAINT-SIMONIENS


Les neuf « enseignements » saint-simoniens à Paris de 1829 à 1832. — Quelques propagandistes. — Les libéraux les assimilent aux jésuites. — Les églises saint-simoniennes en province. — Ce qu’on pensait des saint-simoniens. — Ils exposent leur programme économique et social dans le Globe. — La prédication mystique du Père Enfantin. — La doctrine de l’émancipation de la chair provoque une scission. — La retraite à Ménilmontant : le couvent saint-simonien. — Les saint-simoniens devant le Jury. — La dispersion et l’exode en Orient.


Le 27 août de la même année, c’était le tour des saint-simoniens d’éprouver les rigueurs de la répression. Le matin de ce jour, ils quittaient leur retraite de Ménilmontant et se rendaient en cortège au Palais de Justice, revêtus de l’uniforme bleu de ciel que venait de leur donner Enfantin. Le temps était fort beau. Ils suivirent les rues de Ménilmontant, Saint-Maur, Fontaine-au-Roi, du Temple, Saint-Avoie, Bar-du-Bec, des Coquilles, du Mouton, la place de Grève et le quai aux Fleurs, au milieu d’une foule assez nombreuse, nullement hostile. Dans la rue Saint-Avoie, un homme placé à une fenêtre leur ayant adressé des injures, le plus grand nombre lui imposa silence. L’affluence était telle autour du Palais de Justice que les accusés et leurs amis furent obligés, pour y pénétrer, de passer par la petite rue de la Juiverie.

Ce qu’étaient ces saint-simoniens, sur lesquels couraient mille légendes absurdes qui eussent fait d’eux aux yeux du peuple un objet de curiosité ironique si le pouvoir ne les eût sacrés par la persécution, le lecteur le sait. Viviani a dit la vie du philosophe dont ils se réclamaient, et a examiné les principes dont ses disciples tirèrent une doctrine sociale avec Bazard et religieuse avec Enfantin. Il a enregistré l’organisation de l’enseignement saint-simonien par la presse et par la parole. De notre côté, à mesure que se produisaient les événements, nous avons noté la part qu’y prenaient ces annonciateurs d’un monde nouveau, fondé uniquement sur le travail associé et où seul le mérite personnel donnait place dans la hiérarchie des fonctions utiles.

Nous les avons vus, dans les journées de juillet, proposer leur plan de réorganisation sociale, et, ensuite, répondre aux critiques que Mauguin leur adressait du haut de la tribune parlementaire, refaire selon la doctrine le discours du trône, donner leur avis sur la crise ouvrière, l’hérédité de la pairie, l’insurrection de Lyon, enfin s’attirer par leur propagande toute pacifique la haine d’un gouvernement ennemi des idées, haine qui se traduisit le 22 janvier 1832 par des poursuites pour infraction à la loi sur les associations non autorisées. Avant de rendre compte de ce procès, où l’on tenta vainement de déshonorer la doctrine en représentant les saint-simoniens comme une congrégation attentive à capter les héritages, il est nécessaire de montrer le saint-simonisme en fonction de propagande, en élaboration d’idées depuis le lendemain des journées de juillet jusqu’au moment de leur proscription.

La révolution avait eu ce résultat que le saint-simonisme, jusque-là enfermé dans les salons de la rue Monsigny, s’était répandu sur la place publique, non pour y faire de l’agitation, mais pour prêcher à tous la nouvelle parole. Aux Hippolyte Carnot, Ed. Charton, d’Eichthal, Michel Chevalier, Laurent, Cazeaux, Transon, Rességuier, Percin, Ch. Duveyrier, Buchez, Isaac Pereire, vinrent se joindre des propagandistes ardents, instruits, qui permirent bientôt de créer simultanément neuf « enseignements » de la doctrine, « les uns publics, les autres consacrés aux membres de certaines professions particulières. »

L’« enseignement central », avait lieu rue Taitbout, tous les jeudis, et comprenait « un coup d’œil sur l’avenir réservé à la société, la mission de Saint-Simon et celle de ses disciples, l’historique rapide du développement de l’humanité, » et de plus « l’histoire de l’industrie » et l’étude des « bases de son organisation dans l’avenir », les « vues de la doctrine sur la science » et « la législation considérée comme moyen d’éducation ». Cet enseignement était donné par Carnot et Dugied, directeurs, et par Guéroult, Lambert et Simon.

L’« enseignement de l’Athénée », divisé pour les matières à peu près comme l’enseignement central, était donné tous les mercredis soir à huit heures, par Simon, directeur, assisté de Baud, Guéroult, Benoist, Ribes et Massel. Dans le même local, l’après-midi du dimanche était consacrée au troisième enseignement, où l’on choisissait comme texte « quelques-uns des articles principaux du Globe, tantôt une question de politique ». Cet enseignement, toujours suivi de discussion publique, était dirigé par Simon, aidé par les membres de divers enseignements.

Au quatrième enseignement, qui se donnait rue Taranne, on n’était admis que sur la présentation de cartes distribuées au siège de l’association. « Les différents sujets de la doctrine » y étaient traités « selon les besoins de l’auditoire ». Le cinquième enseignement qui se donnait tous les lundis soir à l’Athénée avait ce même caractère, mais était public. Dans la même salle, le samedi soir, le sixième enseignement était destiné « aux hommes qui s’occupent de l’étude des sciences ». Rue Taitbout, tous les lundis soir, on s’adressait aux artistes. Le musicien Liszt y participa ; également Henri Heine, mais il ne fit que passer. Le génie du poète était trop essentiellement révolutionnaire et négateur pour se complaire à ces tâches de reconstruction systématique, et son esprit trop ironiquement critique pour s’incliner devant une religion nouvelle autrement que pour la voir de plus près. Le huitième enseignement, donné rue Monsigny tous les lundis soir, s’adressait à un petit nombre d’ouvriers choisis. Enfin un enseignement en langue italienne avait été organisé à la salle Taitbout.

Tous ces enseignements étaient suivis avec assiduité par un public attentif, avide de savoir. Ceux qui le dispensaient étaient presque tous préparés par de fortes études à exercer une influence sur les esprits. Citons parmi les orateurs principaux, Barrault, professeur de littérature à l’École Polytechnique. Comment n’eût-il pas ému le public lorsqu’il lui lançait des apostrophes telles que celle-ci :

« Pendant que notre raison pèse avec une orgueilleuse lenteur, scrute avec une minutieuse complaisance les moindres détails de l’ordre social que nous apportons, n’entendez-vous pas les cris de douleur ou de rage, les gémissements, les cris étouffés et le râle de tant d’infortunés qui souffrent, se désolent, languissent, expirent ? Écoutez, écoutez, enfin ! »

Et, s’adressant aux « enfants des classes privilégiées, » avec une véhémence inspirée de prophète antique, il leur prouvait leur solidarité avec les misérables, il proclamait la responsabilité des heureux dans la détresse de ceux qui les nourrissent. Nous avons donné dans un précédent chapitre cette célèbre apostrophe. Tant qu’il demeurera dans le monde un être vivant du travail et de la peine d’autrui dans la joie et l’insouciance, l’appel de Barrault pèsera sur sa conscience.

Barrault, lorsque la doctrine lui inspirait de tels mouvements, était bien le fils, par le cœur et par l’esprit, de Saint-Simon, devant qui les savants eux-mêmes ne trouvaient pas grâce, dans leur œuvre d’enrichissement de l’avoir humain, puisque seuls les privilégiés avaient part à cette richesse et que la science était sans philosophie et sans morale, ne faisait rien même pour empêcher les hommes de s’entretuer. « Rien, que dis-je ! s’écriait-il. C’est vous qui perfectionnez les moyens de destruction. »

Imaginez le discours de Barrault avec « l’entraînement de la parole, la puissance du geste et de la voix » qui étaient les caractères de son talent et faisaient de lui un orateur de premier ordre, et vous vous rendrez compte qu’Enfantin ne devait pas exagérer lorsqu’il écrivait à Duveyrier, à propos de ce discours : « Hier, effet prodigieux de Barrault sur le public, applaudissements à tout rompre quand il dit de jurer. Sanglots, larmes, embrassements, tout le monde en émoi ! » Mais le pontife suprême de la doctrine ne se faisait pas illusion sur ces mouvements d’enthousiasme, « Et qu’en sort-il souvent ? disait-il, jusqu’ici du vent. »

C’était surtout parmi les professeurs et les anciens élèves de l’École Polytechnique que se recrutaient les propagandistes saint-simoniens. Laurent, qui y enseignait la philosophie, était un polémiste incisif. C’est lui qui rédigea l’article que nous avons cité sur l’hérédité de la pairie. Plus connu par la suite sous le nom de Laurent (de l’Ardèche), il entra dans la politique, se rallia au second Empire et couvrit de ses anathèmes la Commune, à laquelle il ne comprit rien, faute d’avoir lu le discours de Barrault, lui qui prit cependant pour tâche de publier les œuvres des saint-simoniens, et d’en avoir médité le significatif passage que voici

« Si nos paroles n’agissaient pas plus promptement sur la classe la plus nombreuse et la plus pauvre que sur vous, savez-vous bien que nous, qui pénétrons dans le secret de ces cœurs ulcérés, et recevons la confidence de leurs sentiments, savez-vous bien que nous frémirions pour vous ! » Laurent en vint à oublier qu’il fut un des premiers écrivains qui tentèrent un essai de réhabilitation de Robespierre.

Le pontife suprême de la doctrine était très fier de ces collaborateurs que lui envoyait une école où se recrutent les futurs chefs de l’industrie. « Nous comptons des premiers élèves de plusieurs générations successives de l’École Polytechnique, écrivait-il à son père ; Transon, Chevalier, Cazeaux, Fournel, Reynaud, Margerin, tous sont passés par les mines, et il n’y avait que les plus forts qui prissent cette route. »

Enfantin avait raison de s’enorgueillir d’un tel appoint : il est certain que si la bourgeoisie avait été à ce moment privée de tous ses éléments intellectuels, passés au saint-simonisme, la doctrine eût eu grande chance d’acquérir une incomparable puissance sur l’opinion. Mais il avait compté sans les inévitables défections des uns, et surtout sans le désir des autres d’utiliser leur savoir pour prendre rang parmi les maîtres du jour.

Le polytechnicien Transon n’avait pas le style littéraire qui caractérisait Laurent et surtout Barrault. Mais son désir ardent de communiquer sa conviction lui fit acquérir une sorte d’éloquence grave et tendre, d’un charme un peu féminin, qui exerçait une action profonde sur son auditoire. Comme celui des autres saint-simoniens, ses discours s’adressaient de préférence aux riches et aux heureux. Et comment n’eût-il pas remué en certain d’entre eux des sentiments profonds, lorsqu’il leur disait :

« Quand vous entouriez de soins délicats, de prévenances empressées, les vieux jours d’un père et d’une mère, vous avez songé souvent à tant de malheureux qui, pour n’être pas dévorés par la faim, lorsque leurs vieux parents sont à l’hôpital ou sur quelque triste grabat agonisants, sont forcés de les laisser seuls, ô mon Dieu ! et d’aller chercher de l’ouvrage, quand ils voudraient ne s’employer qu’à leur fermer doucement les yeux ! »

Il faut encore citer parmi les orateurs de la nouvelle doctrine, Édouard Charton, formé à l’éloquence par Barrault et Transon et qui exerça une grande influence sur les assemblées ; Baud, beau-frère d’Olinde Rodrigue, qu’Armand de Pont-martin décrit ainsi : « visage de sectaire, regards d’inspiré, gestes épileptiques, éloquence creuse et sonore, phrases à effet. » Rappelons-nous que le journaliste réactionnaire qui trace ce portrait peu flatté était, en dépit de son titre, un polémiste plutôt qu’un critique. Baud était un orateur véhément et passionné, certes, mais lorsqu’il parlait notamment « d’affranchir la femme du hideux trafic de la chair », il posait avec netteté une question qui n’a rien perdu de sa douloureuse

Enfantin, chef de la religion Saint-Simonienne.
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


actualité. Jules Lechevallier, qui avait fait de fortes études de philosophie allemande, n’était pas pour cela devenu un homme de cabinet, bien au contraire ; il se voua à la propagande en province avec une ardeur infatigable.

Mentionnons encore, parmi les adhérents influents, Victor Fournel, directeur des usines du Creusot, Bontemps, associé de Thibaudeau à la verrerie de Choisy-le-Roi, Ribes, professeur à l’École de Médecine de Montpellier, Edmond Talabot, substitut à Évreux, le capitaine Hoart, qui en août 1831 envoyait sa démission au ministre de la guerre en lui disant :

« Je vous remets mon épée et mes épaulettes, témoignage honorable de votre confiance. Pendant seize ans je les ai portées, en m’en glorifiant avec dévotion parce que je voyais en (eux) de glorieux moyens de servir l’humanité ; je les dépose parce qu’une humanité plus large m’enseigne des moyens plus glorieux et plus puissants encore pour améliorer le sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

« Je suis Saint-Simonien.

« Mes pères m’ont dit, et j’ai senti que j’étais assez fort pour consacrer ma vie entière à la propagation de la foi nouvelle, je vous prie de recevoir ma démission. »

C’est à ce moment que nous voyons apparaître Constantin Pecqueur, un des précurseurs du socialisme économique, longtemps oublié et dont la figure grandit aujourd’hui, à mesure qu’on aperçoit mieux tout ce que lui doit la conception actuelle du socialisme. Dans une lettre d’Enfantin à Duveyrier, qui lui a demandé un propagandiste, le chef de la doctrine écrit le 15 juin 1831 : « Nous t’enverrons probablement Pecqueur, de Dunkerque, qui fait depuis deux mois la réception individuelle dans la journée. » Nous verrons par la suite tout ce que la doctrine de Pecqueur a reçu de l’enseignement saint-simonien, et nous acquerrons une fois de plus la preuve que les idées ne naissent pas spontanément dans un cerveau, mais se transforment et se développent en passant par la pensée de plusieurs, dont aucun ne les exprime telles qu’il les a reçues, mais les transmet à d’autres modifiées par son génie propre et ses observations de la réalité.

L’enseignement des saint-simoniens s’adressa d’abord à la bourgeoisie. Leur rêve était l’impossible accord des employeurs et des salariés pour l’organisation du travail, et leur moyen la prédication par les arguments de la raison et du sentiment. Ils n’étaient donc à aucun titre des révolutionnaires. On n’en imputait pas moins, à leur propagande, malgré leurs protestations, l’agitation ouvrière partout où elle se produisait. Nous avons vu qu’on tenta de les présenter comme les instigateurs de l’insurrection lyonnaise. Ces accusations les firent redoubler de prudence dans la partie de leur enseignement destiné aux ouvriers.

« À Nancy, dit Villeneuve-Bargemont, qui déclare ne pas croire à ces imputations, ils ont borné leur cercle d’auditeurs à quelques personnes prises hors des rangs de la classe inférieure. Ils semblent vouloir désormais ne livrer aux prolétaires une arme si dangereuse, qu’après avoir amené à leurs doctrines les sommités sociales. C’est à la puissance de la parole et de la conviction sur les intelligences qu’ils recourent uniquement pour opérer la grande réformation sociale, objet de leurs travaux. »

Autre chose encore leur commandait la prudence dans leur enseignement public. Pierre Vinçard, le poète ouvrier, qui devait adhérer à la doctrine et compter parmi les organisateurs de l’enseignement saint-simonien aux prolétaires, avoue que la première fois qu’il lut une de leurs affiches où le libéralisme négatif de l’époque était critiqué, il s’écria : « C’est une manœuvre des jésuites ».

À Versailles, où ils devaient organiser une réunion, le placard suivant fut apposé sur les murs : « Un rassemblement de jésuites doit avoir lieu vendredi soir, 18 février 1831, au Gymnase, avenue de Saint-Cloud. J’engage les bons patriotes de cette ville à vouloir bien se munir d’armes à feu, et à se transporter au lieu de la conspiration, afin de détruire toute cette canaille-là… Fait par un ami de la liberté. » Il ne faut pas oublier qu’à ce moment l’opinion était fortement remuée par la manifestation légitimiste de Saint-Germain-l’Auxerrois et par les troubles qui s’en étaient suivis.

Vinçard, cependant, avait voulu se rendre compte par lui-même. Séduit par la doctrine, il y adhéra. Un ouvrier tailleur, Delas, « peu intelligent, mais convaincu », nous dit M. G. Weill, amena trente prolétaires. On fonda alors le « degré des ouvriers », qui fut placé sous la direction de Mme Bazard et de Fournel.

Bientôt les ouvriers adhérents furent au nombre de 280, dont cent femmes. On nomma pour chacun des douze arrondissements de Paris un directeur et une directrice, chargés de s’occuper spécialement des travailleurs. Dans chacun de ces arrondissements un service médical et pharmaceutique gratuit avait été organisé, ainsi qu’un service de vaccination. Deux cents enfants pauvres étaient élevés par les soins de l’église saint-simonienne, qui essayait en tout de se rapprocher de la primitive église.

Mais, dit Fournel, dans son « rapport sur le degré des ouvriers », « notre but n’est pas de faire l’aumône, nous venons pour la faire disparaître. » Et ceci marque une profonde différence entre les disciples de l’auteur du Nouveau Christianisme et les adeptes du christianisme primitif. « Ce que nous voulons avant tout, ajoute Fournel, c’est l’Association ; et, comme nous ne pourrions aujourd’hui la réaliser telle que nous la concevons, nous avons dû chercher au moins à la réaliser en partie. Ainsi le but constant de nos efforts a été d’associer les ouvriers pour le logement, la nourriture et le chauffage, et déjà dans deux arrondissements ces associations sont prêtes à se former. » Les dissidences religieuses devaient anéantir tous ces beaux projets.

Pour toutes ces œuvres, il fallait de l’argent. Les saint-simoniens n’en manquaient pas, comme nous allons voir plus loin, ce qui leur avait permis d’organiser de sérieux moyens de propagande. À l’Organisateur de 1829, qui avait succédé au Producteur, fondé en 1825 par Saint-Simon, ils avaient, en juillet 1831, substitué le Globe, journal quotidien, dont le directeur, Pierre Leroux, avait adhéré à la doctrine saint-simonienne dans un article-manifeste du 18 janvier, intitulé : Plus de libéralisme impuissant.

Il avait adhéré de tout son cœur et de toute sa fougue. Avec son ami Jean Reynaud, il partit pour une tournée de propagande dans le Midi. À Grenoble, où les catholiques se sont unis aux protestants pour les empêcher de parler, la foule des auditeurs est encore accrue par cette opposition. Jean Reynaud constate en ces termes le succès obtenu :

« Si nous avions une salle pour quatre ou cinq mille personnes, elle serait pleine. C’est comme une maladie, c’est comme une peste. Je crois qu’à la halle on ne cause que saint-simonisme. Ce matin, en demandant mon chemin à deux braves gens, qui heureusement ne me connaissaient pas, j’ai attrapé une grande histoire sur les saint-simoniens qui vont, comme Pierre l’Ermite, pour faire une croisade. »

Déjà, en janvier, Pierre Leroux avait obtenu un succès semblable en Belgique, où il s’était rendu avec Hippolyte Carnot, Dugied, Margerin et Laurent. Mal reçus à Bruxelles, les catholiques ayant soulevé contre eux la population, ils allèrent à Liège, où le recteur de l’Université mit une salle à leur disposition.

D’après un récit du mathématicien Joseph Bertrand, son ami de jeunesse, « bien qu’il fût veuf alors, avec cinq enfants, et absolument sans fortune, » Pierre Leroux « séduisit si bien par sa parole une jeune Belge et sa famille, qu’il ne tint qu’à lui de faire un très brillant mariage. Les parents n’y mettaient qu’une condition : Étant catholiques, ils désiraient que leur fille se mariât à l’église. — Pierre Leroux hésita quelque temps, fut très peiné, paraît-il, mais finalement refusa, déclarant que ses convictions philosophiques et religieuses ne lui permettaient pas de concession semblable, et il revint à Paris. »

Partout où ils passaient, les saint-simoniens créaient une église, c’est-à-dire un groupe constitué selon la doctrine sociale et religieuse, organisé hiérarchiquement et reconnaissant l’autorité de Bazard et Enfantin, proclamés à la fin de 1829 chefs suprêmes de la doctrine. Mentionnant l’activité de la propagande, dans le Nord, dans l’Est et dans le Midi, Enfantin écrivait à une correspondante en juin 1831 : « Vous voyez que nous n’y allons pas de main-morte. Comment pouvons-nous exécuter toutes ces choses ? Il y a de bonnes âmes qui disent déjà que c’est La Fayette qui nous paie, d’autres Napoléon II, d’autres Henri V ; qu’il est impossible que nous fassions tant de bruit avec nos bêtises si quelqu’un, la police peut-être, ne nous soudoie pas. »

Et, de fait, l’église avait de grands frais. Le Globe était distribué gratuitement. « Comment, poursuit Enfantin, de pauvres garçons comme nous ont-ils pu, en un an, depuis juillet, propager avec tant d’ardeur, et partout, des rêves ? Où trouvent-ils l’argent nécessaire pour vivre, voyager, publier des ouvrages, des journaux qu’on lit peu (disent-ils), qu’on achète moins encore ! »

Où ? Le rapport d’Eichthal sur la situation financière du 22 septembre 1830 au 31 juillet 1831 nous donnera une idée des ressources dont l’association saint-simonienne jouissait au début de sa propagande publique. L’acquisition du Globe, la location des salles de réunion, les frais de propagande et d’entretien des fonctionnaires, avaient coûté 221.109 francs, couverts par des souscriptions d’adhérents s’élevant, pour les membres du collège à 165.550 francs, pour les membres du deuxième degré à 38.431 francs, et pour ceux du troisième à 14.398 francs.

« Nul, disait le rapporteur, n’aura le droit de murmurer contre nous le mot d’exploitation. » Chacun des « fonctionnaires », en effet, « coûte à la famille environ dix-huit cents francs par an », d’après le rapport de Stéphane Flachat « sur les travaux de la famille saint-simonienne ».

À ce budget des recettes ordinaires s’ajoutaient « 600.000 francs environ » qui composaient « le surplus des dons faits jusqu’à ce jour à la doctrine ». Certains, comme d’Eichthal, souscrivaient pour une contribution annuelle de 3.000 francs, d’autres de mille francs, tels Fournel, Rességuier, Duveyrier, Carnot, etc. La « famille » installée au second étage de l’ancien hôtel de Gesvres, entre la rue Monsigny et le passage Choiseul, occupa bientôt la maison entière, et les chefs de la doctrine y eurent leur appartement.

Quel était le sentiment des maîtres de la pensée de l’époque sur un aussi étrange mouvement ? Sainte-Beuve, qui eut son heure d’enthousiasme pour la doctrine, dit qu’on admirera Lessing, mais qu’ « on se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon ». Cette heure fut brève, et chez le critique la raison l’emporta sur le sentiment. Il lui en demeurera cependant d’être désormais attentif à l’action sociale, puisqu’il suivra de toute sa sympathie, mais sans y adhérer, la vigoureuse pensée de Proudhon.

Pour Victor Hugo, « avec beaucoup d’idées, beaucoup de vues, beaucoup de probité, les saint-simoniens se trompent. On ne fonde pas une religion avec la seule morale. Il faut le dogme, il faut le culte. Pour asseoir le culte, il faut les mystères. Pour faire croire aux mystères, il faut des miracles. — Soyez prophètes, soyez dieux d’abord, si vous pouvez, et puis après prêtres si vous pouvez. » Les nuages religieux dont la « famille » s’entoure ont caché au poète la haute pensée sociale qui l’anime.

Lamartine, dans un écrit sur la Politique rationnelle qui est de 1831, a mieux reconnu le caractère exact du saint-simonisme. Il n’admet ni ses théories sur l’héritage, ni sa formation religieuse, mais il s’écrie : « Hardi plagiat qui sort de l’Évangile et qui doit y revenir, il a déjà arraché quelques esprits enthousiastes aux viles doctrines du matérialisme industriel et politique pour leur ouvrir l’horizon indéfini du perfectionnement moral et du spiritualisme social. »

Pour Chateaubriand, qui venait de se retirer à demi de la politique et boudait quelque peu ses amis, décidément trop entêtés à faire revivre un passé à jamais disparu, il ne vit dans le saint-simonisme qu’un ramassis, une friperie de vieilles idées, plagiat des rêveries philosophiques de la Grèce, accommodées au goût du jour. Il devait revenir, sans l’avouer, sur cette opinion sommaire, trois ans plus tard, et on sent que la réponse très mesurée d’Enfantin avait fait impression sur lui lorsqu’on lit ces aperçus sur la « transformation sociale », publiés dans la Revue des Deux-Mondes :

Quand il « ne s’agit que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers, vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles, elles-mêmes autochtones du fumier, une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ? Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses, qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang. »

Auguste Comte, qui a reçu directement l’enseignement de Saint-Simon et a utilisé avec un esprit de méthode véritablement génial les idées de son maître, est d’autant plus véhément dans son désaveu du saint-simonisme, qu’il entend dénier à son fondateur toute influence sur la formation de son positivisme. Accusé étourdiment par un rédacteur du Globe d’être resté « en arrière du saint-simonisme, faute d’en pouvoir suivre les progrès », Auguste Comte riposte le 5 janvier par une lettre où il affirme avoir rompu avec Saint-Simon parce que, dit-il, « je commençais à apercevoir chez ce philosophe une tendance religieuse profondément incompatible avec la direction philosophique qui m’était propre ».

En réalité, l’œuvre spéculative de Comte devait finir, comme celle de Saint-Simon, par l’élaboration d’une religion. Mais il n’en était pas encore là, et il construisait alors patiemment son œuvre philosophique. Aussi avait-il raison contre ses mystiques contradicteurs lorsqu’il leur disait :

« Au lieu des longues et difficiles études préliminaires sur toutes les branches fondamentales de la philosophie naturelle, qu’impose absolument ma manière de procéder en science sociale ; au lieu des méditations pénibles et des recherches profondes qu’elle exige continuellement sur les lois des phénomènes politiques (les plus compliqués), il est beaucoup plus simple et plus expéditif de se livrer à de vagues utopies dans lesquelles aucune condition scientifique ne vient arrêter l’essor d’une imagination enchaînée. »

Certes, mais c’était cependant faire trop bon marché des études économiques approfondies de Bazard, de Michel Chevalier et même d’Enfantin, avant qu’il ne versât tout à fait dans la divagation religieuse. Et Auguste Comte, qui fonde sa sociologie sur la hiérarchie des sciences rattachées les unes aux autres, a toujours traité sommairement la science économique, sur laquelle s’appuyaient les réformateurs socialistes de l’école de Saint-Simon.

Quant aux partis politiques, ils n’avaient sur le saint-simonisme que des opinions superficielles et mal informées. Nous avons vu, par un discours de Mauguin à la Chambre, ce qu’en pensaient les libéraux. Et il faut bien avouer qu’ils avaient une assez bonne prise sur le saint-simonisme quand ils le dénonçaient comme un gouvernement despotique, puisque le chef de la doctrine l’incarnait en sa personne et se proclamait lui-même « la loi vivante ».

Les cléricaux, eux, brochuraient et polémiquaient, quand ils ne trouvaient pas plus expéditif d’ameuter les fidèles contre les propagandistes. Les protestants, nous l’avons vu, se liguaient avec les catholiques contre cette nouvelle religion et la Société de la Morale chrétienne instituait un prix de cinq cents francs pour la meilleure réfutation du saint-simonisme.

Les républicains leur étaient-ils plus favorables ? Ils eussent passé sur la religion et ils approuvaient parfois les réformes sociales demandées dans le Globe, mais ils ne pouvaient acquiescer à la condamnation des principes de liberté, d’égalité et de souveraineté du peuple, formulée par les saint-simoniens.

Car, rapidement, sous l’impérieuse activité intellectuelle d’Enfantin, le caractère religieux du saint-simonisme dominait, jusqu’à l’effacer, le caractère social qui avait été le fond même de la pensée de Saint-Simon. Le pathos mystique noyait les affirmations sociales, et la critique véhémente du milieu économique s’achevait en effusions religieuses. D’ailleurs, nul souci de préciser les conditions économiques de l’association à laquelle on invitait les travailleurs, non sans leur avoir imposé un assez long noviciat où l’instruction morale et religieuse était plus développée que l’enseignement économique et social.

Cependant le Globe félicitait fréquemment les parlementaires libéraux en vue lorsqu’ils montraient quelque souci de la classe ouvrière. Mais ceux-ci lui en fournissaient assez rarement l’occasion. Citons, parmi ces rares fortunes, un éloge d’Arago pour son projet d’organisation de l’enseignement professionnel. Mais de programme économique et social un peu précis, point, sauf dans les lettres qu’un avocat, Decourdemanche, présenté par M. G. Weill comme « un saint-simonien de l’extérieur, qui ne paraît pas avoir adhéré à la religion elle-même », publia, vers la fin de 1831, dans le Globe.

Ce programme, exposé sous forme de lettres au rédacteur, réclamait l’abolition du privilège de la Banque de France, l’établissement de nombreuses banques libres, des lois plus favorables aux commerçants et moins dures pour les faillis, la suppression des emprunts hypothécaires, la mobilisation du sol, l’impôt progressif sur le revenu et l’abolition de l’hérédité en ligne collatérale.

C’est le programme économique, libéral et individualiste du radicalisme d’aujourd’hui. On n’y voit pas même la moindre loi protectrice du travail, bien que l’Angleterre eût ouvert la voie par les lois de 1802 sur le travail des enfants et de 1825 sur les associations professionnelles.

Michel Chevalier n’allait pas plus loin, mais voyait plus large. Dans un article très remarqué sur le Système méditerranéen, il traçait un vaste plan de travaux pour l’établissement de voies de communication reliant l’Europe à l’Orient, par chemins de fer et bateaux à vapeur, et assurant la domination de l’industrie sur la paresseuse féodalité du sol et l’inerte despotisme oriental.

« Quand Vienne et Berlin, disait-il, seront beaucoup plus voisins de Paris qu’aujourd’hui Bordeaux, et que, relativement à Paris, Constantinople sera tout au plus à la distance actuelle de Brest, de ce jour un immense changement sera survenu dans la constitution du monde ; de ce jour, ce qui maintenant est une vaste nation sera une province de moyenne taille. »

Ce sera la guerre rendue impossible. « Admettons pour un instant, dit-il, que cette création gigantesque soit entièrement réalisée demain et demandons-nous si, au milieu de tant de prospérité, il pourrait se trouver un cabinet qui, saisi d’une fièvre belliqueuse, songeât sérieusement à arracher les peuples à leur activité féconde, pour les lancer dans une carrière de sang et de destruction. » Et ne prévoyant pas que les maîtres du capital pourraient trouver une source de profit dans les conquêtes coloniales, susciter des guerres pour assurer leur domination économique, ou simplement avoir avantage à fabriquer des armes, des cuirasses et des explosifs, Michel Chevalier fait d’eux les artisans actifs de cette pacification universelle et de cette prospérité, grâce à laquelle il n’était plus possible qu’il existât « des capitalistes qui, effrayés d’un avenir incertain, resserrassent leurs capitaux, et des populations affamées qu’on pût décider à l’émeute ».

Cet article faisait appel aux « commerçants infatigables », aux « hommes d’art de tous les pays », aux ingénieurs qui, en Angleterre et sur le continent, ont « recueilli et fait fructifier l’héritage des Riquet et des Watt », aux « industriels aux mains desquels la nature verse ses produits », aux « savants dont les lumières ont à éclairer le plan ». Il les conviait à se mettre « à la tête des peuples, enrégimentés en travailleurs ».

Tout le plan saint-simonien est là, et toute la doctrine. Susciter par une prédication morale l’enthousiasme de l’aristocratie nouvelle, surgie après la chute du régime féodal, lui montrer les périls des révolutions de la faim et l’en effrayer, et la décider à organiser d’elle-même le monde nouveau fondé sur le travail. Rêve magnifique et vain !

Prêcher l’entente à ces conquérants nouveaux dont les entreprises augmentaient la force et l’audace, et qui trouvaient leur joie dans les luttes de la concurrence économique, c’était leur demander de renoncer à être ce qu’ils étaient, des chefs d’industrie et de négoce entreprenants, autonomes, ivres de leur souveraineté sans frein, avides de s’affronter et de se heurter, tels les héros barbares des premiers temps de la féodalité. Appeler leur attention sur le troupeau noir et suant dont ils exploitaient à outrance le labeur, les adjurer, au nom de la pitié, de la peur, de la justice, d’être les frères aînés des ouvriers, c’était leur demander plus encore : renoncer à être des maîtres pour devenir des chefs, transmettre le commandement, non à leurs fils, souvent incapables ou indignes, mais aux meilleurs qui surgissaient de la masse. Folie ! Seule l’exaltation religieuse pouvait faire de ce rêve une réalité.

Saint-Simon l’avait compris à la fin de sa vie. Philosophe du XVIIIe siècle, il était revenu à l’Évangile. Au lieu de faire de la religion un but, il la voulut pour moyen. Il lui apparut que, de toutes les forces de sentiment, celle-là était la plus grande. Il se refit chrétien, non pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour de l’humanité.

(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


Fatalement, dans une telle construction de l’esprit, si purs et si riches qu’en fussent les matériaux, les bulles de rêve et les nuées de chimère occupaient la plus grande et la meilleure place, étaient les pierres d’angle sur lesquelles toute la construction devait s’échafauder en rêve, puis s’écrouler au premier contact avec la réalité. Ce qui avait été politique chez Saint-Simon, c’est-à-dire moyen, devint chez Enfantin mysticité fondamentale, c’est-à-dire but.

Saint-Simon, alors, fut promu « révélateur ». Il avait été « la loi vivante », son successeur incarnerait à son tour la loi. Les chefs de la doctrine seraient des prêtres, au sens le plus absolu du mot. Le but social disparaissait si bien derrière l’objet religieux que certains saint-simoniens reprochaient aux économistes, aux critiques sociaux, tels que Michel Chevalier, d’avoir « un style de maçon » dont « les métaphores puaient le mortier et la vapeur ».

C’était l’envolée entre ciel et terre, hors de toute réalité. Seule une forte organisation théocratique, subordonnant hiérarchiquement les fidèles selon leur ferveur et leur degré d’initiation, pouvait être le cadre d’une telle société. Elle se fonda. Et à mesure que les volontés s’asservissaient aux pontifes de la nouvelle religion, l’un de ceux-ci. Enfantin, pour qui Dieu et la nature ne faisaient qu’un, développait en mysticisme le naturalisme de Diderot et provoquait un schisme par sa théorie de l’émancipation de la chair.

Selon lui, l’homme et la femme étaient égaux, mais l’être humain complet était le couple. Le couple-prêtre, choisi parmi les plus ardents et les plus aimants, ne devait pas s’enfermer dans son exclusif et égoïste amour à deux. « Moi, homme, écrivait-il à sa mère, je conçois certaines circonstances où je jugerais que ma femme seule serait capable de donner du bonheur, de la santé, de la vie à l’un de mes fils en Saint-Simon…, de le réchauffer dans ses bras caressants au moment où quelque profonde douleur exigerait une profonde diversion. »

Dans tout prêtre, il y a un politique ; les grands mystiques eux-mêmes ont été de grands politiques, témoins Ignace de Loyola et Thérèse d’Avila. Cette confession charnelle qui unissait le pénitent à la prêtresse et la pénitente au prêtre était un moyen de gouvernement. Gouverner par l’amour entendu jusqu’au sens le plus complètement physique du mot, tel était l’objet d’Enfantin. Il était beau, d’une beauté à la fois caressante et fascinatrice. Il avait donc tout ce qu’il fallait pour incarner « la loi vivante ».

Lorsqu’il exposa, en novembre 1831, ses théories sur la loi vivante et les prérogatives du couple-prêtre. Enfantin suscita de violents orages dans la famille saint-simonienne. Déjà l’institution de la confession publique avait trouvé des résistances. Jean Reynaud et Pierre Leroux partirent les premiers en accusant la doctrine d’Enfantin d’anéantir la personnalité et la conscience de l’individu, et « d’aggraver le sort des femmes au lieu de l’améliorer ».

Pierre Leroux était un esprit ardent et profond ; il n’avait rien d’un politique ; le mysticisme utilitaire d’Enfantin ne pouvait s’imposer au sien, organique et désintéressé. Il se rappela les défiances instinctives qu’Enfantin avait éveillées en lui, lors de leur premier entretien.

« Nous nous promenions, dit-il, sous les grands arbres des Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler son système. Il commença, en forme d’introduction, par discourir sur Mahomet et sur Jésus, qu’il appelait les Grands Farceurs. — De grands farceurs ! — Et moi qui, naguère, avais défendu, dans le Globe, l’extatique Mahomet contre le reproche de haute imposture, ce qui m’avait valu la grande colère de M. Cousin, d’accord en cela, disait-il, avec le citoyen Voltaire. Cette fausse appréciation d’Enfantin sur les religions et sur ceux qui, par leurs révélations, les ont causées, m’inspira une insurmontable défiance, et je vis du premier coup d’œil sa prodigieuse erreur du Prêtre-Comédien. »

Il la vit, mais tel était pour les esprits élevés le besoin d’une doctrine sociale moins négative que le libéralisme, qu’il demeura et, pendant un temps, fit grâce aux moyens en faveur du but. Mais à présent, il n’était plus possible de demeurer sans devenir un prêtre-comédien ou sombrer dans la folie mystique.

Pendant trois mois, des discussions passionnées ébranlèrent les nerfs et les cerveaux des membres du collège.

Dans une de ces réunions, Cazeaux, soulevé par un délire extatique, s’était mis à prophétiser. « D’autres membres, dit Laurent, sans pousser l’exaltation jusqu’à l’extase, éprouvèrent néanmoins des secousses nerveuses qui les rendirent malades. Quand le docteur Fuster survint, il trouva tout le monde en grand émoi et plus ou moins en état de fièvre. Il n’y avait guère qu’Enfantin qui eût gardé tout son calme. »

Des trois femmes qui faisaient partie du collège, l’une, Aglaé Saint-Hilaire, amie d’enfance de la famille Enfantin, accepta les théories nouvelles, bien que toute sa vie protestât contre un tel dérèglement moral ; la seconde, Cécile Fournel, sentit un instant fléchir sa foi, s’isola et revint se placer sous l’autorité du Père Enfantin. Quant à Claire Bazard. elle protesta de toutes ses forces contre l’institution religieuse du « sérail ». « Eloignée depuis quelque temps de son mari par une incompatibilité d’humeur, nous dit M. G. Weill, elle se trouva rapprochée de lui par une haine commune contre cette légitimation de l’adultère. »

La présence des femmes ne contribuait pas peu à enfiévrer les discussions. On eût dit qu’Enfantin voulait affirmer sa domination sur les âmes, plus encore que leur faire accepter le dogme nouveau, et ses affirmations étaient des sortes de défis à la raison comme aux sentiments les plus intimes. C’était véritablement un viol des pensées, une orgie intellectuelle où des femmes chastes et fières étaient sommées de se transformer en ménades ou de renoncer à la doctrine du progrès humain. Et l’homme qui soulevait cet abominable conflit dans la conscience pure de ces femmes vouées au salut du peuple demeurait calme et froid, tel un magnétiseur tentant de dominer son sujet et de supprimer en lui la volonté pour y installer la sienne, la loi vivante.

Tout le monde en délirait. D’aucuns tombaient épuisés de fatigue et d’émotion. « On enlevait les corps, dit Laurent, sans que pour cela la discussion s’arrêtât. » Olinde Rodrigues, le disciple immédiat de Saint-Simon, eut un soir une attaque, d’apoplexie parce que, ayant affirmé que le Saint-Esprit était en lui, Reybaud lui avait répondu par des paroles d’incrédulité. « La crise fut extrêmement violente et le docteur Fuster, pour sauver le malade, dut recourir à une rétractation formelle de M. Reybaud, que cet accident avait rempli d’affliction et d’inquiétude. »

Après celui-ci et Pierre Leroux, ce fut Lechevallier qui s’en alla, n’y pouvant plus tenir. Il acceptait encore l’héritage de Saint-Simon, mais sous bénéfice d’inventaire. Finalement il alla se placer sous la discipline de Charles Fourier et revint prêcher la théorie sociétaire aux saint-simoniens.

Le 21 novembre, la scission était consommée : Cazeaux, Dugied, Carnot, Fournel et sa femme, Guéroult, Bazard et Claire Bazard se retiraient ; d’autres encore. Enfantin, proclamé Père suprême et unique, vit dans cette scission une hérésie comparable à celle qui avait déchiré la chrétienté trois siècles auparavant. Il qualifiait Bazard et les autres de protestants.

Il était pape, désormais. Mais un pape incomplet, puisque la Femme-Messie, destinée à compléter le couple pontifical n’avait pas encore répondu à l’appel. Alors, montrant le fauteuil vide de Bazard, il dit aux fidèles demeurés auprès de lui : « Voilà le symbole de cet appel, l’appel de la femme aux yeux de tous, » et nomma Rodrigues « chef du culte ».

Mais toutes ces querelles avaient ébranlé la foi de Rodrigues dans les procédés de gouvernement du Père suprême. Deux mois après, il s’en allait à son tour, en publiant un manifeste où il lui disait : « Vous pûtes faire accepter l’autorité à des esprits indisciplinés, fatigués et malades de scepticisme ; vous en avez fait des dévots et des fanatiques ; mais des hommes religieux, jamais. En ce moment l’orientalisme et ses doctrines d’adoration stupide et de lâcheté sensuelle aveuglent tous les Enfantinistes. » Il ne pouvait tolérer davantage le protestantisme de ceux qui, avec Bazard, étaient « retournés à des travaux individuels ».

« À moi, s’écriait-il, de commencer enfin l’œuvre pratique du Nouveau Christianisme. » La critique saint-simonienne a ruiné le libéralisme politique, la « conspiration morale » des enfantinistes « n’ira pas loin, malgré tout le talent et toute la dévotion qu’elle a corrompus à son service. La religion nouvelle aura bientôt triomphé des écueils qu’elle a dû rencontrer sur son chemin : la communauté des biens et la communauté des femmes ». C’est donc le moment de terminer, « dans la morale comme dans la politique, la lutte de l’oisif et du travailleur, du salon et de l’atelier, de l’amateur et du producteur, du mal et du bien ».

La « religion saint-simonienne » avait désormais deux chefs. Mais, en réalité, Rodrigues restait seul, et autour d’Enfantin le nombre des fidèles allait sans cesse diminuant. C’était la dissolution.

Les poursuites ordonnées contre la famille saint-simonienne, groupée autour d’Enfantin, retardèrent cette dissolution en ramenant autour de lui quelques dissidents, avides de partager les périls courus par leurs frères de la veille. Louvot-Demartinécourt, capitaine d’état-major en retraite, administrateur de mines, indigné de l’irruption de la police, quadrupla sa souscription à l’emprunt saint-simonien ouvert par les soins d’Isaac Pereire.

À l’annonce des poursuites, les journaux qui avaient crié « aux jésuites » crièrent à la captation des héritages, complétant ainsi l’assimilation des saint-simoniens à la célèbre milice romaine. Certains, comme le Figaro, disaient, annonçant des révélations qui ne vinrent pas : « Nous allons passer des dieux, qui sont ingrats, aux apôtres, qui seraient cupides, du simonisme à la simonie. » La publication, dans le Globe, des comptes de la communauté saint-simonienne fit taire ces calomnies.

D’autre part, la Tribune, qui était en polémique avec le Globe, cessait la discussion par une note fort digne. Puisque la police se chargeait de réfuter les saint-simoniens, le journal républicain déclarait qu’il y aurait lâcheté de sa part à se faire son auxiliaire. Le Figaro lui-même disait : « Aujourd’hui, nous ne sommes plus adversaires des saint-simoniens aux prises avec l’illégalité. » Quant aux Débats et à la Gazette de France, ils accueillaient toutes les calomnies et répétaient qu’Enfantin et Rodrigues étaient toujours sous le coup d’un mandat de dépôt.

Fourier, qui l’eût cru ! fit écho à cette clameur, et prit à son compte, les accusations des réactionnaires. Il faut lire ses félicitations au gouvernement pour avoir « réprimé » la doctrine saint-simonienne « par la force ». Il va jusqu’à soulever contre « la secte » la passion chauvine du moment. « La Sainte-Alliance ainsi que l’Angleterre, dit-il, ont agi très maladroitement dans leur intérêt, en ne soutenant pas cette secte qui, si elle eût duré trois ans de plus, aurait causé en France une bonne guerre civile. » Il raille la « secte de Saint-Simon » pour sa « prétention risible à s’emparer du gouvernement » et incrimine avec fureur « ses monstrueux dogmes de mainmorte généralisée et de théocratie absolue ». Il accuse les saint-simoniens de se mettre « en lutte ouverte avec le gouvernement », de se poser en « tribuns » et ajoute, faisant appel aux craintes des réactionnaires : « On n’a pas perdu le souvenir des Jacobins ».

Et quel est leur vrai but, leur « but secret », à ces « théocrates », à ces « Jacobins » ? Emplir leurs poches. « Ils voulaient, en association, exploiter le mot, s’en faire un marchepied pour fonder une religion, s’allouer des prélatures, s’emparer des donations, des héritages, des fortunes. » Car ils savaient que « l’argent est le nerf de la guerre ». Quelques-unes de ces attaques avaient paru en 1831 sous le titre de Pièges et charlataneries des sectes Saint-Simon et Owen. Fourier les réédita et les compléta, trois ans plus tard, dans son livre de la Fausse Industrie.

Dans leurs querelles meurtrières qui se poursuivront jusqu’au moment où j’écris, les socialistes ne devaient jamais dépasser l’injustice haineuse de Fourier. Puisse-t-elle leur servir d’exemple, leur montrer enfin l’inanité cruelle de telles polémiques, où l’on croit avoir démontré la fausseté d’une vue particulière quand on a tenté de déshonorer ceux qui la professent.

Sur quoi reposaient les accusations de la presse réactionnaire, que le parquet tenta un instant de retenir ? Sur un fait unique que nous trouvons ainsi relaté dans une note du maire du IVe arrondissement adressée au préfet de police : « Il paraît qu’une famille du VIIIe arrondissement… voit avec un vif mécontentement qu’un jeune homme, qui lui appartient par les liens du sang, s’est jeté avec enthousiasme dans la nouvelle secte et qu’il fait de grands sacrifices pour la soutenir. »

À cette allégation, les saint-simoniens répondirent en déclarant que le jeune Lasbordes leur avait, en effet, donné son héritage. Mais cet héritage, quelle que fût la nature des espérances de ce jeune homme, était « un fait éventuel », disaient-ils. C’est « un phénomène à grande distance, qui n’a pas de valeur, relativement à celle que peut avoir pour nous en ce moment sa conversion… Le fils de Rothschild converti et déshérité vaudrait mieux pour nous » pour enseignement du public « que le fils de Rothschild saint-simonien honteux, attendant pour se déclarer la mort de père et mère. » Et pour indiquer fortement qu’ils ne couraient pas les héritages, ils ajoutaient : « Les espérances ne sont pas notre fait, c’est du présent en hommes, en travaux, en richesses, qu’il nous faut. »

Mais le présent se dérobait. Le départ de Rodrigues et son manifeste avaient fait avorter l’emprunt, et le mouvement généreux de Louvot-Demartinécourt n’avait pas trouvé beaucoup d’imitateurs. Le 20 avril 1832, le Globe cessait de paraître. L’ère de la propagande était close, disaient les saint-simoniens. Celle de l’action allait commencer, affirmaient-ils. « Allons au peuple ! » s’écriait Barrault, dont l’ardente foi entretenait les illusions. En réalité, la doctrine contractait ses fidèles en une union plus étroite, comme un perfide instinct groupe les moutons, dans la tempête des montagnes, sous l’avalanche qui va les engloutir tous

Il fut décidé que les saint-simoniens mèneraient publiquement, en communauté, la vie religieuse et sociale qu’ils apportaient à l’humanité. Leur exemple aurait une bien plus grande force de propagande que la prédication. Le 6 juillet, tandis que le canon de Saint-Merri grondait, quarante d’entre eux s’installaient à Ménilmontant dans une maison à laquelle attenait un jardin. Pour fonder une société, ils ne trouvaient rien de mieux que de fonder un couvent, où la méditation alternait avec le travail manuel. La ressemblance était complétée par une prise d’habit, cérémonie qui fut accomplie en grande solennité. Ce vêtement symbolique se composait d’un habit bleu clair, d’un gilet blanc, sur lequel était tracé en lettres rouges le nom de celui qui le portait, et d’un pantalon blanc. Le gilet se boutonnait par derrière, en sorte que nul ne pouvait s’habiller sans le secours d’un autre et sans recevoir ainsi une leçon de solidarité.

Au moment où le Père achevait de s’habiller, un pavillon aux couleurs rouge, blanche et violette horizontalement disposées fut hissé au mât placé sur la terrasse. Enfantin reçut les vœux solennels que prononçait chacun de ses « enfants », et par des impositions et attouchements de mains leur donna les trois signes de la « paternité », du « patronage » et de la « fraternité ». Quelques-uns ne se sentaient pas prêts à prononcer les vœux et refusaient. Retouret accepta en ces termes : « Père, je vous ai dit un jour que je voyais en vous la majesté d’un empereur, et pas assez pour ma faiblesse la bonté d’un messie. Vous m’apparaissiez formidable. Aujourd’hui j’ai senti profondément tout ce qu’il y a de tendresse et de douceur en vous : Père, je suis prêt. »

Messie, le mot ne choquait pas Enfantin. Il n’attendait pas sa mort pour organiser des pèlerinages aux lieux où s’étaient passés les incidents capitaux de sa vie. Lorsque tous ses « enfants » eurent revêtu l’habit, il leur dit : « Le jour n’est pas éloigné où nous montrerons cet habit hors de notre maison. Dimanche, nous sortirons. »

Et il leur indiqua trois buts : la tombe de sa mère, le chemin de Vincennes où, en 1814, il défendit Paris sous l’uniforme de l’École Polytechnique, enfin le berceau de son enfant à Saint-Mandé.

Cette allocution terminée, une procession s’organisa dans le jardin au chant de : Peuple, si notre voix réclame, et les discours ou plutôt les sermons reprirent.

Le lendemain, la « famille » lançait un manifeste sur les journées sanglantes qui s’achevaient.

Ce manifeste répudiait la violence employée de part et d’autre.

« Nous aimons les républicains, y était-il dit, parce qu’ils aiment le peuple, parce qu’ils veulent le progrès… mais nous ne sommes pas républicains, parce que les républicains veulent un progrès désordonné… — Nous aimons les légitimistes, parce qu’ils aiment l’ordre, parce qu’ils sentent les droits du riche… mais nous ne sommes pas légitimistes, parce que les légitimistes n’aiment pas les droits du pauvre… — Nous aimons le juste milieu, parce qu’il aime par-dessus tout la paix, l’ordre, la tranquillité, la prospérité du commerce… mais nous ne sommes pas juste milieu, parce qu’il ne rend justice ni aux républicains ni aux carlistes. »

Le manifeste affirmait ensuite en ces termes le but saint-simonien, qui était « dans l’intérêt de tous les partis » et que « notre père Enfantin » avait trouvé. « C’est le développement de l’industrie, l’organisation en grand du travail, l’affranchissement pacifique et progressif des travailleurs. » Quant aux « moyens actuels de l’atteindre », ils consistaient à commencer immédiatement le chemin de fer de Paris à Marseille, à organiser dans Paris une distribution générale d’eau et un système général d’égouts, à percer une rue du Louvre à la Bastille, à envoyer dix mille hommes « défricher et mettre en valeur les landes de la Bretagne », enfin, à transformer graduellement l’organisation militaire de l’armée en une organisation industrielle, « en sorte que tout régiment serait une école d’arts et métiers et que tout soldat en sortirait bon ouvrier ».

De la sorte, le peuple aurait « du travail, de l’aisance, du bien-être » ; les entrepreneurs, les capitalistes, « de gros bénéfices » ; et les propriétaires auraient le choix entre « l’augmentation de valeur ou la défaite avantageuse de leurs propriétés ». Et « tout le monde s’enrichirait sans que personne fût appauvri ».

Le dimanche 1er juillet, les travaux de construction d’un temple furent solennellement ouverts dans le jardin de la communauté, par des chants dont Félicien David avait composé la musique.

Dans ces chants, le « nouveau christianisme » et la mission du « Père » s’affirmaient en ces termes :

_____Salut, Père, salut !
_____Salut et gloire à Dieu !
___Le Christ quittant les apôtres
___Leur dit : veillez, ils ont dormi ;
___Vous nous avez dit : travaillez ;
___Vous voici ; l’œuvre commence.

_____Le peuple a faim !
_____Le peuple est misérable !
Nous avons pris ses douleurs sur nos têtes ;
___Nous serons forts et patients.
___Les femmes sont outragées,
____Que leur messie vienne !
_____Il viendra ! il viendra !


Des ouvriers étaient venus se joindre aux membres de la famille pour travailler à la construction du temple. Et l’on chantait :


___C’est par le bras
D’ouvriers sans salaire,
___De travailleurs
Nous donnant le dimanche,
___De journaliers
Voulant une corvée.
___D’un peuple bon
Offrant à Dieu son œuvre
___… Qu’en ce moment
Pour les fêtes du peuple
___Nous bâtissons…


Et toujours en chantant on fit les déblais :


Allons, bourgeois et prolétaires.
Le travail nous a fait égaux.
Ensemble remuant la terre.
Montrons à tous l’homme nouveau !


Parmi les quarante qui s’étaient installés à Ménilmontant, il y avait les « apôtres » Barrault, Duveyrier, Michel Chevalier, d’Eichthal, Flachat, Fournel, Lambert et Edmond Talabot. Parmi les autres, il n’y a guère que Félicien David, dont le nom soit resté dans la mémoire du public. Aucune femme n’avait été admise dans la communauté, et d’aucuns, pour s’y agréger, avaient dû renoncer à des liens qui leur étaient chers, ce qui achevait la ressemblance avec le couvent.

La police s’émut, des visites domiciliaires répétées vinrent troubler les saint-simoniens dans leur retraite. On voulut leur interdire de donner accès au public le dimanche ; une ordonnance du juge d’instruction portait qu’il serait établi dans la maison de Ménilmontant « un gardien qui veillerait à ce qu’aucune réunion publique n’eût lieu et qui serait autorisé à requérir la force publique au cas où il y aurait réunion de plus de vingt personnes étrangères ».

Sur ces entrefaites, Edmond Talabot mourut. Tandis que la « famille » célébrait ses obsèques au Père-Lachaise, par des chœurs appropriés qui firent grande

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


impression sur l’assistance, très nombreuse. Lamé, Clapeyron, anciens amis d’Enfantin. Stéphane et Eugène Flachat, Émile Pereire enfin, préparaient le projet de chemin de fer de Paris à Saint-Germain. « Ce fut là, dit Laurent, devant le cercueil d’un rêveur qui s’appelait Talabot, qu’eut lieu la première rencontre des ingénieurs et des financiers destinés à tenter le premier essai de voies ferrées dont le Globe avait donné le plan général. » Les affaires sont les affaires. À quelques jours de là, Bazard mourait, et Cécile Bazard écartait la « famille » de ses obsèques.

Le procès fut une déception. Les saint-simoniens ayant déclaré vouloir présenter eux-mêmes leur défense, le public attendait de ces hommes éloquents les discours qui rendaient si passionnants les procès de républicains. Simon, Lambert, Holstein, Hoart, Bruneau, d’Eichthal et Rigaud, assis au banc des avocats, leur servaient de conseils. Les prévenus étaient Enfantin, Olinde Rodrigues, Michel Chevalier, Barrault, Duveyrier.

Bien que la captation d’héritage eût été écartée, l’acte d’accusation la mentionnait, manœuvre scélérate destinée à impressionner le jury. L’avocat général Delapalme, interpellé par Enfantin, répondit qu’il n’y avait là qu’une « erreur de copiste ». Étrange erreur qui se reproduisait dans toutes les pièces de l’instruction !

On lançait donc l’imputation et on leur refusait de s’en laver par la production de leurs témoins. Ils n’étaient plus accusés que d’avoir outragé la morale publique dans leurs prédications et formé une association s’occupant « d’objets religieux, politiques et autres ». « Et autres », c’étaient les théories d’association, la suppression de l’héritage, le programme social. Le président n’avait pas trouvé de mots pour qualifier ces « objets », qui demeurent la gloire du saint-simonisme et sont inscrits aujourd’hui dans la conscience de tous les socialistes de l’univers. « Et autres », ce n’était que cela. Rien, en somme, pour un magistrat de Louis-Philippe et de la bourgeoisie régnante. Rien ? Non, mais bien plutôt tout : la cause même, innommée et redoutable, des poursuites entreprises contre ces novateurs.

Enfantin était accusé d’avoir écrit, et Michel Chevalier d’avoir publié dans le Globe, un article intitulé : « Extrait du cinquième enseignement de Notre Père Suprême Enfantin sur les relations de l’homme et de la femme » ; Duveyrier, : d’avoir écrit et publié dans le même journal un article intitulé : « De la femme ». Appelés à la barre, les témoins cités à la requête des accusés demandèrent l’un après l’autre à Enfantin, qui refusait, l’autorisation de prêter serment. Le président les faisait se retirer à mesure, sans recevoir leur témoignage.

Les accusés protestèrent, déposèrent des conclusions ; elles furent rejetées par cet attendu capital et qui met à nu le vice organique de l’obéissance à la « loi vivante » qu’affirmait être Enfantin : « Que le serment est un acte libre et qui doit émaner de la seule volonté de celui qui le prête. » Seul Baud put témoigner : il affirma sa vénération pour le Père Enfantin et sa participation active à l’œuvre commune.

La parole fut ensuite donnée aux accusés et à leurs conseils. Rodrigues termina en rendant solennellement hommage à Saint-Simon, son maitre. On sait que depuis quelques mois il était séparé de l’association. Léon Simon, conseil de Michel Chevalier, s’attacha à faire ressortir ce qui distinguait le saint-simonisme du panthéisme.

Quant à Michel Chevalier, après avoir discuté pied à pied l’accusation, il releva le reproche adressé aux saint-simoniens d’avoir suspendu un néophyte de ses fonctions pour ne s’être pas mêlé au peuple pendant l’insurrection. En réalité, ce néophyte avait reçu la mission d’aller porter aux insurgés « une parole de conciliation et d’apaisement » ; il s’était dérobé à ce devoir et on l’avait écarté pour un temps de la communauté des fidèles.

Lambert s’empara très heureusement d’une phrase maladroite de l’avocat général, qui, parlant des prévenus, avait dit : « Ces hommes sont des hommes de troubles, de destruction, de bouleversement ! Et vous, messieurs les jurés, qui êtes ici les représentants de la société menacée, vous voulez la conservation de cet ordre social qu’ils attaquent si audacieusement ! Oui, que cet ordre soit bon ou mauvais, vous êtes appelés à le soutenir. »

C’était une invite aux jurés qui pouvaient être carlistes ou républicains à s’unir aux partisans du gouvernement pour la répression de ces hommes qui annonçaient un ordre nouveau qui n’était ni la légitimité, ni le juste milieu, ni la république. Lambert y vit, c’était son droit, un aveu des vices de l’ordre social et s’écria : « Un homme qui parle ainsi a déclaré son incompétence politique. »

Duveyrier et Barrault tracèrent ensuite un éloquent tableau de la société, de la famille, du mariage, flétrirent « le règne hideux de l’adultère et de la prostitution ».

Le lendemain, la parole fut donnée au Père Enfantin. Son discours, entrecoupé de longs silences prolongés pendant lesquels il regardait l’un après l’autre les membres de la cour et les jurés, puis contemplait longuement les membres de la famille, impatienta. On ne comprit pas qu’il voulait exercer la puissance magnétique de son regard. Il entreprit de démontrer qu’il réunissait en lui la beauté, la bonté et la sagesse. Et toujours son regard appuyé sur ses juges tentait de leur imposer cette conviction. Avant le prononcé de la sentence, il rappela à la cour que « tout jugement a pour but d’élever et de moraliser le coupable ». C’est ce qu’il avait tenté de faire dans son « jugement » sur l’avocat général.

Les auditeurs avaient attendu des réquisitoires, ils venaient d’entendre des sermons et des conférences. Le jury exprima leur sentiment, lui si bénin aux accusés politiques, et déclara coupables d’association illicite et d’outrage à la morale publique Enfantin et ses coaccusés. En conséquence, la cour condamna Enfantin, Duveyrier et Michel Chevalier à un an de prison, Rodrigues et Barrault à cinquante francs d’amende, et prononça la dissolution de la société

Ce fut le signal de la dispersion. Quelques-uns d’entre eux entreprirent d’aller en Orient chercher la Mère, celle qui devait compléter le couple-prêtre ; ils furent bien accueillis presque partout où ils s’arrêtèrent. À Lyon, où Félicien David donna un concert, « l’enthousiasme n’eut plus de bornes », dit Eugène de Mirecourt, peu tendre cependant aux saint-simoniens, mais Avignon, métropole du fanatisme politique et religieux, « les reçut avec des clameurs et des huées. Une population furieuse, celle qui dix-sept ans plus tôt avait égorgé le maréchal Brune, armée de couteaux, les entourait en proférant des menaces de mort… Leur fière attitude fit baisser les couteaux ; la foule passa de la rage à l’admiration. »

À Marseille, le jour de leur embarquement, « tout le peuple » était sur la rade. On avait, la veille, salué le départ de Félicien David et ses amis « par une magnifique et dernière ovation ».

Rendus à leurs destinées industrielles, les saint-simoniens appliquèrent à leur fortune les admirables qualités que l’exaltation religieuse les avait empêchés de concentrer sur la réforme sociale. On sait que la plupart d’entre eux occupèrent de hautes situations dans la banque, l’administration, l’industrie. Mais, de leur œuvre, que restera-t-il ? Et leur enthousiasme d’une heure pour une doctrine qui inspire pour une si grande part la pensée socialiste d’aujourd’hui, comment s’est-il traduit dans leurs actes ultérieurs ?

Force est bien de reconnaître que la création de la haute banque, des chemins de fer, le libre échange relatif et la conversion de la rente se fussent accomplis tout aussi bien par d’autres que par des saint-simoniens, puisque nul d’entre eux, sauf un de leurs disciples, Ferdinand de Lesseps, ne songea, dans les grandes entreprises d’ordre capitaliste qu’ils dirigèrent, à faire participer directement ses collaborateurs ouvriers aux progrès généraux qu’il réalisa et dont il tira profit et honneurs.

Il faut cependant le dire bien haut, à l’honneur de la doctrine, comme de toute doctrine qui élève les hommes au-dessus d’eux-mêmes et les voue à une œuvre qui dépasse l’intérêt individuel : Tant qu’il la professèrent, réunis autour de Bazard, Rodrigues et Enfantin, les saint-simoniens furent purs et désintéressés. Même lorsqu’ils poussèrent la divagation mystique jusqu’à « l’émancipation de la chair » la plus absolue, ils vécurent, hommes et femmes, dans une austérité de mœurs irréprochable, et la plus étroite critique bourgeoise ne put trouver à reprendre dans leur conduite. Leur association fut riche, un moment, des souscriptions et des dons qui affluaient de toutes parts ; or, tous donnèrent, aucun ne reçut. Et nul ne contredit Rodrigues quand, dans sa défense devant le jury, il s’écria : « L’accusation pourrait dire que nous nous sommes escroqués nous-mêmes, que nous nous sommes ruinés, que pas un de nous ne se trouve dans une position égale à celle qu’il aurait pu conserver dans le monde. » Ce témoignage, l’accusation le rendit à tous en renonçant à les poursuivre pour captation d’héritage et pour escroquerie, comme on l’avait tenté lorsque des poursuites furent ordonnées.

Pour la doctrine de Saint-Simon, elle-même, additionnée de la critique économique, sociale et morale de Bazard, de Barrault, de Michel Chevalier, et débarrassée des végétations cléricales et mystiques d’Enfantin, qui fut trop enclin à les greffer sur le « nouveau christianisme » du fondateur, qu’en reste-t-il ? Une vue nette de la transformation de la propriété terrienne et de la rente oisive en propriété capitaliste et en profit reproducteur de force et de richesse ; une vue non moins nette de la nécessité de fonder l’ordre social sur un système d’institutions économiques. Tout le socialisme organique sortira de là. Que nous reste-t-il encore ? La négation fondamentale du privilège héréditaire de la propriété, l’émancipation sociale de la femme reconnue l’égale de l’homme.

En présence de ces apports, et de ceux que nous réserve une étude de la hiérarchie industrielle substituée aux fonctions politiques et transformée en division du travail, on ne peut pas dire que les saint-simoniens aient inutilement retenu pendant trois ans une part de l’attention publique. Vivants et agissants, ils n’eurent qu’un succès de curiosité. Leur pensée, qui est le fond même de la pensée socialiste, transformée par des acquisitions incessantes, vit et agit chaque jour, et s’impose, à mesure que nous nous connaissons mieux, à toute notre reconnaissance.