Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-04

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4. LA RÉACTION.

CHAPITRE IV


CONSIDÉRANT, CABET ET PROUDHON


Considérant fonde la Démocratie pacifique. — Activité de la propagande fouriériste. — La polémique des dissidents. — Fondation de phalanstères aux États-Unis. — Communistes pacifiques et communistes révolutionnaires. — Cabet et son influence sur les travailleurs. — Le Voyage en Icarie trace le tableau de la société communiste. — Proudhon et son projet d’unifier les forces du prolétariat socialiste. — L’attitude des républicains devant le socialisme. — Les polémiques entre socialistes. — La jeunesse de Proudhon : son caractère indépendant. — Il publie son premier Mémoire sur la propriété. — L’Avertissement aux propriétaires en cour d’assises.


Le 30 juillet 1843, le journal des fouriéristes, la Phalange, annonçait sa transformation en organe quotidien, et le 1er août paraissait, sous la direction de Victor Considérant, le premier numéro de la Démocratie pacifique. L’école sociétaire s’affirmait ainsi un parti, le « parti de l’association, de l’organisation du travail et de la paix ». L’article-programme, intitulé Manifeste politique et social de la démocratie pacifique, était rédigé par Considérant.

Nous devons accorder un instant d’attention à ce document d’histoire socialiste, dont un écrivain anarchiste, Tcherkesoff, a tiré argument il y a quelque temps pour dénier toute originalité au Manifeste communiste que Karl Marx et Frédéric Engels lancèrent en 1847.

Il est certain que Considérant a, comme Marx et Engels, affirmé que les luttes de classes déterminent seules les mouvements de l’histoire. « L’ordre nouveau, a-t-il dit, s’est dégagé de l’ordre féodal par le développement de l’industrie, des sciences, du travail. » La Révolution a bien proclamé que les classes étaient abolies, mais en fait la classe possédante s’est substituée à la classe nobiliaire. « Une féodalité nouvelle se constitue, et l’asservissement des masses se perpétue. »

En disant cela, quatre ans avant Marx et Engels, l’auteur du Manifeste de la démocratie disait-il quelque chose de nouveau ? Mais non. Son maître Fourier, nous l’avons vu dans un chapitre précédent, s’était affirmé comme un précurseur du matérialisme historique, en disant, dès 1808, que « le mécanisme industriel est le pivot des sociétés » et en déclarant que la suppression de l’esclavage ne fut pas un résultat du progrès des idées de liberté, mais « le fait du régime féodal décroissant ».

Considérant ne faisait même, en 1843, que se répéter. N’avait-il pas, dès 1834, dans sa Destinée sociale, déclaré que les révolutions et les constitutions n’ont rien fait que consacrer la puissance acquise par les chefs de l’industrie ? Et ce qu’il disait là, Owen l’avait dit en 1828 ; et, en 1829, Bazard l’avait répété après Saint-Simon. Et Louis Blanc, en 1840, publiant l’Organisation du travail au moment où Palmerson travaillait à ruiner l’influence française en Orient, écrivait ces lignes :

« L’Angleterre a des articles de laine et de coton qui appellent des débouchés ? Vite, que l’Orient soit conquis, afin que l’Angleterre soit chargée d’habiller l’Orient. Humilier la France ? Il s’agit pour l’Angleterre de bien autre chose, vraiment ! Il s’agit pour elle de vivre, et elle ne le peut, ainsi le veut sa constitution économique, qu’à la condition d’asservir le monde par ses marchands. »

Il en est de même des autres thèses fondamentales du marxisme : Tous les novateurs socialistes, bien avant 1847, de Saint-Simon à Proudhon, ont affirmé que le prolétariat était condamné à une misère croissante par le développement du système capitaliste ; que la concentration capitaliste, produite par le machinisme, mettrait en présence la classe ouvrière et la classe capitaliste, les classes intermédiaires ayant disparu dans le prolétariat ; que le régime capitaliste amènerait fatalement des crises de surproduction qui se traduiraient en chômage pour la classe ouvrière et finiraient par amener une catastrophe sociale, une transformation de la société.

Seulement tous les précurseurs socialistes voulaient éviter la catastrophe, appelaient les capitalistes à s’unir aux prolétaires, où bien sommaient l’État de s’interposer, d’intervenir en faveur de ceux-ci contre ceux-là. Exception faite des communistes révolutionnaires, qui d’ailleurs n’étaient pas disposés à attendre la catastrophe économique pour s’emparer du pouvoir politique et imposer l’égalité sociale. Ce qui différencie donc Marx de ses devanciers, c’est qu’il a compté sur la catastrophe pour opérer le passage du régime capitaliste au régime socialiste, et qu’il a appelé les prolétaires à s’organiser en parti de classe pour annoncer l’événement, le préparer dans la mesure de leur pouvoir, c’est-à-dire mettre « la force, accoucheuse des sociétés », au service de cet inévitable mouvement historique.

Au moment où parut la Démocratie pacifique, les disciples de Fourier, grâce à l’incessante propagande de Considérant et de ses amis, étaient nombreux non seulement à Paris et en France, mais encore dans tous les pays de l’Europe occidentale et même de l’Amérique. Considérant, pour se vouer plus complètement à la doctrine, avait quitté l’armée depuis plusieurs années. Officier du génie, en garnison à Metz, où il faisait des conférences publiques sur les théories fouriéristes, il avait envoyé sa démission au maréchal Soult, alors ministre de la Guerre, qui, au dire d’Eugène de Mirecourt, la refusa en ces termes flatteurs :

« Monsieur, le corps d’État-Major a besoin de bons officiers comme vous. Je n’accepte pas votre démission ; mais je vous accorde un congé illimité. Si vous ne réussissez pas dans vos plans de réforme, vous viendrez reprendre dans l’armée le rang qui vous appartient. »

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


La brochure, plus que la parole, était le moyen de propagande des phalanstériens, car ils s’adressaient plutôt aux classes aisées qu’aux prolétaires, et d’autre part la liberté de réunion avait été de fait abolie dès les premières années de la monarchie de Juillet. La librairie sociétaire était plus encore que le journal, tout au moins avant 1843, l’organe vital de l’école, son centre d’activité. Il serait impossible d’établir ici la bibliographie fouriériste. Rien que de 1840 à 1843, il sortit de cette librairie trente-quatre livres ou brochures.

Tandis que Considérant y publiait une Exposition abrégée du système phalanstérien, une Défense du fouriérisme en réponse à Proudhon, Lamennais, Reybaud, Louis Blanc, etc., une brochure sur la politique générale et le rôle de la France en Europe, une autre contre Arago, une autre sur la question de la régence, une autre sur l’Immortalité de la doctrine de Ch. Fourier, ses collaborateurs ne chômaient pas.

C’étaient Édouard de Pompéry avec un volume, l’Exposé de la science sociale constituée par Ch. Fourier, et des mémoires lus dans un congrès scientifique ; Hippolyte Renaud avec une brochure de polémique sur le « monde phalanstérien » critiqué par un anonyme ; Cantagrel avec un roman de propagande intitulé le Fou du Palais-Royal et une étude sur les colonies agricoles de Mettray et Ostwald. Jean Leclaire, qui devait, vingt ans avant Godin à Guise, faire participer ses ouvriers aux bénéfices de son exploitation et finalement les associer dans l’entière propriété de cette exploitation, publiait en 1842, à la librairie sociétaire, des Dialogues sur la concurrence sans limites.

Citons encore, parmi les plus connus d’entre les fouriéristes qui écrivaient à cette époque : Albert Brisbane, qui fut l’apôtre du fouriérisme aux États-Unis, et essaya, comme il dit, « d’adapter la théorie à l’esprit du peuple de ce pays-ci » ; Mme Gatti de Gamond avec sa Réalisation d’une commune sociétaire ; Cabet avec les deux volumes de son Traité élémentaire de la science de l’homme ; Pellarin, avec son étude sur le Droit de propriété. La plupart de ces ouvrages avaient paru d’abord, au moins par fragments importants, dans la Phalange.

Classons à part Toussenel, qui écrit à ce moment son ouvrage sur les Juifs, rois de l’époque, que M. Édouard Drumont, dans sa passion antisémitique, appelle « un chef-d’œuvre impérissable ». Toussenel a hérité de l’animosité de Fourier contre les Juifs, qui voyait en eux à la fois les conservateurs de l’esprit familial et les plus actifs agents du commerce détesté. Il a vu se constituer la féodalité financière, où les saint-simoniens repentis surent se tailler une si belle part ; il a assisté à la formation des grandes compagnies de chemins de fer, des grands établissements de crédit, constaté le cosmopolitisme de la puissance nouvelle, et il a attribué tout ce mouvement historique à l’influence des Juifs.

La vérité est que, écartés pendant des siècles des fonctions publiques et de la propriété du sol, les Juifs avaient dû se réfugier dans le commerce, mobiliser leur propriété sous un petit volume, afin de la soustraire à l’avidité de leurs persécuteurs. Ils se trouvèrent ainsi, à l’aurore de la formation capitaliste, au moment où la propriété mobilière prenait le pas sur la propriété immobilière, tout à point pour profiter de cette évolution. Mais ils n’acquirent point la situation prépondérante que leur attribue Toussenel dans les pays entrés plus tôt que la France dans le système économique nouveau, notamment en Angleterre. Si Toussenel avait vu cela, il aurait gagné le titre de philosophe que lui décerne si généreusement M. Drumont. Il fut du moins un pamphlétaire plein de verve et d’esprit, et les coups qu’il porta aux financiers juifs atteignirent leurs nombreux associés catholiques et protestants.

Parmi les phalanstériens notoires de cette époque, citons encore Jean Journet qui, nous apprend Bourgin, d’après un document inédit, « avait quitté sa pharmacie de Besançon pour évangéliser, les pieds nus et le sac au dos, vendant ses brochures et faisant des prêches sur les pierres-bornes ». Victor Schœlcher eut de la sympathie pour la doctrine, et il écrivait à Considérant :

« Dans quelque coin du monde que l’on aille, si l’on ne trouve pas la Phalange aux mains de tous les hommes occupés d’idées sérieuses, du moins la connaissent-ils et vous demandent-ils ce qu’il advient de l’école phalanstérienne. À de tels signes on peut reconnaître qu’une idée a une valeur et prend racine. Cette compensation du rude labeur de la propagande, elle vous était due. » La Phalange, naturellement, publia ce témoignage du jeune démocrate, déjà célèbre par la campagne qu’il avait entreprise pour la suppression de l’esclavage.

L’Union harmonienne, formée par les dissidents, faisait aussi une grande et fructueuse propagande et avait des correspondants dans presque toutes les grandes villes, bien qu’une partie de leurs coups fussent destinés aux amis de Considérant et surtout à lui : devenu chef de la doctrine, il devait recevoir la meilleure part des horions. Just Muiron s’était d’abord mis à la tête des dissidents, en haine du « monopole parisien », puis était revenu auprès de ses amis de la première heure. Parmi les aménités que les dissidents décrochaient aux orthodoxes, notons l’accusation de « servilisme systématisé ».

Dans leur Almanach social et dans leur journal Le Nouveau Monde, les dissidents accusaient en outre Considérant et ses amis de prendre » une marche trop exclusive », de s’adresser « particulièrement aux privilégiés du jour » et de proclamer que la science sociale n’a rien à attendre des « pauvres et des ignorants ». Ils pensaient « que, tout en tâchant d’attirer à la science les riches et les savants, il ne fallait pas oublier les travailleurs, qui constituent l’immense majorité de la nation ». Aussi Le Nouveau Monde avait-il « pris pour tâche de pénétrer dans les ateliers, afin de faire apprécier aux travailleurs les bienfaits de la science sociale ». Mais, en réalité, les dissidents n’atteignirent pas plus que les orthodoxes les couches profondes du prolétariat, ni son élite active partagée en communistes révolutionnaires avec le Égalitaires, en communistes pacifiques avec Cabet et en coopérateurs syndicalistes avec Buchez, Corbon et les rédacteurs de l’Atelier.

Ceux qui désiraient la conciliation, reprenaient amicalement Considérant sur ses allures autoritaires. « Vous avez raison de vouloir un pouvoir dictatorial, lui écrivait Le Moyne, mais il faut une dictature amicale et paternelle ; le despotisme est mauvais. » Gagneur, qui organisait à cette époque le parti républicain dans le Jura, adressait les mêmes observations à Considérant.

Quant aux dissidents, c’était sur un autre ton qu’ils parlaient du groupe des orthodoxes : « La constitution de ce groupe, écrivait Daurio, dans ses Observations critiques, est très curieuse, en ce que ce ne sont pas des membres d’un même corps, mais des meubles et vêtements à l’usage du luxe spirituel du chef… C’est ainsi qu’Amédée Paget sert de bonnet de coton, Cantagrel de fou à Sa Majesté, Madame… de marmite. (Le même livre accusait Considérant, à propos de son mariage avec la fille de madame Vigoureux, d’avoir braqué le nez sur le pot-au-feu familial, et d’être arrivé au « maximum proportionnel » en plaçant le casque à mèche de l’hyménée sur le front que couvrait le casque de Mars) ; et quant à B…, il servait de vide-poche, Daly de dessinateur d’ombres chinoises, M. Dulary de porte-bannière, Pellarin de clyson ; vous, Muiron, d’eunuque gardien du sérail de l’orthodoxie ; celui-ci de pantoufle, celui-là de porte-coton. » Les haines de secte engendrent dans tous les milieux les mêmes stupidités et les mêmes ignominies. Le milieu socialiste ne devait pas échapper à cette loi. Il n’y échappera que lorsqu’il se sera libéré de l’esprit sectaire qui anime encore un trop grand nombre de ses adhérents.

Malgré ces querelles, le fouriérisme grandissait. Les orthodoxes, beaucoup plus nombreux que les dissidents, pouvaient dédaigner leurs attaques et porter tout leur effort sur la propagande. À côté de la Phalange, ils avaient huit journaux en province. Considérant était élu, en 1843, membre du Conseil général de la Seine, et cette élection donnait un lustre de plus à son parti. À vrai dire, le mot de parti était impropre, quoique les phalanstériens l’employassent eux-mêmes, comme on l’a vu, pour désigner leur groupement, C’était toujours, et malgré le journal quotidien, malgré l’entrée de Considérant dans un corps élu, une école sociale, un milieu de propagande et d’essais de réalisation, puisqu’il n’abordait la politique que pour tirer des incidents du jour des confirmations et des arguments en faveur du système fouriériste, et non pour y pénétrer et la modifier.

La doctrine, avons-nous dit, se propageait à l’étranger : en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Espagne, en Portugal. Les phalanstériens du Brésil avaient un journal à Rio-de-Janeiro, le Socialista. Aux États-Unis, la propagande de Brisbane se mêlait à celle des sectes protestantes qui tendaient un retour à la vie chrétienne primitive, et fondaient dans ce but des communautés agricoles imprégnées de l’esprit fouriériste. En moins de dix ans, une quarantaine de phalanstères furent organisés ; en 1843, on en comptait déjà treize. Ils devaient peu durer.

Ceux qui résistèrent le plus aux causes de dissolution extérieures et intérieures furent les groupes religieux, les swedenborgiens, notamment, qui faisaient de l’association économique le moyen de réaliser leur idéal mystique. Encore aujourd’hui, la pratique coopérative qui fait du mormonisme une organisation relativement collectiviste n’a pas d’autre objet que d’assurer à cette secte les moyens de vivre et de poursuivre son but exclusivement religieux.

En même temps que les phalanstériens développaient ainsi leur activité, au point d’être considérés en France et à l’étranger comme l’unique parti socialiste, les communistes continuaient à recruter des adhérents dans la classe ouvrière, séduite par la simplicité de la doctrine autant que par la magnificence des perspectives qu’elle leur ouvrait. Dézamy publiait pour eux son Code de la Communauté. où l’égalité sociale absolue était indiquée comme le souverain bien. Richard de la Hautière affirmait le même idéal dans le journal l’Intelligence, fondé par Laponneraye, et dans son Petit catéchisme de la réforme sociale.

Pillot, qui devait faire partie de la Commune de 1871, était un ancien prêtre de l’Église de l’abbé Châtel, où, trente ans avant M. Hyacinthe Loyson, on tentait de rénover le culte catholique en disant la messe en français. Il publiait en 1840 une brochure : Ni châteaux ni chaumières, où il affirmait le communisme non seulement comme un idéal humanitaire, mais comme une doctrine économique et sociale scientifiquement démontrée. « Qui fait ce qu’il peut, disait-il, fait ce qu’il doit. Chacun a droit à la satisfaction de ses véritables besoins, lorsque tous possèdent le nécessaire. »

Comme les communistes de cette époque, Pillot subordonnait la liberté à l’égalité, n’admettant pas qu’un individu raisonnable pût se refuser à profiter des avantages de la communauté des biens. « L’empire de la sottise est à son terme, disait-il un peu prématurément ; celui de la science commence. « Et, fort de son infaillibilité scientifique, il rétorquait ainsi les objections contre le communisme : « Mais, nous dira-t-on, l’humanité n’en veut pas ? — Mais, répondrai-je, si les pensionnaires de Bicètre ne voulaient pas de douches ? »

À l’Égalitaire, Richard de la Hautière avait fait succéder un nouveau journal, la Fraternité, avec un groupe de communistes révolutionnaires, en opposition aux communistes pacifiques groupés par Cabet autour du journal le Populaire. La Fraternité ne dura également que quelques mois. « Nous nous garderons bien, disaient ses rédacteurs, de fixer un terme à la réalisation de nos idées. Ce que nous désirons, c’est que le peuple ait une foi qui lui rende son activité et lui maintienne le don de la persévérance aux jours d’épreuve, une doctrine qui remplace enfin à son avantage les théories insuffisantes de la politique pure, c’est que cette doctrine soit pour lui, pendant les années de la transition, une pierre de touche à l’aide de laquelle il appréciera infailliblement les institutions anciennes et nouvelles. Quelle que soit ensuite l’époque du triomphe du bien sur le mal, peu importe ; le bien étant connu, c’est un devoir de travailler à l’atteindre, dût-on perdre l’espérance de le toucher soi-même. »

Nous entendons là, en même temps qu’une très noble affirmation de l’idéalisme social, le thème initial des paroles si fortement expressives dans leur concision dont, soixante ans plus tard, Bernstein devait fouetter la pensée socialiste : « Le but n’est rien, le mouvement est tout. » La notion du but, en effet, peut et doit être une pierre de touche, un cordial, un viatique, tout, excepté un terme promis à l’activité humaine. Rêver d’atteindre le but final, c’est aspirer à l’éternelle paresse des paradis religieux.

Mais les communistes révolutionnaires voulaient des affirmations plus catégoriques, l’indication d’un but précis. L’un d’eux, Joseph May, publia l’Humanitaire, dont le programme, contrairement à la religiosité et au vague christianisme de tous les manifestes socialistes du temps, fut nettement matérialiste et athée. « Nous demandons, y était-il dit, l’abolition de la famille : nous demandons l’abolition du mariage ; nous adoptons les arts, non comme délassement, mais comme fonction ; nous proscrivons le luxe ; nous voulons l’abolition des capitales ou centres de direction ; nous voulons la distribution des corps d’état dans les communautés d’après les localités et les besoins. »

On remarque ici un curieux mélange de communisme autoritaire et d’anarchie. Ce programme d’extrême-gauche révolutionnaire fut exploité par le rapporteur de la Cour des Pairs dans le procès Quénisset. Les partisans de Cabet ne furent pas éloignés de croire que l’Humanitaire était inspiré par la police ou par les jésuites pour donner un texte aux calomnies des adversaires du communisme. Éternel malentendu entre ceux qui mesurent les obstacles qui séparent la réalité de l’idéal et ceux qui poussent avec sincérité leur logique jusqu’à l’absurde dans les idées, jusqu’à l’impossible dans les faits.

La propagande de l’Humanitaire exaspérait d’autant plus les partisans de Cabet, qu’à ce moment même il faisait d’activés démarches auprès des démocrates connus pour la réapparition du Populaire. Il avait créé une société en commandite par action de cent francs, avec des coupons de dix francs ; et ses amis se multipliaient pour constituer le modeste capital qui permît au journal de paraître toutes les semaines. En même temps, Cabet s’adressait à Louis Blanc, à Proudhon, à Pierre Leroux, d’autres encore, et tentait de les intéresser à la transformation du Populaire en journal quotidien.

Proudhon répondait mal à ses avances et il écrivait de Lyon à un de ses amis : « Cabet est ici en ce moment. Ce brave homme me désigne déjà comme son successeur à l’apostolat ; je cède la succession à qui m’en donnera une tasse de café. » Il se moque des prêcheurs d’évangiles nouveaux : « Évangile selon Buchez, évangile selon Pierre Leroux, évangile selon Lamennais, Constidérant, Mme George Sand, Mme Flora Tristan, évangile selon Pesquer (sic), et encore bien d’autres. » Et il déclare qu’il n’a « pas envie d’augmenter le nombre de ces fous ».

Cependant, quelques jours auparavant, il avait reconnu à la propagande communiste de Cabet une utilité particulière, qui était de détourner la classe ouvrière des voies de la violence, si périlleuses pour elle, plus encore que pour l’ordre social. « Depuis surtout, disait-il, que le peuple est dirigé par des dogmatiques à qui il est venu, un peu trop tard, il est vrai, de faire la révolution par les idées, toute possibilité d’émeute, toute chance d’insurrection disparaît. Il y a un grand nombre de socialistes de cette espèce, qui tous prêchent et disputent : eh bien ! qu’ils disputent, pourvu qu’ils restent tranquilles ! Cabet peut se vanter d’avoir empêché plusieurs émeutes. »

C’était sans doute également l’avis du rapporteur du procès Quénisset, car, tandis qu’il accablait de ses foudres le communisme de l’Humanitaire, il déclarait « séduisant » le communisme icarien prêché par Cabet. Cela n’empêchait pas les démocrates, et surtout les radicaux du National de lui montrer la plus vive hostilité. « Je ne suis pas communiste », déclarait Ledru-Rollin. Et il ajoutait charitablement : « Je hais les communistes. » Proudhon, sous peu, allait leur en dire bien d’autres.

Bien que d’ordinaire il ne sépare pas les hommes de leurs doctrines, et qu’il reproche à Cabet de « manquer de lumières, de ne pas savoir écrire et de se donner de l’importance » ; il montre néanmoins de la sympathie pour « un homme honnête au fond, utile au peuple ». Cabet, dit-il, « a beaucoup souffert ; il a beaucoup travaillé ; il a fait quelque bien, notamment en Corse, où il a été procureur général et où il a organisé le jury ; il est pauvre, il vit, je crois, de ses publications avec sa femme et sa fille ».

Ces publications étaient nombreuses. Il donnait dans ce temps-là la deuxième édition de son Histoire populaire de la Révolution française. Son Voyage en Icarie obtenait un vif succès, et il y ajoutait sans relâche des brochures ; Douze lettres d’un Communiste à un Réformiste, la Propagande communiste, le Démocrate devenu Communiste, Toute la Vérité au Peuple, le Cataclysme social. Salut ou ruine, les Masques arrachés.

Afin de décider les ouvriers à abandonner les sociétés secrètes et la tactique insurrectionnelle, il publiait coup sur coup la Ligne droite, le Guide du citoyen, le Procès Quénisset et le Procès du Communisme à Toulouse. Pour identifier le communisme au christianisme, ce qui fut, on le sait, la préoccupation des réformateurs sociaux de l’époque, il écrivit un livre qu’il estimait capital, sous le titre de Le Vrai Christianisme. Mais, en réalité, son ouvrage capital est le Voyage en Icarie.

Dans ce livre, Cabet trace le tableau de la société idéale, sous forme de roman. L’Icarie est une région de l’Amérique dans laquelle des Européens ont fondé une colonie selon le principe de la communauté absolue du sol et de tous les instruments de travail. Lorsque le voyageur qui va nous le décrire y aborde, le système communiste a donné tous ses fruits bienfaisants, et on marche d’étonnements en émerveillements. Dans ce cadre très simple, imité du Voyage de Bougainville et de tant d’autres, imité par tant d’autres depuis, Cabet décrit tous les avantages du communisme, réfute toutes les objections de ses adversaires présentées par le voyageur.

Icarie repose sur l’agriculture, car le premier besoin de l’homme est de se nourrir. Mais l’industrie y est aussi très développée et la division du travail et les machines simplifient les tâches. L’argent est inconnu en Icarie. Chacun travaille selon ses forces et va prendre au magasin ce qui lui est nécessaire ; le contrôle de l’opinion publique suffit à l’empêcher de ne pas travailler, comme de prendre plus qu’il n’est raisonnable des produits communs.

Cabet ne touche pas à l’organisation de la famille. Certes, la femme est libre en Icarie, puisqu’elle participe comme l’homme à la production, mais l’organisation familiale n’a reçu aucune atteinte de cette émancipation de la femme. Le mariage, cependant, n’est pas indissoluble, mais les époux qui n’y ont pas trouvé le bonheur forment le petit nombre. À ceux-là, la République icarienne « offre le divorce quand leur famille le juge indispensable ». On le voit, Cabet maintient si fort l’organisation familiale qu’il ne laisse pas, même aux époux en désaccord, mais à leurs parents, le soin de dénouer l’union mal assortie.

Si le divorce présente de telles difficultés, il semble que les époux mal mariés doivent se rattraper sur l’adultère. N’en croyez rien. En Icarie, l’opinion est toute-puissante et « la République a tout disposé pour que le concubinage et l’adultère fussent matériellement impossibles ; car, avec la vie de famille et la composition des villes, où l’adultère pourrait-il trouver asile ? » L’optimisme de Cabet vient de la puissance qu’il attribue à l’opinion publique dans une société fraternelle. Nous pouvons en sourire, mais il faut cependant reconnaître qu’il voit juste, en principe, en accordant une telle importance à l’opinion. Seulement, on a observé que le propre du progrès social est précisément de libérer l’individu des servitudes d’opinion et de le mettre à même d’agir pour se conformer non à l’usage, mais à sa raison.

Dans le rigide cadre familial d’Icarie l’homme et la femme sont d’ailleurs égaux devant la morale, devant l’opinion, devant le travail. Le père, n’étant plus le nourricier de la famille, puisque la femme travaille et que les enfants sont entretenus aux frais de la communauté, n’a plus aucune raison pour être un maître. Mais, dans la démocratie icarienne, la femme ne possède pas la personnalité civique, que Cabet, dans un dialogue, raille en ces termes :

« Vous voulez peut-être, monsieur le galant, que ce soit le mari qui obéisse à la femme ?

— Non, monsieur le plaisant, je vous trouverais ridicule alors, et je suis sûr que votre femme est trop raisonnable et connaît trop bien son intérêt pour désirer que son mari se ridiculise ; mais je voudrais que la loi

Henri Heine

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


proclamât, comme en Icarie, l’égalité entre les époux, en rendant seulement la voix du mari prépondérante, et en faisant d’ailleurs tout ce que la loi fait ici pour que les époux soient toujours d’accord et heureux. »

Donc, en fait, c’est la famille, représentée par l’homme, qui constitue le citoyen, l’unité civique, dans la communauté icarienne. Mais ce n’est pas elle qui se charge de l’éducation des enfants, qui d’ailleurs, bien qu’élevés dans les écoles de la République, ne sont pas soustraits à l’affection de leurs parents. Mais connue, pour Cabet, « l’éducation est considérée comme la base et le fondement de la société », les enfants reçoivent l’éducation dans les écoles, et non pas seulement l’instruction et l’enseignement professionnel.

L’égalité sociale a pour corollaire l’égalité devant les tâches. Il n’y a pas des professions nobles et des professions ignobles, mais des fonctions publiques équivalentes devant l’opinion. Dans les opérations du travail, il n’y a pas des chefs et des manœuvres, mais des fonctions de la division du travail. Nul, pour une tâche mieux faite ou pour un produit plus abondant, n’a droit à une rémunération supérieure. D’ailleurs, le droit individuel n’existe pas. La fraternité, bien supérieure à cette conception du tien et du mien, l’a remplacé. Cabet croit si fort à la puissance de ce sentiment fraternel, qu’il s’écrie :

« Si l’on nous demande :

« Quelle est votre science ? La Fraternité, répondrons-nous.

« Quel est votre principe ? La Fraternité.

« Quelle est votre doctrine ? La Fraternité.

« Quelle est votre théorie ? La Fraternité.

« Quel est votre système ? La Fraternité. »

Dans la République icarienne, sous l’inspiration de la fraternité, les lois font tout. Elles font même les mœurs. Les mœurs viennent de la nature ; les lois viennent de la raison, puisque le peuple les a délibérées. Donc c’est à la raison, par les lois, à faire les mœurs. « La Raison, s’écrie-t-il, ne suffit-elle pas pour organiser la société ?… La Raison est une providence secondaire qui peut créer l’égalité en tout. »

D’ailleurs, la raison ne fait que se conformer à la nature qui, selon Cabet, « a fait les hommes égaux en force ». Il ajoute qu’ « elle les a faits même égaux en intelligence ». La société, dans sa déraison, a défait l’œuvre de la nature en créant artificiellement les inégalités ; elle doit, devenue raisonnable, rétablir l’égalité primitive voulue par la nature. On reconnaît ici l’influence directe de Jean-Jacques Rousseau.

Et la liberté, que devient-elle en régime d’égalité absolue ? Il y a bien en Icarie « la loi du couvre-feu », mais cette loi qui interdit aux gens de veiller passé une certaine heure ne pourrait paraître tyrannique qu’aux bonnes gens de l’ancien régime. Le peuple icarien n’eût pas supporté une « intolérable vexation » qui autrefois était « imposée par le tyran ». S’il consent à se coucher en masse au son du couvre-feu, c’est parce qu’il a considéré cette loi adoptée par lui comme « la plus raisonnable, la plus utile » ; il l’a faite « dans l’intérêt de sa santé et du bon ordre dans le travail ». Aussi, cette loi est-elle « la mieux exécutée ».

En matière religieuse, les Icariens sont libres relativement. Il y a cependant un culte public. « Nous avons, dit l’Icarien qui pilote le voyageur, des prêtresses pour les femmes comme des prêtres pour les hommes. » Et lorsqu’il y a un différend dans le ménage icarien, « le prêtre ou la prêtresse vient quelquefois joindre l’autorité de sa parole aux tendres exhortations de la famille pour encourager les époux à chercher leur bonheur ou du moins la paix dans la vertu ».

Puisque, pour Cabet, c’est l’organisation vicieuse de la société qui produit les criminels, il va de soi qu’en Icarie le crime est une exception monstrueuse. La science moderne confirme de plus en plus cette notion, reçue par Cabet de la philosophie rationaliste du dix-huitième siècle, qui crut justement au double pouvoir de l’éducation et du milieu social sur la formation des caractères. Mais il pourrait se trouver, même en Icarie, « quelque brutal dont la violence menaçât la sécurité publique ». S’il existait « une bête de cette espèce », dit Cabet, on la « traiterait » dans un hospice, et si la « jalousie d’amour » poussait quelque malheureux au crime, « on traiterait le meurtrier comme un fou ».

Il y a des tribunaux, cependant, en Icarie, pour juger les infractions à l’ordre établi. La fonction de juge n’est pas spécialisée dans un corps professionnel, mais exercée par tous les citoyens. Les pénalités sont ordinairement morales : « la déclaration du délit par le tribunal, la censure, la publicité du jugement plus ou moins étendue. » Pour les délits plus graves, le tribunal prononce « la privation de certains droits dans l’école ou dans l’atelier, ou dans la commune, l’exclusion plus ou moins longue de certains lieux publics, même de la maison, des citoyens ».

L’Icarie, si heureuse sous ce régime d’égalité et de vertu, entend-elle jouir égoïstement des bienfaits qu’il lui procure ? Que non pas ! Cabet, dans son roman, nous raconte les séances du Congrès universel, réuni sur l’initiative de la République icarienne, « où furent proclamés la paix, le désarmement général, la fraternité des peuples, la liberté du commerce d’importation et d’exportation, l’abolition des douanes, même la suppression sur les monuments publics de tous les emblèmes qui, dans chaque nation, rappelaient aux autres nations l’humiliant souvenir de leurs défaites ». Il ajoute que « ce premier congrès organisa même une confédération et un congrès fédéral annuel ».

Comment établir ce régime d’égalité et de paix fraternelle entre les individus et les peuples ? Nous savons déjà que Cabet est contre l’emploi de la force. À ceux qui lui demandent son avis sur l’utilité des révolutions, il répond nettement : « Ni violence, ni révolution, par conséquent ni conspiration, ni attentat. » On mettra trente ans, cinquante ans, cent ans s’il le faut, mais on n’emploiera pas la violence dans une œuvre de raison pure. « Créez, dit-il, des assurances contre les faillites, contre le chômage, contre la misère, etc. ; supposez que gouvernement ou la société soit l’assureur, et vous arriverez à la communauté. »

On conçoit la séduction qu’un si beau rêve dut exercer sur les travailleurs. Pierre Leroux nous dit qu’ils crurent dans l’avènement du communisme icarien comme les croyants aux promesses de leur religion. Il reconnaît à Cabet le grand mérite d’avoir donné un idéal aux « tailleurs, aux cordonniers, aux pauvres non lettrés, aux déshérités, comme on s’est habitué à les appeler ». Et il s’écrie : « Est-ce que la Révolution de 1848 a ressemblé à celle de 1793, ou même de 1789 ? »

À qui le doit-on ? demanda-t-il. Qui a empêché les violences ? « C’est nous, répond-il, et, au début, c’est Cabet principalement, parce qu’il était dans un rapport intime avec la classe ouvrière. C’est Cabet qui, ayant fait luire aux yeux des masses l’idée constante et pacificatrice d’une société fraternelle, leur rendit odieuse la seule idée d’une révolution où l’on employerait la guillotine et la lanterne. »

Il est certain que si les socialistes avaient, en 1848, employé les moyens terroristes, la révolution ne leur eût pas moins échappé puisqu’ils avaient contre eux l’absolu de leurs doctrines opposées en même temps que l’ignorance profonde du prolétariat de cette époque. Mais revenons à 1843.

En somme, à cette époque, la masse du parti communiste était groupée autour du Populaire. Henri Heine constate, dans ses promenades du quartier Saint-Marceau, que la plupart des ouvriers qu’il voit, avec lesquels il entre en conversation, sont communistes, lisent les ouvrages de Buonarotti et de Cabet. Au banquet réformiste organisé par Dézamy et Pillot, nous savons qu’ils se sont trouvés réunis au nombre de douze cents. Cabet travaillait à gagner également la province. Un procès ayant été intenté aux communistes de Toulouse, il y allait, sur l’invitation des actionnaires du Populaire, et les défendait devant la Cour d’assises. Nous venons de voir que Proudhon a signalé sa présence à Lyon. Il y alla en effet deux fois pour faciliter l’union entre les adhérents et faire de la propagande parmi les autres travailleurs.

Proudhon, à cette époque, déclare « connaître personnellement à Lyon et dans la banlieue plus de deux cents de ces apôtres (membres des sociétés secrètes devenus les commis-voyageurs d’une réforme qui aspire à embrasser le monde) qui tous font la mission en travaillant ». Il exagère un peu lorsqu’il ajoute qu’ « en 1838 il n’y avait pas à Lyon un seul socialiste », et il accepte une exagération égale lorsqu’il se laisse affirmer « qu’ils sont aujourd’hui (1844) plus de dix mille ». Mais il est certain qu’à cette époque, l’activité des communistes lyonnais est très grande. « Des bibliothèques se forment au moyen de collectes, dit Proudhon ; il y a même des réunions pour les femmes ! » On comprend ce point d’exclamation sous la plume du célèbre adversaire de l’émancipation féminine.

Il voit fort juste, lorsqu’il aperçoit « la propagande sourde qui se fait spontanément dans le peuple, sans chef, sans catéchisme, sans système encore bien arrêté », et ajoute : « C’est là la véritable indication politique. » Il y aperçoit une force qui se cherche, comme il se cherche lui-même, et il voudrait bien être son guide et son interprète. Il comprend que le peuple est inquiet des divergences de doctrines entre ceux qui s’offrent à l’aider dans son travail d’émancipation. Il se prépare à lui donner satisfaction, et, en attendant, dit-il, « je travaille de toutes mes forces à faire cesser les dissidences parmi nous, en même temps que je porte la discorde dans le camp ennemi ».

Et il ajoute : « Tour à tour négociateur, spéculateur, diplomate, économiste, écrivain, je provoque une centralisation de forces qui, si elle ne s’évapore en verbiage, devra tôt ou tard se manifester d’une manière formidable. » On voit mal le rude solitaire négocier et faire de la diplomatie. Mais il espère en son génie : lorsque, par son effort, « les contradictions de la communauté et de la démocratie, une fois dévoilées, seront allées rejoindre les utopies de Saint-Simon et Fourier, le socialisme, élevé à la hauteur d’une science, le socialisme, qui n’est autre que l’économie politique, s’emparera de la société et la lancera vers ses destinées ultérieures avec une force irrésistible ».

Et ce socialisme qui « n’a pas encore conscience de lui-même » et aujourd’hui encore « s’appelle communisme », qui groupe plus de cent mille parti sans, « peut-être de deux cents », c’est Proudhon qui se flatte de le formuler. On sait qu’il ne devait ajouter qu’une dissidence à celles qu’il déplorait ; il n’allait pas tarder à sortir de son rôle de négociateur, de diplomate, pour prendre celui qui convenait à son tempérament et se faire l’impitoyable et brutal analyste des doctrines communistes et phalanstériennes qui constituaient alors tout le socialisme en action et en pensée.

Les républicains combattaient les communistes dans leur doctrine, mais ils ne les mettaient pas pour cela hors de la communion démocratique. Lors du banquet communiste de 1840, les journaux ministériels s’étant réjouis de la division des démocrates, le National, tout en critiquant les systèmes édifiés les uns par « la bonne foi et le désintéressement », les autres par « le charlatanisme et l’exploitation », voyait dans ce débordement des imaginations la marque d’« une fermentation universelle qui atteste le besoin qu’a la société actuelle de sa transformation et de son progrès ».

Et, refusant de « tout condamner et flétrir sans discernement », le journal républicain affirmait en ces termes l’unité de l’action démocratique : « Si, parmi les esprits qui rêvent, il y a des cœurs qui palpitent à toutes les émotions de la patrie, si elle peut trouver là de l’abnégation pour la servir, du courage pour la défendre, pourquoi les envelopper dans un ostracisme injuste ? Le parti démocratique ne rompt pas son unité pour si peu. »

Il n’eût pu la rompre d’ailleurs qu’en se résignant à être un état-major sans soldats, puisque c’était dans la classe ouvrière que se trouvait l’armée de la démocratie. Le National, agissait donc sagement en refusant de se séparer de la fraction la plus nombreuse et la plus active de la démocratie. C’est elle, au contraire, qui allait bientôt se séparer de lui et porter ses sympathies à un journal qui mettrait les questions sociales au premier plan et appellerait toutes les fractions du parti démocratique à exposer leurs idées dans ses colonnes.

Ce journal, qui devait être l’organe des six millions d’hommes « qui vivent en ilotes dans leur propre patrie », parut en 1843 sous le titre de la Réforme. Ses directeurs étaient Grandménil, qui mettait toute sa fortune dans l’entreprise, Baune, l’ancien chef du parti républicain à Lyon, et Flocon, un ancien sténographe de la Chambre. Dans le comité de direction qui leur était adjoint figuraient Étienne Arago, qui ne donna que son nom, Ledru-Rollin, Dupoty, Louis Blanc, Lamennais, Schoelcher, Pascal Duprat et quelques autres. Cavaignac fut le rédacteur en chef, secondé par Ribeyrolles.

Tandis que le National se vouait surtout à l’opposition, la Réforme tendait surtout à être un organe de propagande démocratique et sociale. Dans le nouveau journal, dont plusieurs rédacteurs se déclaraient ouvertement socialistes, Flocon publiait des articles sur le droit au travail : « La société, disait-il, qui veut qu’on travaille, qui l’exige sous peine de prison, ne devrait-elle pas être forcée de donner de l’ouvrage à ceux qui en manquent, sous peine d’inconséquence et d’absurdité. »

Louis Blanc et Pecqueur publiaient fréquemment dans la Réforme, des critiques contre l’individualisme économique, les prétendus bienfaits sociaux de la concurrence, l’immoralité de l’économie politique et de ses doctrines d’abstention de l’État. Mais les doctrinaires du communisme absolu, révolutionnaire ou modéré, se tenaient à l’écart, ainsi que les phalanstériens, qui d’ailleurs avaient, eux, leur journal quotidien.

Il y avait, en somme, du National à la Réforme, la différence qui exista, il y a quelques années, entre les opportunistes et les radicaux. Le National voulait bien appeler les ouvriers à la démocratie, mais sans effrayer les bourgeois républicains. La Réforme portait au contraire tout son effort de propagande sur la classe ouvrière et tâchait de la détacher des systèmes communistes et d’entraver la propagande phalanstérienne. Mais, tout comme le National, elle subordonnait les réformes sociales à la réforme politique essentielle, au suffrage universel. En 1843, une polémique s’éleva, où la Réforme réagit vigoureusement, à propos de l’achèvement des fortifications de Paris, contre le chauvinisme agressif du National ; elle ne prit fin que sur les démarches conciliatrices de Louis Blanc.

Les socialistes et les ouvriers coopérateurs n’étaient pas plus d’accord entre eux que les républicains. La formule du droit au travail lancée par Considérant était très vivement critiquée par les rédacteurs de l’Atelier qui lui reprochaient « de ne conclure à aucun changement de la condition des travailleurs ». Elle n’eût pas été vague si les socialistes, au lieu de s’attacher presque exclusivement à construire en esprit et à réaliser en fait un univers nouveau, avaient porté davantage leurs soins à exiger une législation protectrice du travail, de la santé, du salaire des travailleurs et, d’autre part, avaient pu les organiser corporativement pour leur éducation sociale mutuelle. Mais le cens politique pesait de tout son poids sur les prolétaires, les maintenait dans l’état de dispersion favorable à l’exploitation de leur travail.

Proudhon, à son dire, était regardé par les communistes « comme une espèce particulière d’aristocratie » et ils le jugeaient « déjà trop savant pour eux ». Puisque sa diplomatie n’a pas réussi à grouper les socialistes en faisceau unique, il va s’attacher à ruiner leurs doctrines diverses, et il s’y emploiera avec toute sa violence, avisée et éloquente à la fois, de solitaire bourru qui ne doit de ménagements à rien ni à personne. Il fut cependant un temps où, parlant des « diatribes de Lamennais et compagnie », il écrivait avec tristesse à son ami Bergmann : « On ne comprend plus en France que l’invective, la personnalité, l’injure ; on s’abreuve de calomnies, de fiel et de salive : ce sont les formes de la pensée ».

Puisque c’est ainsi qu’il faut parler pour se faire comprendre, Proudhon se mettra au diapason, et l’élèvera même de quelques tons. Tout en créant, comme il dit, « une méthode d’investigation pour les problèmes sociaux et psychologiques comme les géomètres en créent pour les problèmes de mathématiques », il frappera de rudes coups à droite et à gauche, ne respectant pas plus les préjugés révolutionnaires que les préjugés conservateurs.

A un ami qui lui reproche ses violences, il avoue qu’elles sont un procédé. En bon Franc-Comtois avisé, il utilise son tempérament combatif, au lieu de s’y livrer aveuglément. « Je sais, dit-il à cet ami, qu’on me reproche de faire trop le bourreau des crânes dans ma polémique ; mais, avec un peu de réflexion, on verrait que ce n’est là qu’une tactique, une manière comme une autre de faire valoir mes raisons. »

Oubliant qu’il a dit le contraire un an auparavant, il ajoute : « Et puis, il y a tant de mollesse, de lâcheté, de papillotage dans les critiques d’à présent, qu’il est nécessaire d’avoir un cuisinier qui mette un peu de vinaigre et de citron dans ses sauces. » Nous allons voir qu’il y en a mis beaucoup.

D’ailleurs, fort de sa conviction et de son talent, il s’écrie : « Qu’on me fasse comme je fais aux autres, je ne demande pas mieux ; pour tous mes coups de lance, je n’ai pas encore reçu une égratignure. Cela me contrarie. » En attendant que la massue de Marx vienne répondre à ses coups de lance et le jeter pour quarante ans dans un injuste oubli, voyons-le s’escrimer contre les phalanstériens.

Visant à la tête, il propose une polémique à Considérant. « Serait-il disposé, fait Proudhon, à mettre le système de Fourier pour enjeu de son argumentation, comme je suis prêt à risquer, sur la réfutation que je vais faire, toute la doctrine de l’Égalité. Ce duel serait tout à fait dans les mœurs guerrières et chevaleresques de M. Considérant, et le public y gagnerait : car, l’un des deux adversaires succombant, on n’en parlerait plus, et il y aurait dans le monde un aboyeur de moins. »

Considérant, qui ne boudait pas à la polémique, défendit de son mieux la doctrine de son maître. Mais Proudhon, en outre de son style incomparable, avait l’avantage de la critique. En jouant sa doctrine de l’égalité, encore à formuler et qu’il retoucha toute sa vie sans l’achever, contre la doctrine fouriériste, il jouait sur le velours. Les deux adversaires d’ailleurs s’attribuèrent d’autant plus facilement la victoire qu’ils avaient des méthodes de raisonnement absolument différentes. Il n’y eut donc pas dans le monde un aboyeur de moins, mais un bruyant choc d’idées de plus.

Apercevant très bien l’inanité des expériences faites en dehors du milieu organique de la société, Proudhon raillait en ces termes les fouriéristes qui songeaient « à quitter la France pour aller au Nouveau Monde fonder des phalanstères », loin de tout centre de civilisation :

« Quand une maison menace ruine, les rats en délogent ; c’est que les rats sont des rats ; les hommes font mieux, ils la rebâtissent… Restez en France, fouriéristes, si le progrès de l’humanité est la seule chose qui vous touche ; il y a plus à faire ici qu’au nouveau monde ; sinon, partez, vous n’êtes que des menteurs et des hypocrites. »

Fourier n’avait épargné ni Saint-Simon, ni Robert Owen. Proudhon ne le ménagea pas davantage. Il l’avait connu à Besançon, où, jeune correcteur d’imprimerie, il travaillait à la confection des livres de son aîné. Fourier, dit-il, « avait la tête moyenne, les épaules et la poitrine larges, l’habitude du corps nerveuse, les tempes serrées, le cerveau médiocre… Rien en lui n’annonçait l’homme de génie, pas plus que le charlatan ».

Il lui rend cependant cette justice d’avoir révélé la loi sérielle, qui assure à l’individu la plus complète indépendance possible dans l’association en le faisant participer à autant de séries que son activité, ses besoins ou ses sentiments ont des modes différents de se manifester, et limiter ainsi à son objet propre le pouvoir de l’association sur l’individu. Mais « dans cette intelligence mystique et contemplative, faible et ardente, dit Proudhon, l’aperception de la loi sérielle » fut « suivie de la plus déplorable hallucination ». Il reconnaît cependant « un sens moral profond » à ce « génie exclusif, solitaire ».

Cela ne l’empêche pas de parler avec dédain de « cette marionnette qu’on appelle Fourier », et de conseiller aux phalanstériens de changer « presque de nom », attendu que la science sociale de leur patron « n’existe pas », et qu’il est temps pour eux de se montrer « moins crédules aux mysticités » ainsi qu’aux « pauvretés » qui ne sont « que les jeux d’une imagination en délire », des « combinaisons puériles », qu’on ne réfute pas plus que Peau d’Ane et Barbe-Bleue.

Proudhon
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Ce n’est déjà pas mal. Plus tard, il fera mieux — c’est-à-dire pis — encore. « Le fouriérisme, écrira-t-il en 1846, poursuit de tous ses vœux la prostitution intégrale. » Englobant dans le même anathème toutes les doctrines socialistes qui ont voulu l’émancipation de la femme, il s’écriera : « La communauté des femmes est l’organisation de la peste. Loin de moi, communistes ! votre présence m’est une puanteur, et votre vue me dégoûte. Passons vite les constitutions des saint-simoniens, fouriéristes et autres prostitués se faisant forts d’accorder l’amour libre avec la pudeur, la délicatesse, la spiritualité la plus pure. Triste illusion d’un socialisme abject, dernier rêve de la crapule en délire. »

Ces violences n’en attachaient que plus fort à leurs idées ceux qui en étaient l’objet. Elles n’eurent donc, dans le moment où elles se produisirent, aucun effet dissolvant sur les doctrines socialistes alors en faveur. Mais il est temps de parler de toutes celles qui, à côté du communisme et du fouriérisme, vinrent s’ajouter à la critique de Proudhon, et s’y heurter, se mêler confusément dans les esprits, et représenter, chacune selon sa méthode et ses moyens propres, la commune aspiration des travailleurs à une organisation sociale où disparaîtrait l’exploitation du travail humain et toutes les servitudes morales et sociales qu’elle entraîne.

Qu’était-ce donc que Proudhon, ce contempteur bourru du réalisme béat des conservateurs et de l’idéalisme non moins béat des utopistes sociaux de son temps ? Quelle était sa méthode ? Quelle était sa doctrine ? Qui était-il lui-même, celui qui, selon l’expression de mon cher et regretté maître, Benoit Malon, « entra dans la cité de l’idée en Barbare de génie » ?

Qui était-il ? d’où venait-il ? Comme Fourier, il était né à Besançon. Cette Franche-Comté de Bourgogne, qui touche à la Suisse, forme aussi naturellement des caractères républicains que l’arbre porte les fruits de son espèce. Et les pâturages de ses plateaux indiquent aux hommes la seule forme de travail entre hommes égaux et libres. Ce fut le pays des derniers serfs, possédés par des moines ; mais ç’a été le pays des premières coopératives, formées par des paysans propriétaires de leur bétail et fabriquant et vendant en commun leurs fromages.

Fourier ni Proudhon ne pouvaient, sans mentir au terroir originel, être communistes. Fourier, passionnément individualiste, impliqua l’homme, par la série, dans les multiples associations qui devaient lui assurer son autonomie. Mais il réunit les séries dans le phalanstère, et c’était subordonner forcément à l’homme économique, l’homme politique et moral, l’homme tout simplement. Proudhon acceptait ou plutôt subissait l’association ; mais seulement dans l’ordre industriel et lorsqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il voulait faire de l’instrument de travail, de la propriété, le solide terrain sur lequel l’homme édifierait sa liberté. Le droit, expression suprême de l’individualisme, fut toujours son guide. Par le droit, il se flattait de donner à chacun le sien.

Trouva-t-il dans son hérédité, comme le croit Hippolyte Castille, cette passion du droit qui règle le tien et le mien ? Est-ce parce que « les Proudhon sont des paysans paperassiers et liseurs de codes » ? Certes, il tirait fierté de son origine. « J’ai quatorze quartiers de paysannerie, disait-il à un légitimiste ; comptez-vous le même nombre de quartiers de noblesse ? » Mais il était surtout fortement convaincu que la justice sociale consistait à réaliser le contrat entre individus égaux et libres, un contrat de réciprocité qui, par la force des choses, mesurerait la rémunération sur le service rendu.

Fils d’un tonnelier et d’une servante, Proudhon est peuple jusqu’aux moelles. Au collège, où l’a fait entrer le patron de son père, il ne peut acheter les livres qu’il lui faut. Un jour de distribution de prix, il rentre à la maison ployant sous les récompenses et n’y trouve pas de quoi dîner. Forcé par la misère d’interrompre ses études, il entre comme correcteur dans une grande imprimerie de Besançon. Il apprend en même temps la typographie et fait ensuite son tour de France. Puis il revient chez son patron, qui le reprend avec plaisir.

C’est le temps où il étudie l’hébreu, se jette à corps perdu dans des études de linguistique et de théologie, tout en corrigeant les épreuves du Nouveau Monde industriel, que Fourier fait imprimer à Besançon. « À propos d’une observation quelconque, dit à Sainte-Beuve l’ancien prote de cette imprimerie, Proudhon sabrait déjà toute la doctrine et nous plaisait par ses boutades. » Il avait alors vingt ans.

Ce combatif était-il aigri et durci par les misères et les humiliations de son enfance ? Que non pas ! On le croirait, à lire cette lettre qu’il adresse à un de ses amis, et où il dit : « Quand un homme, à près de trente-deux ans, est dans un état voisin de l’indigence, sans qu’il y ait de sa faute ; quand il vient à découvrir tout à coup, par ses méditations, que la cause de tant de crimes et de tant de misères est tout entière dans une erreur de compte, dans une mauvaise comptabilité ; quand, en même temps, il croit remarquer chez les avocats du privilège plus d’impudence et de mauvaise foi que d’incapacité et de bêtise, il est bien difficile que sa bile ne s’allume et que son style ne se ressente des fureurs de son âme. »

Mais non, cet homme à l’expression « forcenée, exterminante », comme dit Sainte-Beuve et qui avoue lui-même, « tremper ses flèches dans le vinaigre », n’avait ni fiel ni rancune. Il était d’une gaieté saine et robuste, aimait à gouillander (flâner), comme il dit dans son patois bisontin, et sa cuirasse de combattant cachait un cœur d’homme compatissant à la souffrance d’autrui. Il ne faisait pas que compatir. Non seulement il travaillait de tout son génie à trouver le moyen d’y mettre un terme, mais encore il savait pratiquer la fraternité humaine.

« En 1832, dit l’écrivain conservateur Eugène de Mirecourt, un jeune ouvrier compositeur arrive dans la ville, dépourvu de ressources et comptant sur un travail immédiat. Mais les imprimeries n’ont point de casse disponible ; aucun atelier ne s’ouvre pour le malheureux jeune homme, qui, sans gîte et sans pain depuis quarante-huit heures, va recourir au suicide. Proudhon le rencontre, l’emmène dans sa chambre, le nourrit, lui donne des vêtements, le loge pendant deux mois et finit par lui procurer du travail. Nous avons sous les yeux une lettre de ce jeune homme, dans laquelle se trouve la phrase suivante : « Vous me demandez si je connais Proudhon ? « Mais je lui dois la vie. C’est moi qu’il a préservé du grand saut dans la rivière. »

Fait digne de remarque, Proudhon, qui eut peu de disciples, eut des amis, des amis fidèles et auxquels il le fut, et dont la vie entière côtoya la sienne, tous participant de cœur à leurs mutuelles fortunes et infortunes au cours de longues années. Un cœur aigri et durci les eût vite éloignés ; un égoïste ne les eût point attirés à lui.

Je tiens du neveu d’un de ses camarades d’atelier l’anecdote suivante, qui montre à la fois sa compassion active pour toute souffrance vraie ou supposée et le parti philosophique qu’il tirait de tous ses actes.

Il y avait dans l’imprimerie un oiseau en cage, dont la vue attristait et irritait le jeune Proudhon. Pour certaines natures en qui la bonté s’allie au sens de l’harmonie, les oiseaux ne sont pas plus faits pour être captifs que les fleurs pour être détachées de leur tige. Un jour de printemps les oiseaux chantaient si passionnément la liberté dans les bosquets, que Proudhon n’y tint plus et ouvrit la cage. Le prisonnier s’élance, ivre d’espace. Mais ses ailes atrophiées par une longue immobilité, peut-être héréditaire, ne sont pas à la mesure de son désir, et il tombe dans la rivière, où il se noie, au grand chagrin de Proudhon.

— C’est encore notre faute ! s’écrie-t-il avec fureur. En le privant de sa liberté, nous la lui avons désapprise. Il en est de même pour les hommes.

Il était lui-même un oiseau de plein air, et nulle cage ne le retint derrière ses barreaux. Son amour de l’indépendance était fait non de sauvagerie, mais de dignité. Un imprimeur d’Arbois, Auguste Javel, dont le Proudhon intime a été publié l’an dernier dans la Revue Socialiste, l’avait fait venir de Besançon en 1832, pour l’exécution d’un travail assez difficile et qui exigeait un latiniste exercé. Ce travail devait durer quelques mois.

« À l’heure convenue, Proudhon entrait chez moi, son petit paquet sous le bras, le chapeau sur la nuque… C’était l’heure du déjeuner. Il parut fâché de voir son couvert sur la table, et déclara qu’il acceptait pour cette fois. Quand je voulus l’installer dans la chambre disposée pour lui, il s’y refusa d’une manière péremptoire. Comme je lui exprimais ma pénible surprise, il me dit en déjeunant :

— Vous avez une femme, un enfant, des parents qui viennent vous visiter, s’asseoir à votre table, vous convier à la leur. Je ne veux pas être en tiers dans vos relations de famille : ce serait gênant pour vous et peut-être plus encore pour moi. Si jamais, moi aussi, j’ai un intérieur, je saurai le faire respecter, en éloigner les profanes. Jusque là, je ne veux attenter en rien à la liberté d’autrui, ne fût-ce que pour ne pas me mettre en contradiction avec mes principes. »

Et il alla loger en ville. « Le lendemain, dès les huit heures, Proudhon était à l’ouvrage… Nous étions, dit Auguste Javel, convenus d’un prix particulier qui lui permettait de gagner régulièrement sa pièce de cinq francs en huit heures. Il se montra satisfait de cet arrangement. Je l’ai souvent vu, après avoir compté ses lignes vers les deux ou trois heures, pour s’assurer que sa tâche était remplie, garnir sa casse pour le lendemain et quitter l’atelier en disant : « Ma journée est faite. »

J’ai retenu tous ces traits, car ils ne peignent pas seulement l’homme, mais expliquent ses théories. Il tenait le travail pour un devoir, la rémunération exacte pour un droit, la conscience professionnelle pour une vertu, le contrat entre égaux pour l’unique loi et la liberté pour le bien suprême.

Dans sa lettre à l’académie de Besançon, où il pose sa candidature à la pension Suard qui lui permettra d’étudier à son gré pendant trois ans, il affirme nettement sa pensée à ces littérateurs classiques, à ces archéologues épris du passé, à ces archivistes enfouis sous les feuilles mortes, au risque de les exaspérer et de se faire refuser. Et c’est à grand’peine que son ami Perennès obtint quelques atténuations à cette phrase qui était le programme de sa vie, et qui demeura ainsi :

« Né et élevé dans la classe ouvrière, lui appartenant encore aujourd’hui, et à toujours, par le cœur, le génie, les habitudes, et surtout par la communauté des intérêts et des vœux, la plus grande joie du candidat, s’il réunissait vos suffrages, serait, n’en doutez pas, messieurs, d’avoir attiré dans sa personne votre juste sollicitude sur cette intéressante portion de la société, si bien décorée du nom d’ouvrière, d’avoir été jugé digne d’en être le premier représentant auprès de vous, et de pouvoir désormais travailler sans relâche, par la philosophie et la science, avec toute l’énergie de sa volonté et toutes les puissances de son esprit, à l’affranchissement complet de ses frères et compagnons. »

Passant outre à cette profession de foi, où ils n’ont vu qu’un beau feu de jeunesse, les académiciens de Besançon nomment Proudhon. On l’entoure, on le félicite. Il constate avec amertume que personne, parmi ces complimenteurs, n’est venu lui dire ce qu’il se dit à lui-même, en ce moment :

« Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres ; à l’affranchissement des petits, à l’instruction du peuple ; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissants ; ceux qui tiennent les clés de la science et de Plutus te maudiront : poursuis ta route de réformateur à travers les persécutions, la calomnie, la douleur, et la mort même. Crois aux destinées qui te sont promises : mais ne va pas préférer au martyre glorieux d’un apôtre les jouissances et les chaînes dorées des esclaves. »

Déjà quelques années auparavant, à l’époque où il alla travailler à Arbois, une autre tentation l’avait assailli. Il faut dire que ce qui eût séduit tout jeune homme de vingt-trois ans, au cerveau plein de pensées, l’avait d’abord laissé assez froid. Just Muiron, le disciple de Fourier, lui avait offert le poste de rédacteur en chef de l’Impartial, de Besançon. Après d’assez longues hésitations, Proudhon avait accepté, quoi qu’il ait dit le contraire dans le fragment inédit des Mémoires sur ma vie, publié il y a deux ans par la Revue socialiste. Voici, d’ailleurs, à quoi se borna ce premier essai dans la carrière du journalisme :

« Installé dans le cabinet du rédacteur en chef, nous dit Auguste Javel, le nouveau titulaire écrit en quelques heures son premier article de fond. Comment saluait-il les abonnés de l’Impartial ? Comment leur expliquait-il son avènement au timon de l’entreprise ? Quel bagage politique et social exposait-il aux regards curieux de ses concitoyens ?

« Voilà, à mon grand regret, ce qu’on n’a jamais pu savoir, ce qu’on ne saura jamais. Car, ayant appelé le garçon de bureau, Proudhon lui remit l’article en lui disant :

« — André, portez cela à l’imprimerie, puis revenez promptement chercher les faits-divers et les annonces, tout cela sera prêt dans un quart d’heure.

« — Mais, monsieur, vous savez bien que je ne puis pas être de retour ici dans un quart d’heure, ni même dans une heure.

« — Comment cela, André ?

« — L’hôtel de la préfecture est passablement éloigné d’ici. Il faut attendre que M. le préfet ait lu l’article, qu’il y ait mis son vu ; après quoi je pourrai le porter à l’imprimerie, puis… »

« La moitié de cette explication n’était pas encore prononcée, que déjà la prose du rédacteur en chef flambait dans la cheminée.

« Proudhon décrocha son chapeau et sortit en disant à André :

« — Quand ces messieurs viendront, dites-leur ce que vous voyez, et ajoutez que je vais me promener. »

De même que sa pensée maîtresse animait tous ses actes, elle inspirait les premiers essais littéraires de Proudhon. Ses Recherches sur les catégories grammaticales, publiées d’abord sous le titre d’Essais de grammaire générale, prouvent, comme dit Sainte-Beuve, « qu’un Prométhée intellectuel grondait déjà dans la poitrine du disciple de l’abbé Bergier ». Il aperçut le rôle révolutionnaire de l’étude des langues, et l’on sait si l’œuvre de Renan a prouvé chez nous qu’il voyait juste, et eut ce beau mouvement de révolte morale et intellectuelle :

« Quand nous ne devrions jamais assister à une seconde aurore de l’indéfectible vérité, quand le Hasard et la Nécessité seraient les seuls dieux que pût reconnaitre notre intelligence, il serait beau de témoigner que nous avons connaissance de notre nuit, et par le cri de notre pensée de protester contre le destin. »

Dans son mémoire sur la Célébration du dimanche, qui obtint une médaille de l’Académie de Besançon, l’orthodoxie littéraire et sociale semblait observée, mais, comme le dit expressivement Sainte-Beuve, « les armes y sont à chaque pas sous les fleurs », et Proudhon y parle de la propriété comme du « dernier des faux dieux ».

« L’expression, dit Proudhon dans ce mémoire, est générique comme l’idée même : elle proscrit non seulement le vol commis avec violence et par la ruse, l’escroquerie et le brigandage, mais encore toute espèce de gain obtenu sur les autres sans leur plein acquiescement. Elle implique, en un mot, que toute infraction à l’égalité de partage, toute prime arbitrairement demandée et tyranniquement perçue, soit dans l’échange, soit sur le travail d’autrui, est une violation de la justice commutative, est une concussion. »

La justice entre individus, égaux et libres, voilà ce que Proudhon veut, même au moment où il ignore sa voie. Cet instinct profond se précisera en pensées, en recherches, en actes, dans toute son œuvre, dans toute sa vie. Il l’exprimera par des méthodes diverses, passant de Kant à Hegel, après avoir renoncé à l’emploi de la série de Fourier, et par des solutions contradictoires, invoquant, écartant puis réinstallant l’État régulateur de l’organisme social et gardien des contrats ; mais c’est toujours la justice dans l’égalité et par la liberté qui sera l’objet de sa poursuite acharnée.

Au mémoire sur la Célébration du dimanche, ou Proudhon se pressent, s’ajoute, en juin 1840, sa première œuvre nettement sociale : Q’est-ce que la propriété ? où il s’affirme. La boutade de Brissot : « La propriété, c’est le vol, » devient sous la plume de Proudhon un aphorisme fondamental. « Le droit de propriété, dit-il dans ce mémoire qui fonde sa réputation et le jette dans la voie révolutionnaire, le droit de propriété a été le commencement du mal sur la terre, le premier anneau de cette longue chaîne de crimes et de misères que le genre humain traîne après lui depuis sa naissance. » Voyons comment cette pensée de Jean-Jacques Rousseau se développe dans l’esprit de Proudhon.

La propriété est un fait, non un droit. Elle ne peut être un droit que par le consentement social, le contrat. Autrement elle constitue un privilège et, « sous prétexte de produit net, l’homme oisif, prenant pour lui une part de la production, enlève au travailleur l’épargne et le capital, et comme sans capital il est impossible de travailler à nouveau et de reproduire des valeurs, il s’ensuit que le producteur n’est plus qu’un instrument dans les mains du capitaliste qui lui vend ainsi son travail avant d’écouler son produit ».

Fidèle à sa devise : Destruam et aedificatio, Proudhon, en bon disciple de Kant qu’il est encore, après avoir détruit la propriété comme privilège, la reconstitue sur la base du droit égal de tous : il ne s’agit plus que de trouver le moyen de donner à chacun pari à la possession, le communisme étant écarté comme un système de servitude pour l’individu. C’est ce moyen que Proudhon cherchera toute sa vie, qu’il croira avoir trouvé au moment historique dont Georges Renard fera le récit. Mais ce que Proudhon a trouvé déjà, c’est un incomparable instrument de critique économique et sociale, que sa dialectique aiguisera sans cesse, et à laquelle ne résisteront pas plus les utopies du socialisme primitif que les dogmes de la société bourgeoise.

L’académie de Besançon a repoussé avec indignation l’hommage du mémoire sur la propriété. Tandis que le docte corps qui a réchauffé un tel serpent dans son sein se demande si on ne doit pas lui couper les vivres, Proudhon lance un second mémoire et le dédie à l’économiste Adolphe Blanqui, dont un rapport classant l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? parmi les économistes évite à son auteur les poursuites du parquet.

Au second mémoire sur la propriété, Proudhon en ajoute, en 1842, un troisième, intitulé : Avertissement aux propriétaires, lettre à M. Considérant. Cette fois, le parquet n’y tient plus et le défère au jury du Doubs. « Que vont-ils faire de moi ? » écrit-il à son ancien patron Auguste Javel, demeuré son ami. Il entend déjà « un monsieur bien grave à la toge brodée d’hermine » dérouler en « périodes compassées » l’énumération des crimes « de l’athée, du moderne Érostrate ».

« Imbéciles ! s’écrie-t-il. Car savez-vous ce qui arrivera, grâce au courant révolutionnaire qui acquiert de jour en jour une force irrésistible ? Le voici, prenez-en note. Ces mêmes hommes, magistrats et officiers de l’Académie, viendront dans quatre ans, je dis dans quatre ans, au nom du gouvernement, me montrer une chaire nouvelle, érigée à grands frais pour un titulaire richement rétribué, et, à genoux devant moi, me supplieront d’y monter pour répandre dans le peuple les idées qu’aujourd’hui ils traînent aux gémonies… »

Acquitté, Proudhon termine ainsi la lettre interrompue : « Buvez une vieille bouteille à la santé de mes douze juges, dont quelques-uns me causaient de l’inquiétude. Beaucoup de nez se sont allongés quand le chef du jury prononça le sacramentel non ; par compensation, tous nos amis, en plus grand nombre que je ne le croyais dans cette cité métropolitaine, académique, militaire et épicière, sont venus me serrer la main. »

Mais la bourgeoisie gouvernante ne vint pas lui offrir, ni à ce moment, ni quatre ans plus tard, ni jamais, cette chaire nouvelle du haut de laquelle il eût détourné le peuple ouvrier des utopies et des violences pour, d’ailleurs, le lancer plus sûrement, du moins il le croyait, sur le véritable chemin de son émancipation. L’en eût-elle cru capable, ne l’eût-elle pas classé lui-même parmi ces utopistes et ces révolutionnaires, qu’elle aurait encore repoussé avec plus d’horreur la mort douce que, dans sa naïveté, il pensait qu’elle en viendrait à préférer au triomphe de l’utopie par la violence.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


L’année suivante, il publiait la Création de l’Ordre, qui, dans son esprit, devait être un livre décisif. Il y mit, comme on dit, tout ce qu’il savait, et ne réussit de cette manière qu’à en faire une « Somme » désordonnée, obscure, qui n’avança point d’un pas la question. Mais il étudiait l’économie politique. Un jeune Allemand, Karl Grün, qui venait d’écrire un ouvrage remarquable sur le mouvement social en France et en Belgique, se lia avec lui sur ces entrefaites, Karl Marx également. Tous deux entreprirent de lui enseigner la dialectique de Hegel. On verra plus loin que le terrible professeur, c’est Marx que nous voulons dire, ne fut pas content de son élève en philosophie allemande, et le lui montra un peu rudement.

Mais si les critiques et les théories de Proudhon faisaient leur trouée dans les milieux où l’on s’intéressait aux études sociales, rien n’en parvenait encore aux masses populaires, ni même aux ouvriers qui vouaient leur activité à l’amélioration du sort de leur classe. Plus heureux, Louis Blanc, dès 1840, était parvenu jusqu’à ceux-ci avec son petit livre sur l’Organisation du travail, bourré d’éloquence, de faits et de chiffres, et qui fondait la transformation sociale à opérer, sur l’achèvement de la Révolution française et les principes de Jean-Jacques Rousseau, sur la souveraineté absolue du peuple représenté par l’État tout-puissant dans le double domaine de la pensée et de l’action.