Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-05

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4. LA RÉACTION.


CHAPITRE V


LA FLORAISON SOCIALISTE


Louis Blanc et l’Organisation du travail. — La critique sociale de Louis Blanc et les solutions qu’il propose. — Pecqueur, socialiste économiste. — Haute valeur de son déterminisme économique. — François Vidal et ses conclusions collectivistes. — Colins et la socialisation du sol — Pierre Leroux, philosophe et moraliste. — Il inspire les romans socialistes de George Sand. — Flora Tristan tente un premier essai d’organisation internationale des travailleurs. — Robert Owen et le socialisme anglais. — Les trades unions et le chartisme. — Guillaume Weitling propage le communisme en Allemagne.


Lorsqu’il publia l’Organisation du travail, Louis Blanc était déjà connu dans le parti démocratique. Nous savons qu’il avait formé sa pensée à l’école de Buonarotti, pour lequel il professait un véritable culte. Nous l’avons vu collaborer au Bon Sens, puis à la Revue républicaine, travailler efficacement à l’union des républicains et de la gauche dynastique contre le ministère Molé dans les élections de 1837, fonder en 1839 la Revue du Progrès, prendre part à la réorganisation du Journal du Peuple, se mêler enfin à l’activité démocratique et y gagner insensiblement le premier rang.

Louis Blanc avait été formé à la rude école de la misère et du travail, ayant préféré le devoir à la hautaine pitié de parents riches. Sa petite taille, son aspect chétif, ne témoignaient pas en sa faveur. Mais, en dépit de l’apparence, il était doué d’une incomparable puissance de travail. Tout en donnant des leçons pour vivre, il achevait de s’instruire. Dès qu’il s’était cru suffisamment armé, il avait voulu entrer dans le combat. Armand Carrel avait fait un accueil décourageant à ce minuscule bonhomme, pâle et imberbe, qui avait plutôt l’air d’un collégien échappé que d’un militant de la cause républicaine. Sa volonté tenace, unie à un savoir réel, à une éloquence prenante et communicative, avait vaincu tous les obstacles.

Disciple de Jean-Jacques Rousseau, admirateur de Robespierre, il croyait à la toute-puissance de la loi. « Non, s’écriait-il dans la Revue du Progrès, le progrès ne s’accomplit pas peu à peu dans les institutions du peuple. S’il chemine lentement dans les intelligences, il peut faire des bonds prodigieux dans le domaine des faits, en une année, en un mois, en une nuit, « changeant les lois d’une manière complète, remplaçant, non pas une vieille conséquence par une conséquence nouvelle, mais un vieux principe par un principe nouveau, apportant dans la vie d’un peuple non pas telle ou telle réforme partielle, mais un vaste ensemble de réformes coordonnées entre elles, en un mot substituant à tout un système de législation tout un système de législation contraire ».

C’est sous l’inspiration de cette pensée maîtresse qu’il fonda son socialisme sur la toute-puissance de la loi et de l’État. En quoi se différenciait ce socialisme de celui que Buonarotti, son premier maître, avait hérité de Babeuf, et dans lequel l’État était également l’instrument nécessaire de réalisation ? En ceci, d’abord, qui apparaît dès les premières pages de l’Organisation du travail :

« Nous voulons, dit Louis Blanc, un gouvernement qui intervienne dans l’industrie, parce que là où l’on ne prête qu’aux riches, il faut un banquier social qui prête aux pauvres. » Car le régime d’inégalité des richesses a été aggravé par l’industrialisme moderne, qui tend à concentrer les capitaux dans un petit nombre de mains. La liberté de la concurrence n’est autre que le moyen pour les plus forts, les plus riches, de devenir encore plus forts, encore plus riches, en ruinant leurs concurrents moins bien outillés.

Ce régime de prétendue liberté a arraché la femme et l’enfant au foyer familial, les a jetés dans la manufacture pour y faire concurrence à l’ouvrier. Cette concurrence néfaste, que les malheureux se font pour le pain quotidien, aggrave leur misère, les livre sans merci à leurs maîtres. Celle que les maîtres se font accroît la production au-delà des besoins de la consommation, ou plutôt de la faculté d’achat des consommateurs, et des crises s’ensuivent, qui ruinent les petits industriels et intensifient le paupérisme dans la classe dépourvue de tout et qui meurt de faim lorsque le chômage sévit.

Seul un État démocratique pourra faire cesser cette contradiction cruelle et organiser le travail. De même que la critique économique de Louis Blanc a été plus sérieuse et plus approfondie que celle des communistes de l’école révolutionnaire, sa conception de l’État sera moins simple aussi. C’est bien la société qui, finalement, doit être l’unique propriétaire, mais l’État, qui est l’organe de la société, n’a pas chez Louis Blanc cette autorité absolue sur la production que lui donnent Babeuf, Buonarotti et Cabet.

En faisant de l’État le « banquier des pauvres », le commanditaire du travail, Louis Blanc nous montre le plan incliné par lequel il veut faire évoluer la société de l’individualisme au communisme, où chacun donnant selon ses forces recevra selon ses besoins. Il appelle donc les travailleurs à organiser des coopératives de production, il leur rappelle que ces groupes de producteurs ne doivent point s’opposer les uns aux autres, mais se solidariser pour organiser l’équilibre entre les besoins et leurs moyens de satisfaction, la commandite de l’État procurant au monde du travail les capitaux destinés à faire disparaître le parasitisme économique.

En même temps, se fondant sur ce que « l’abus des successions collatérales est universellement reconnu », Louis Blanc demande leur abolition et que « les valeurs dont elles se trouveraient composées » soient « déclarées propriété communale ». De la sorte, ajoute-t-il, chaque commune « arriverait à se former un domaine qu’on rendrait inaliénable, et qui, ne pouvant que s’étendre, amènerait, sans déchirements ni usurpations, une révolution agricole immense ».

Car c’est pacifiquement que doit s’accomplir la transformation sociale. Donner le suffrage universel au peuple, enseigner à celui-ci l’exercice de sa souveraineté, faire servir cette souveraineté à remettre aux mains de l’État la banque, les mines, les chemins de fer, les assurances, voilà les moyens sur lesquels Louis Blanc compte pour en finir avec le vieux monde d’inégalité et d’iniquité.

Mais cet État, Louis Blanc en fait-il l’instrument permanent, éternel, de la puissance collective ? Non. Et voici encore ce qui le distingue des communistes qui l’ont précédé. « Nous faisons intervenir l’État, dit-il, du moins au point de vue de l’initiative dans la réforme économique de la société. » « Qu’on ne s’y trompe pas, » ajoute-t-il. « Cette nécessité de l’intervention du gouvernement est relative. » Et il annonce des temps « où il ne sera plus besoin d’un gouvernement fort et actif, parce qu’il n’y aura plus dans la société de classe inférieure et mineure ».

En attendant que cesse cet état d’infériorité et de minorité, « l’établissement de Louis-Philippe de s’être désintéressé de la direction des esprits, ne saurait être fécondé que par le souffle de la politique ». Jusqu’où doit aller cette « autorité tutélaire », nous en avons déjà eu le sentiment, lorsque nous avons vu Louis Blanc, dans son Histoire, de Dix Ans, reprocher au gouvernement de Louis-Philippe de s’être désintéressé de la direction des esprits. Ici, il rejoint l’autoritarisme de Babeuf et de Cabet.

Poussés par leur logique communiste, ceux-ci avaient repris l’imprimerie aux mains de l’État. Louis Blanc ne fait pas autre chose lorsque, dans l’Organisation du travail, il propose la création d’une « librairie sociale ». Il nous dit bien qu’elle « se gouvernerait elle-même ». Mais, du fait qu’il y aurait au budget de l’État « un fonds spécialement destiné à rétribuer, sous forme de récompense nationale, ceux des auteurs… qui, dans toutes les sphères de la pensée, auraient le mieux mérité de la Patrie », on aperçoit quelle liberté serait laissée à la pensée avec un tel système.

Dans ce petit livre, qui date un moment important de l’histoire du socialisme, nous trouvons exprimée à plusieurs reprises une pensée qui n’a pas encore été éliminée de quantité de cerveaux socialistes : c’est qu’en régime capitaliste, par la force de la loi des salaires, par les répercussions économiques, nulle réforme sociale ne peut réellement améliorer le sort des travailleurs. Conséquence : faire la révolution qui, d’un coup, transformera la société et fera passer le prolétariat de l’enfer capitaliste au paradis socialiste.

À quoi bon, en régime capitaliste, ouvrir des écoles ? dit Louis Blanc. Elles ne peuvent que « rendre l’homme du peuple mécontent de sa situation, éveiller dans son âme des mouvements jaloux, lui inspirer une ambition qui, ne pouvant se satisfaire, se change en fureur et ouvre à son esprit une carrière qu’il ne pourrait parcourir sans s’égarer ». Car tels sont « les résultats que doit naturellement produire dans l’ordre social actuel toute instruction à peine ébauchée, ou dirigée selon les principes sur lesquels cet ordre social est fondé ».

Louis Blanc tenait cette argumentation de Considérant, qui l’avait reçue de Fourier. Il la fournit à Proudhon, et, sur cette autorité traditionnelle trois et quatre fois consacrée, certains socialistes l’emploient encore sans examen critique, sans s’apercevoir que les faits de chaque jour, les plus modestes réformes, lui donnent un éclatant démenti. C’est, pour des révolutionnaires qui se réclament de la science et veulent faire du socialisme scientifique, se montrer singulièrement conservateurs et faire preuve d’une absence totale d’esprit scientifique.

Ce n’est, en tous cas, point à cette argumentation que songeait Proudhon lorsqu’il demandait ce qu’il pouvait « y avoir de commun entre le socialisme, cette protestation universelle, et le pêle-mêle de vieux préjugés qui compose la république de M. Blanc ». Proudhon, pour qui tout ce qu’on donnait à l’État était enlevé à l’individu, à sa liberté, ne s’était pas laissé séduire par la promesse de Louis Blanc, de faire disparaître l’État dès qu’il n’y aurait plus de classe inférieure et mineure dans la société. Cependant, pour se distinguer des partisans de l’État souverain, Louis Blanc protestait contre la formule des saint-simoniens, repoussait l’État propriétaire, parce que c’était « l’absorption de l’individu ». Il disait, lui, la société propriétaire. « Différence énorme, affirmait-il, et sur laquelle nous ne saurions trop insister. » En effet. insister eût été excellent. Mais Louis Blanc ne le fit pas, et demeura dans le vague de cette affirmation trop générale pour signifier quelque chose.

Quelques années avant l’apparition de l’Organisation du travail, Pecqueur, un saint-simonien que les extravagances religieuses du Père Enfantin avaient écarté et rejeté quelque temps du côté des disciples de Fourier, avait publié un ouvrage en deux volumes, l’Économie sociale des Intérêts du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et de la civilisation en général, sous l’influence des applications de la vapeur. On eût pu croire en 1836 que, sous ce titre de mémoire académique se présentait la première œuvre socialiste fondée sur la science économique ! Et par quelle distraction l’Académie des sciences morales et politiques lui attribua-t-elle un de ses prix !

Distraction ? Non, pas tant que cela. Il y avait alors, dans ce corps savant, et autour de lui faisant autorité, des économistes tels que les Sismondi, les Adolphe Blanqui, les Rossi, les Michel Chevalier, les Villeneuve de Bargemont et les Droz, que n’effrayait aucune audace de pensée et qui, pour la plupart, cherchaient anxieusement une issue à l’état social que leur critique n’avait pas épargné. Qu’y avait-il donc dans ces deux volumes au titre interminable, peu fait pour donner envie de les ouvrir, sinon aux gens de loisir et de cabinet ? Rien de moins que l’exposé du collectivisme. Jugez-en plutôt :

« La cause la plus générale et la plus persévérants de l’inégalité de richesse, de savoir et de moralité parmi les hommes, est l’intérêt, la vertu reproductive attribuée au capital et la particularisation en propriété absolue, entre les mains des individus, des instruments de travail, des sources et conditions matérielles de la richesse. Otez cet intérêt, faites que, par les mœurs ou par la loi, il soit aboli ; substituez à la particularisation la socialisation, aux raisons individuelles les raisons collectives avec capital inaliénable et indivis. À la propriété des instruments de travail, substituez la propriété absolue pour chacun de sa part des produits consommables, et la misère et l’ignorance seront extirpées. »

Comment s’opérera cette transformation ? Quelles en seront les conditions nécessaires ? C’est ici où l’on voit bien que, dans sa douce rêverie, Pecqueur ne pouvait effrayer les corps savants qui lui faisaient accueil ni menacer l’ordre social dont ils étaient les répondants devant les consciences timorées, comme Guizot était la façade vertueuse du régime de corruption censitaire. La propriété collective sera une réalité, disait-il, si « celui qui veut prêter l’usage de ses instruments de travail gratuitement », et se faire ainsi « un mérite devant la société et devant Dieu, et si l’éducation toute persuasive, la foi religieuse et les progrès de l’opinion concourent à généraliser ce sentiment et cet acte de générosité mutuelle ».

C’est l’ancien saint-simonien qui parle ici. Comme Enfantin et Bazard, il appelle les riches à travailler à l’émancipation des pauvres. La société qu’il veut fonder reposera sur un fond de moralité et d’altruisme, ou ne sera pas. Il faut inspirer « le sacrifice volontaire », détacher l’homme « des comparaisons envieuses », placer plus haut son ambition en l’habituant à « mettre sa vie a, service de Dieu ». Et comme pour faire reconnaître « l’impossibilité de la réalisation sociale subordonnée ainsi à une si profonde transformation morale », il ajoute : « Tant qu’on ne substituera pas le devoir au droit, les autres à soi ; tant enfin que chacun ne mettra pas sa volonté à maîtriser ses passions égoïstes, et son principal bonheur à faire le bien de ses semblables ; nous tenons que l’héritage, la propriété individuelle et libre, seront une nécessité sociale dans le sens absolu d’une loi naturelle. »

Mais attendons, avant de déclarer que Pecqueur, en plaçant au seuil de sa cité d’égalité la vertu d’abnégation, vient d’en interdire l’accès aussi sûrement que s’il l’avait entourée des plus imprenables fortifications. Les vertus qu’il exige ne sont point d’une acquisition et d’une pratique si difficiles que cela. C’est l’évolution économique elle-même qui les suscite, ce sont les progrès matériels qui déterminent les progrès moraux, ce sont les locomotives qui, en rapprochant les hommes et les mettant à même d’échanger des idées et des produits, vont imposer la fraternité entre des individus qui se haïssaient parce qu’ils s’ignoraient.

Armé du seul instrument économique, mais éclairé par la philosophie de Saint-Simon, Pecqueur, ici devance non seulement Karl Marx, qui affirmera que les institutions sociales sont déterminées par la forme de la production, mais les conclusions de la science moderne, qui établit que l’homme est déterminé dans ses sentiments et dans ses actes par le milieu, et celles de la philosophie, qui, avec M. Th. Ribot, dans l’Hérédité psychologique, subordonne le progrès de la moralité au progrès de la sociabilité. C’est par là que Pecqueur est véritablement grand, et qu’il se place au premier rang des novateurs socialistes, d’où l’injuste et cruel oubli d’un demi-siècle l’a écarté.

Les preuves abondent, dans les Intérêts du commerce, et dans les Améliorations matérielles, ouvrage publié en 1838, de la priorité de Pecqueur, priorité aussi incontestable que celle de Lamark vis-à-vis de Darwin pour la théorie de l’évolution naturelle, avec cette différence à l’avantage de Pecqueur sur ceux qui le firent oublier si longtemps, que celui-ci, sans employer comme instrument la dialectique du grand métaphysicien allemand Hegel, a observé en savant les phénomènes économiques et sociaux dans leurs mouvements et dans leurs rapports entre eux.

C’est ainsi que nous le voyons relever la betterave de l’anathème dont Fourier l’avait chargée. Il a observé que « partout où elle a été introduite avec succès et naturalisée, les moyens de travail se sont multipliés pour les ouvriers agricoles », et que, « dans les communes à proximité des fabriques, tous les bras ont été occupés, les salaires augmentés et la mendicité anéantie ». Pecqueur parle ici avec tout l’optimisme d’un professeur d’économie politique. Tout comme lui, il démontre « que les améliorations matérielles tendent d’ailleurs finalement à la satisfaction des besoins d’un nombre d’individus de plus en plus grand ; qu’elles seules rendent possible l’accroissement successif et indéfini du nombre d’hommes sur la terre ».

Mais ce que les docteurs économiques n’osent pas affirmer, sauf quelques impudents qui ferment les yeux à l’effroyable misère ouvrière ambiante, c’est que les améliorations matérielles « contribuent singulièrement à une distribution plus équitable des richesses et des autres avantages sociaux ». Comment donc Pecqueur peut-il lancer cette affirmation sans être lui-même un impudent docteur de l’optimisme économique, sans avoir au préalable fermé ses oreilles aux cris de détresse et de douleur du prolétariat ? Comment ne les aurait-il pas entendus, ces cris, lui qui nous montre les ouvriers sans travail de Sedan dépeçant les chevaux malades qu’on vient d’abattre, et s’en repaître ?

Tout aussi bien que les autres critiques sociaux, et d’un œil aussi clairvoyant, Pecqueur a constaté les premiers effets de tout progrès industriel dans le régime de la concurrence, concurrence qui, dit-il, « tend de plus en plus à l’avilissement du salaire ». Il sait « que l’introduction des machines tend de plus en plus à la dépréciation ou à l’annulation du travail ou de la coopération des ouvriers dans la production totale d’une nation ». Il n’ignore pas « que la misère, le paupérisme des populations salariées serait l’état général vers lequel s’avanceraient irrésistiblement les nations, et principalement celles qui s’adonnent davantage à l’industrie manufacturière et au commerce extérieur, si d’autres causes puissantes n’intervenaient prochainement pour faire contrepoids aux influences dissolvantes de la concurrence égoïste et facultative ».

Quelles sont ces causes ? Elles tiennent toutes dans les conséquences naturelles de la concurrence en même temps que des progrès industriels : la concentration capitaliste par élimination des petits fabricants. Loin de s’opposer à cette concentration, on doit la favoriser, y appeler les masses ouvrières, « les faire sortir des impasses économiques de la petite industrie », transformer par des entreprises et des améliorations incessantes « l’atelier privé, solitaire, malsain et triste en un ensemble grandiose où surgisse pour chacun l’émulation, la gaieté, la sécurité, l’épargne et la vie légère ».

« Pas de milieu, s’écrie-t-il : ou nous aurons l’association des classes moyennes, avec une faible proportion de salariés, ou une féodalité industrielle et commerciale plus ou moins absorbante, avec son cortège obligé, le prolétariat en grand. Ne sont-ce pas là les signes précurseurs, irrésistibles, d’une évolution profonde, universelle, séculaire, immense, dans le temps et dans l’espace, tout à la fois industrielle, politique et morale. »

Et dans l’hypothèse qu’il préfère, qu’il sent plus réalisable, de la concentration capitaliste, que se passera-t-il selon Pecqueur ? Aperçoit-il les crises de surproduction, que Fourier attribuait à la spéculation commerciale et que Marx attribuera plus justement à la constitution interne du capitalisme ? Oui,

Constantin Pecqueur
(D’après un crayon de Mlle E. Pecqueur.)


certes. Dix ans avant le grand socialiste allemand, il constate que « la substitution périodique et indéfinie des machines aux bras des ouvriers augmente prodigieusement la production, alors même qu’elle diminue le nombre des consommateurs ».

De cette constatation, Karl Marx conclura à la catastrophe finale, le capitalisme contenant ainsi dans son développement les causes de sa destruction. Pour Pecqueur, la catastrophe n’est pas une inéluctable nécessité. Elle ne le sera que si l’humanité s’abandonne inerte au mouvement des choses. Et pour qu’elle ne s’y abandonne pas, il l’avertit qu’elle a à choisir entre une « féodalité nouvelle », amenant un « servage nouveau » du fait de « l’écrasante concentration » capitaliste, et « une conflagration courte, mais profondément radicale et transformatrice ».

Car la concentration capitaliste n’intensifiera pas et ne multipliera pas les crises, selon Pecqueur. Le capitalisme triomphant peut très bien organiser son monopole et régler la production, dès qu’il aura substitué l’association d’un petit nombre de maîtres à la concurrence d’un nombre infini de grands, moyens et petits industriels et commerçants. Ici, il faut reconnaître que Pecqueur a vu plus juste que ne verra Marx plus tard. L’écrasante féodalité par association des capitalistes supprimant la concurrence, réglementant la production, prévenant les crises, est née déjà en Amérique, car les trusts ne sont pas autre chose, et menace de se développer en Europe.

Quant à la « conflagration courte » qui doit radicalement transformer le monde économique et social, elle naîtra précisément du désir révolutionnaire d’un prolétariat qui ne se résigne pas au servage nouveau. Il aperçoit « le renouvellement de la lutte du prolétariat contre les plébéiens parvenus au bien-être et à la puissance politique », mais redoute « l’avènement turbulent d’une démocratie mineure et prématurée ». Qu’est-ce donc qui mûrira le prolétariat, en même temps que la classe capitaliste sera « pénétrée du sentiment de la validité ou de la légitimité » des prétentions des travailleurs ?

C’est ici que Pecqueur affirme avec force le déterminisme économique. « Les chemins de fer et les forces motrices modernes créent bien la féodalité capitaliste, » mais ils sont du même coup « d’énergiques et de directs promoteurs de la forme gouvernementale représentative dans toutes les nations, sous toutes les latitudes, à tous les étages de la civilisation où seront propagés ces leviers ». Et annonçant la démocratie comme la forme politique de l’avenir, il affirme que « toute nation qui propagera chez elle les forces motrices et les moyens de transport sera conduite à se transformer en ce sens ».

Donc, dans l’ordre économique, concentration des capitaux et féodalité ; dans l’ordre politique, moral et social, marche continue vers la liberté et l’égalité. Il n’y a plus désormais qu’à faire servir le pouvoir politique à éviter la catastrophe par des réformes successives qui substituent graduellement les travailleurs associés aux capitalistes associés. Il ne s’interdit pas pour cela le recours à la force, mais selon lui « la bonne méthode ne peut jamais être la violence qu’autant que l’enseignement, la remontrance et la persuasion l’ont vainement précédée ». C’est « alors seulement qu’il est bon, qu’il est moral et religieux de dire que l’insurrection désintéressée est le plus saint des devoirs ».

On remarque dans la critique sociale de Pecqueur une sérénité, un optimisme qui contrastent singulièrement avec le tableau que poussent passionnément au noir tous les autres novateurs. À quoi tient cette différence frappante ? Fourier, Considérant, Cabet, Louis Blanc, Proudhon, pour faire valoir l’avenir qu’ils annoncent, assombrissent d’autant le tableau du présent. Ils font ainsi, en même temps, ressortir avec plus de force la nécessité d’une transformation. Pecqueur, lui, a une notion plus scientifique des phénomènes ; il ne polémique pas contre le présent au profit de l’avenir : son analyse démontre que le présent contient l’avenir, et il indique les moyens que la société doit employer pour seconder le mouvement naturel des inévitables transformations économiques. Aussi, loin de dire, comme tous les autres socialistes, que le régime capitaliste est plus douloureux au prolétariat que l’ancienne féodalité, affirme-t-il et prouve-t-il que le salariat réalise un progrès sur le servage en même temps qu’il prépare le producteur à son émancipation intégrale.

Qu’est-ce donc qui a manqué à Pecqueur pour s’imposer au moment où il annonçait d’une manière aussi précise le devenir social fondé sur l’évolution économique ? Il lui a manqué de ramasser sa doctrine en une formule saisissante qui frappe les esprits et les décide à s’orienter. Il lui a encore et surtout manqué une méthode d’action. Il s’est égaré dans les objurgations morales aux possédants et aux gouvernants. Il a aperçu l’immense force révolutionnaire latente du prolétariat, mais il n’a pas osé la déchaîner. Il a constaté la lutte des classes et il a tenté de l’amortir par des réformes, au lieu d’armer le prolétariat de ces réformes pour en conquérir d’autres.

Il a ainsi laissé cette grande tâche à Karl Marx, mais celui-ci n’eût pu l’entreprendre si le large et philosophique déterminisme de Pecqueur n’avait préparé les esprits de l’époque et ne l’avait amené lui-même à en extraire le matérialisme historique, forme réduite et aiguë du déterminisme économique par conséquent meilleur instrument de pénétration, meilleure arme de combat.

François Vidal, qui conclut comme Pecqueur au collectivisme, c’est-à-dire à la socialisation des instruments de production et à l’attribution à chaque individu du produit de son travail, paraîtrait beaucoup plus original si Pecqueur n’avait pas existé. Dans son livre sur les Caisses d’épargne, publié en 1835, il demande que les fonds déposés dans ces caisses servent à l’État pour se constituer le banquier des associations ouvrières de production. Quelques années plus tard, en 1816, dans son ouvrage sur la Répartition des richesses, il constate avec tous les socialistes la concentration capitaliste, affirme avec eux tous le développement du paupérisme à mesure que la richesse capitaliste augmente. Aussi « pour améliorer le sort des travailleurs, dit-il aux économistes figés dans leur optimisme, il ne suffit pas de surexciter l’industrie ». C’est cependant dans ce développement du capitalisme que, comme Pecqueur, il aperçoit le salut. Mais, tandis qu’on pousse à ce progrès, « il faut en même temps appeler l’ouvrier à participer à la richesse créée ». C’est le rôle de la démocratie, par l’État, d’organiser cette participation.

Aussi est-ce « au nom de la liberté » que Vidal demande l’organisation d’un pouvoir fort, agissant dans le domaine économique en faveur des déshérités. Il affirme le devoir pour « les véritables amis de la démocratie » de « réhabiliter l’idée de pouvoir, dans l’intérêt du peuple, dans l’intérêt de l’ordre et de la liberté ». « En désarmant le pouvoir, dit-il, en le réduisant à l’impuissance, on croyait arriver à la liberté la plus complète, et l’on a abouti à l’excès de l’imprévoyance et de l’égoïsme, au triomphe de la force sur la raison et sur le droit, à la domination de quelques intérêts particuliers, des intérêts de la minorité, enfin à l’anarchie universelle. »

Que vient-on parler de charte, d’équilibre des trois pouvoirs, et autres fadaises ! « Il est temps, dit Vidal, de laisser un peu de côté les questions de personnes, pour aborder franchement les véritables questions, les questions économiques et sociales. » Car « il n’y a ni dignité, ni moralité, ni indépendance possibles pour l’homme qui n’a point l’existence garantie, qui n’est pas assuré de pouvoir toujours gagner par son travail de quoi suffire aux besoins de la vie ».

Mais à côté de l’État qui les aide, il faut que les travailleurs s’aident eux-mêmes. Vidal préconise donc, en disciple de Fourier, la coopération commanditée par l’État et même par les capitalistes, car il a très bien aperçu que ces derniers cherchaient avant tout le profit, et qu’ils n’ont pas, dans leur fonction, le sentiment de classe. Et de fait, les grandes coopératives ouvrières de consommation trouvent aujourd’hui auprès de leurs fournisseurs un crédit que ne trouvent pas les petits boutiquiers à la clientèle incertaine, menacés à chaque instant par la faillite. En voulant réduire le capitaliste à la fonction de rentier, en transformant ses capitaux en instrument de crédit et non plus en moyen d’exploitation du travail, en supprimant le profit capitaliste réduit au loyer de l’argent, dont le taux s’abaisserait nécessairement à mesure que grandirait la puissance économique des associations de producteurs, Vidal traçait un plan de socialisation progressive de l’industrie, toutes les associations se garantissant l’existence par une assurance mutuelle, et les coopératives de consommation assurant un débouché aux associations de production, que Proudhon a traité beaucoup trop légèrement lorsqu’il s’est écrié méchamment :

« Vidal est le dernier mot de L. Blanc ; je le connais de vieille date ; c’est un compilateur sans invention et qui va jusqu’au plagiat. »

Dans le même temps surgit un autre formulateur du collectivisme. Colins, ancien colonel du premier empire, qui écrit en 1843 les premières parties de la Science sociale. Il a à cette époque cinquante ans. En 1835 il a publié, sans le signer, le Pacte social, dans lequel ses disciples affirment à tort qu’il a exprimé, le premier, l’idée collectiviste. Le Pacte social demande un impôt spécial sur le privilège de propriété et quelques avantages spéciaux pour le prolétariat. Rien de plus.

Cet auteur, dit Proudhon, « pourrait bien être envoyé à Bicêtre, à supposer que les magistrats consentissent à ne le regarder que comme fou ». Qu’est-ce donc qui vaut au créateur du « socialisme rationnel » ce jugement féroce ? Sans doute sa théorie cartésienne de l’insensibilité des animaux. Sa philosophie, à laquelle ses disciples, peu nombreux, demeurent encore singulièrement attachés, est en effet déconcertante. Elle est à la fois athée et spiritualiste. L’homme seul a une âme, les animaux sont des mécanismes articulés. Entre eux et lui, il y a « coupe de la série ».

Ce ne sont pas ces théories qui le recommandent à notre attention et à notre respect. Ce n’est point sous cet aspect qu’il se présente comme un ancêtre socialiste, mais sous celui du critique impitoyable du régime capitaliste d’une part et du théoricien de la socialisation du sol d’autre part. Pour lui, le régime du moyen âge vaut mieux que celui dont les prolétaires sont actuellement les victimes. Le mal vient de ce que la propriété du sol est monopolisée. Cette monopolisation « nécessaire, par conséquent juste et rationnelle » pour le passé, ne l’est plus à présent, « où, sous peine de mort sociale, le sol doit entrer à la propriété collective ».

Car, pour Colins, la rente du sol est la source de toute exploitation. La supprimer, c’est ôter tout venin au capitalisme. Le capital étant du salaire passé » ne peut plus se grossir aux dépens du « salaire présent », du moment que la rente a disparu. La propriété mobilière devient alors accessible à tous. « Sous la concurrence rationnelle, dit Colins, chaque enfant devenu majeur, sortant des mains de la société collective, entre dans la société des individus, avec les développements de tous ses moyens, tant physiques que moraux, riche de sa part inaliénable dans la richesse collective et d’une part aliénable résultant de sa dot sociale. »

Cette doctrine sociale, à laquelle son auteur donna le nom de collectivisme, ne fit pas le moindre bruit à son apparition. En vain Colins tenta-t-il de polémiquer avec tous les écrivains connus ; les adhésions se limitaient à un cercle minuscule de fidèles. Quant aux écoles socialistes, elles ignoraient l’école de Colins, et l’on a vu de quel mot dédaigneux autant qu’injuste Proudhon l’avait salué en passant. Colins avait beau dire : « Le saint-simonisme, c’est le despotisme d’un homme ; le fouriérisme, c’est le despotisme des passions ; le communisme, c’est le despotisme de la folie. » On le laissa polémiquer dans le vide. Pourtant, il a laissé un mot : le collectivisme, dont la langue socialiste devait s’emparer vingt ou trente ans plus tard, et sa doctrine de nationalisation du sol est aujourd’hui celle d’une importante école sociale américaine. Il méritait donc mieux que le sarcasme fugitif de Proudhon et que le silence plus injurieux encore des autres socialistes, car Proudhon avait du moins fait à sa « folie » l’honneur de croire qu’elle pouvait s’attirer les rigueurs de la magistrature.

C’est ici le moment de parler de Pierre Leroux, que nous avons vu paraître à certains moments de notre récit. Il est assez malaisé de préciser sa doctrine sociale, car il fut surtout un philosophe en même temps qu’un critique de l’individualisme économique. D’autre part, comment nier son influence sur les esprits de son temps, tels George Sand et Eugène Sue, dans leur orientation, socialiste ? Comment, sans profonde injustice, refuser le titre de socialiste à l’inventeur du mot, puisque ce fut lui qui le prononça le premier en France, dès 1832 ? Avant lui, dans le premier quart du siècle, les disciples d’Owen, en Angleterre, avaient opposé « socialisme » à « capitalisme » ; Pierre Leroux, lui, l’opposa à « l’individualisme ».

Et, d’autre part, quelle noble et intéressante figure ! Qui, plus que Pierre Leroux, avait l’àme profondément socialiste ! Avant de devenir directeur du Globe et de le donner aux saint-simoniens, il y avait été prote de l’imprimerie. Un jour, c’était aux derniers temps de la Restauration, Guizot l’aborda en lui frappant amicalement l’épaule :

— Quand viendra notre ministère, monsieur Leroux ? lui dit-il.

— Dites votre ministère, répondit le jeune chef ouvrier. Je ne serai jamais ministre ; mais les personnages de votre trempe, monsieur, le deviennent toujours.

Toute sa vie, il travailla à une invention que d’autres devaient, mais bien plus tard, mettre au point voulu : un « pianotype » pour la composition d’imprimerie. Dans sa combinaison comme dans celles qui ont réussi depuis, la machine devait fondre les caractères à mesure que le typographe les appellerait en frappant le clavier. Il n’était pas seulement un inventeur de machines, mais encore et surtout un inventeur d’idées ; nul cerveau ne fut plus fécond que celui-là. Les bureaux du Globe furent, un moment, un centre intellectuel où parurent tous ceux qui devaient marquer quelques années plus tard.

M. Dumilâlre, le sculpteur à qui l’on doit la statue que les compatriotes de Pierre Leroux lui ont élevée à Boussac, il y a quelques années, affirme qu’un jour « Sainte-Beuve, en sortant d’une de ces réunions où il s’était laissé séduire par la parole claire et incisive de Pierre Leroux, ne put s’empêcher de déclarer : « Leroux ! Leroux !… mais il a toujours des idées nouvelles ! C’est ma vache à lait ! Il m’a encore donné aujourd’hui le sujet d’un article. »

Nous avons vu que Pierre Leroux avait quitté la communauté de la rue Monsigny lorsque le saint-simonisme était devenu intenable. C’est alors qu’avec son ami Jean Reynaud il fonda la Revue encyclopédique. « Le jour où ils commencent leur premier article, dit Mirecourt, ils ne possèdent pas quinze sous pour leur déjeuner commun. » Il devait en être à peu près toujours ainsi pour lui, et « la misère fut le partage de toute son existence ».

Que pouvaient faire, aussi, les directeurs de journaux et de revues d’un écrivain qui, sans souci de la mode et des courants d’opinion, ne songeait qu’à exprimer les pensées dont son cerveau bouillonnait ! Un jour, n’imagine-t-il pas d’apporter à Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, un article sur Dieu. Car tous les novateurs sociaux de l’époque étaient déistes, fondaient sur la notion de Dieu et parfois sur une religion leur construction sociale.

— Un article sur Dieu ! s’écria Buloz. Que voulez-vous que j’en fasse ? Dieu, ça n’a pas d’actualité, mon cher monsieur Leroux. Trouvez-moi autre chose.

Mais précisément, si l’écrivain avait autre chose, c’est surtout de Dieu qu’il entendait entretenir ses contemporains. Cette passion métaphysique ne fut point vaine, cependant, et Henri Martin pouvait écrire de Pierre Leroux, dans la préface de son Histoire de France : « Rendons grâces à un homme dont le caractère est au niveau de sa haute intelligence : rare éloge dans notre siècle ! On ne saurait toucher à la philosophie de l’histoire sans rencontrer le profond sillon tracé par Pierre Leroux. Ses travaux sur les actes religieuses et philosophiques nous ont puissamment aidé à comprendre ces mouvements de l’esprit humain. Quelque jugement qu’on ait pu porter sur les théories émises plus tard par M. P. Leroux, la valeur de ses belles études d’histoire philosophique n’en reste pas moins incontestable. »

George Sand, Henri Heine, Viardot, Mazzini, tant d’autres, montraient pour Pierre Leroux un véritable enthousiasme et avaient avec lui de longues conversations dans sa mansarde. George Sand écrit à un de ses amis : « J’ai la certitude qu’un jour on lira Pierre Leroux comme le Contrat social, C’est le mot de M. de Lamartine. » Est-ce l’amour qui fait ainsi parler celle qui déclare elle-même n’être « qu’un pâle reflet de Pierre Leroux » ? Elle proteste en ces termes dans une lettre à un ami :

« L’amour de l’âme, je le veux bien, car de la crinière du philosophe, je n’ai jamais songé à toucher un cheveu et n’ai jamais eu plus de rapport avec elle qu’avec la barbe du Grand Turc. — Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l’engoûment équivoque d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur. » Béranger, ayant appris que George Sand promenait son philosophe dans les salons mondains, s’en montra mécontent.

« Il faut, écrit-il, que vous sachiez que notre métaphysicien s’est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont Mmes Sand et Marliani, et que c’est dans des salons dorés qu’il expose ses principes religieux et ses bottes crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa philosophie s’en ressent beaucoup. »

George Sand admirait, sans toujours bien les comprendre, les théories de Pierre Leroux. Elle l’avoue en ces termes, dans l’Histoire de ma vie : « Je ne sentis pas ma tête bien lucide quand il nous parla de la propriété des instruments de travail, question qu’il roulait dans son esprit à l’état de problème et qu’il a éclaircie depuis dans ses écrits. » Mais lorsqu’elle ne comprenait pas, elle n’en suivait pas moins de confiance. Elle avait fondé avec lui, en 1841, la Revue indépendante, où elle publia des études sur les poètes ouvriers.

Spiridion, qui ouvre en 1843 la série de ses romans socialistes, a été plus qu’inspiré par la pensée de Pierre Leroux. D’une lettre adressée au biographe de Pierre Leroux, M. Félix Thomas, par M. de Lovenjoul, l’érudit chercheur à qui l’on doit tant de renseignements précieux sur Balzac, il résulte qu’une partie du manuscrit de Spiridion est de la main de Pierre Leroux et composée par lui. « Je possède, ajoute-t-il, ce manuscrit autographe, qui porte les traces habituelles qu’y laissent les compositions d’imprimerie, et je vous parle, bien entendu, du texte de l’édition originale, car dès la première édition in-12 (1843), G. Sand a beaucoup modifié l’ouvrage primitif. »

Pierre Leroux fut meilleur philosophe qu’homme d’affaires, ce qui n’a rien pour surprendre. M. Jules Claretie, dans le Temps du 21 février 1904, en donne une preuve par le fait suivant, qu’il tient de Delavigne, l’ancien éditeur de George Sand. Celle-ci avait chargé Pierre Leroux de ses intérêts auprès de l’éditeur. « Delavigne, dit M. Claretie, trouva M. Leroux dans une petite chambre ayant pour tous meubles une table de bois blanc, une chaise et, en guise de canapé, une malle sur laquelle le chargé d’affaires de Mme Sand invita l’éditeur à s’asseoir. Alors Pierre Leroux :

— Voyons, monsieur, George Sand a achevé un ouvrage nouveau en quatre volumes. J’ai pleins pouvoirs pour traiter avec vous en son nom. Qu’est-ce que vous lui offrez par volume ?

— Mais ce que je donne d’habitude. Cinq francs par volume. « Pierre Leroux paraissait étonné :

— Je vous ai dit qu’il y avait quatre volumes !

— Parfaitement !

— Ce serait donc deux mille francs que vous offririez pour un roman ?

— Deux mille francs, tout juste, oui, monsieur.

« Alors, Pierre Leroux, levant les bras au ciel :

— Deux mille francs ! Deux mille francs pour une œuvre d’imagination, pour un roman ! Je vous l’ai dit, un roman ; mais cela n’a pas de bon sens !

— Ce sont mes prix, je vous l’ai déclaré, faisait Delavigne, se méprenant sur la pensée du philosophe.

« Mais Pierre Leroux ajoutait bien vite :

— Cela n’a pas de bon sens : Je le disais à George Sand, c’est beaucoup trop cher. Un roman ne vaut pas ça.

« L’éditeur était stupéfait, mais le plus charmant, c’est que l’homme d’affaires était sincère et que Mme George Sand lui donnait raison. »

Elle lui donna raison, mais il y a gros à parier qu’elle ne le chargea plus de semblables négociations. Le naïf philosophe s’imaginait sans doute que les

(D’après une gravure appartenant à l’auteur.)


tapissiers donnaient pour rien les « salons dorés » où Béranger lui reprocha d’avoir promené sa métaphysique.

La Revue indépendante fut largement ouverte aux poètes ouvriers : Poney, Savinien Lapointe, Mazu, Durand, y chantèrent les rêves et les espérances du prolétariat, tandis que Viardot, Eugène Pelletan, Étienne Arago, Victor de Laprade, Louis Blanc, Pauline Roland, y traitaient avec George Sand et Pierre Leroux les questions littéraires, philosophiques, politiques et sociales. Pierre Leroux avait appelé avec joie les maçons, les menuisiers, les cordonniers à collaborer avec lui. Il voyait éclater dans leurs œuvres poétiques « la puissance conciliatrice des idées nouvelles qui allaient, pensaient-ils, bientôt consolider la paix entre les nations et entre les classes, en l’élevant à la hauteur d’un principe ».

La philosophie religieuse de Pierre Leroux n’avait pas appelé sur lui l’attention des littérateurs et des historiens seulement. L’Église essaya-t-elle, comme il le croit, de l’attirer à elle ? Ceux qui se présentèrent chez lui en son nom avaient-ils mandat valable ? Qui le peut savoir ? Mais on ne peut mettre en doute l’étrange démarche faite auprès de lui, en 1841, par « deux jésuites de robe courte » et qu’il rapporte en ces termes :

« On a lu votre livre (l’Adresse aux Philosophes), me dirent-ils.

— Qui ? leur demandai-je.

— Un comité, — ce que vous appelez un comité… — Enfin, nous avons lu votre livre et nous en sommes contents… Il n’y a pas une ligne, pas un mot à retrancher. Vous avez sondé profondément la plaie du siècle. Vous avez montré le déficit de la philosophie. Nul doute, aussi, le christianisme, tel qu’il est compris, ne suffit pas. Il faut transformer le christianisme. Rien ne manque pour cette œuvre. L’argent, la position dans le monde qui sert à donner de l’argent et qui sert aussi à masquer les desseins, — oui ! ils employèrent cette expression ! — nous avons tout. Voulez-vous contribuer à cette grande œuvre ? Rien ne vous fera défaut. Est-ce une chaire que vous voulez ? Nous allons ouvrir des écoles, des institutions, des collèges. — Voulez-vous, — et c’est plus probable, — continuer à écrire ? Nous vous mettrons la bride sur le cou. Nous avons déjà des journaux, et nous en aurons d’autres, nous allons publier des livres. Ce que nous pouvons dire, ce que nous sommes chargés de vous dire, c’est que nous irons, dans la transformation à faire subir au christianisme, aussi loin qu’il est possible.

« Cette conversation m’est aussi présente que si c’était hier, » ajoute Pierre Leroux.

Il éconduisit les visiteurs, qui étaient venus dans sa mansarde de la rue Saint-Benoît jouant auprès de lui la scène de Satan tentateur transportant le Christ sur la montagne d’où l’on apercevait tous les royaumes du monde. Et il les éconduisit de telle sorte qu’il ne les revit point.

Il s’était chargé de la chronique politique dans la Revue indépendante, et il y étudiait le conflit de la bourgeoisie et du prolétariat. Il constatait avec tristesse le triomphe momentané d’« une sorte de noblesse d’écus qui a remplacé l’ancienne noblesse du sang, et qui, à son tour, est gagnée par la corruption ». Il flétrissait l’absence d’idéal qui était le caractère de cette classe repue. « Où est leur doctrine ? demandait-il. Ont-ils une politique pour continuer la Révolution et la mener à ses fins nécessaires, l’établissement des principes de 89 ? Ont-ils un sentiment social, une idée quelconque ? Ils n’ont que l’intérêt, l’intérêt individuel : chacun pour soi. »

Que proposait Pierre Leroux pour empêcher l’inévitable soulèvement des prolétaires qui s’apprêtaient à mettre la force au service de leur droit ? Que les prolétaires fussent spécialement représentés à la Chambre, que des lois protectrices de la santé et du salaire y fussent votées, que des travaux publics fussent entrepris par l’État, que les retraites ouvrières fussent instituées, enfin que l’instruction et l’éducation fussent données à tous. Et pour décider les bourgeois à appliquer ce modeste programme, il leur disait ce que lord Brougham disait aux gentlemen de son pays : « Si vous ne marchez pas plus vite, je vous préviens que le peuple vous montera sur les talons. » Nous retrouvons là le programme « socialiste » qu’il avait donné à Ledru-Rollin.

Pierre Leroux vaut donc surtout par sa critique sociale, d’ailleurs plus morale et philosophique qu’économique. Elle n’en est pas moins forte et précise pour cela, et, dans l’Humanité, comme dans l’Égalité que publia d’abord l’Encyclopédie nouvelle, se trouvent d’éloquentes pages sur le droit de propriété, sur la transformation du servage en salariat, sur l’égalité du droit coexistant avec « la plus atroce inégalité ». Mais pour lui la notion du droit, fils de l’idée créatrice, est si puissante, qu’elle finit par créer le fait. Théoriquement, l’égalité s’affirme « sous le nom de concurrence », cela suffit ; le reste viendra ; « le droit de tous à toute propriété et à toute industrie est reconnu » ; ce droit portera ses conséquences, se réalisera dans les faits.

Son passage parmi les saint-simoniens avait, par réaction, ramené Pierre Leroux fort en arrière. Son idéalisme aidant, il avait de l’amour un sentiment si élevé, qu’il n’hésitait pas à n’admettre le divorce que comme « une règle exceptionnelle et temporaire ». Et il allait jusqu’à dire : « La cessation de l’amour, la séparation et le divorce équivalent à la mort avant la mort. » Il se posait cette question : « La moralité humaine a-t-elle été augmentée par la proclamation de l’égalité en amour ? » Et il répondait : « Je n’en fais aucun doute, mais je dis qu’il en est résulté provisoirement un grand mal. Hélas ! le progrès ne s’accomplit qu’avec des souffrances ! Oui, c’est un progrès immense dans les destinées humaines que d’avoir proclamé le droit de tous et de toutes au libre développement de leur sympathie. »

Mais il aperçoit le piège où, s’ils avaient réussi, les saint-simoniens auraient inconsciemment pris l’humanité : « Jusqu’à ce que l’homme ail fait un pas correspondant dans la connaissance, dit Pierre Leroux, c’est-à-dire jusqu’à ce que la notion de la véritable égalité en amour, ou, ce qui est la même chose, du véritable amour, soit acquise, tout se réduit à une insurrection sans règle, à une dévastation brutale de la plus belle des facultés humaines, » et l’amour disparaît sous la recherche égoïste du plaisir d’un moment.

La liberté amoureuse en régime d’inégalité sociale, de salariat, de paupérisme, c’est la prostitution des pauvres aux riches. Aussi, Pierre Leroux donne à la femme la garantie du mariage, sous la loi de l’égalité en amour : « Voilà, s’écrie-t-il, la vérité qu’il faut dire aux hommes et aux femmes. Mais c’est fausser cette vérité et la transformer en erreur que de dire aux femmes : Vous êtes un sexe à part, un sexe en possession de l’amour. Émancipez-vous, c’est-à-dire usez et abusez de l’amour. La femme ainsi transformée en Vénus impudique perd à la fois sa dignité comme personne humaine, et sa dignité comme femme, c’est-à-dire comme être capable de former un couple humain sous la sainte loi de l’amour. »

Le socialisme de Pierre Leroux, très vague, comme nous avons vu, est une conséquence de sa philosophie. Dieu est notre créateur à tous, il n’a pu nous vouloir qu’égaux. S’il a mis en nous le sentiment de l’égalité, c’est pour nous porter à le réaliser. Il a mis en nous le triple attribut : sensation-sentiment-connaissance, et a confié à notre liberté le soin de réaliser le plan divin. Nous devons toujours progresser, dans cette vie d’abord, dans la vie extraterrestre ensuite. Le progrès n’est pas une marche vers le bonheur, mais vers un développement de tous les attributs humains. Pour que le bonheur se réalisât, dit Pierre Leroux, « il faudrait que le monde extérieur s’arrêtât et s’immobilisât. Mais alors, nous n’aurions plus de désirs, puisque nous n’aurions plus aucune raison pour modifier le monde, dont le repos nous satisferait et nous remplirait. Nous n’aurions plus, par conséquent, ni activité, ni personnalité. Ce serait donc le repos, l’inertie, la mort, pour nous comme pour le monde ».

Avec une telle philosophie, Pierre Leroux pouvait séduire les esprits d’élite, éveiller en eux un monde de pensées ; mais non donner à la masse souffrant dans la géhenne capitaliste une espérance précise et robuste qui la soulevât et l’en délivrât. Aussi allait-elle à Cabet, qui lui promettait l’immobilité du paradis communiste, et ignorait-elle Pierre Leroux. Elle ne devait revenir que plus tard à la notion du progrès et de l’effort continus, si puissamment affirmés par le philosophe idéaliste.

Ce fut également en 1843 que parut une petite brochure l’Union ouvrière, où se trouve répétée et précisée la pensée exprimée en 1832 par Jean Reynaud, reprise ensuite par Pierre Leroux, sur la nécessité d’une représentation spéciale des prolétaires. Ce sont là, et à ce titre elles sont importantes, les premières vibrations de l’appel que Marx et Engels lanceront en 1847 : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

L’auteur de cette brochure, Flora Tristan, avait passé quelques années en Angleterre et avait observé la lutte de classes, fort aiguë alors, qui sous le nom de chartisme, lançait le prolétariat à l’assaut de la bourgeoisie pour la conquête des droits politiques et des réformes économiques. « Depuis 1789, disait-elle, la classe bourgeoise est constituée… En 1830, elle se choisit un roi à elle, procède à son élection sans prendre conseil du reste de la nation, et, enfin, étant de fait souveraine, elle se place à la tête des affaires… pour imposer aux vingt-cinq millions de prolétaires, ses subordonnés, ses conditions… comme agissaient les seigneurs féodaux qu’elle a renversés. — Étant propriétaire du sol, elle fait des lois en raison des denrées qu’elle a à vendre. »

« Quant à vous, prolétaires, ajoutait Flora Tristan, vous n’avez personne pour vous aider. » Puisqu’à la classe noble a succédé la classe bourgeoise, déjà beaucoup plus nombreuse et plus utile », il est de toute justice de « constituer la classe ouvrière » puisqu’elle est « la partie la plus vivace de la nation ». Qu’elle le fasse et « elle sera forte ; alors, elle pourra réclamer auprès de MM. les bourgeois et son droit au travail et l’organisation du travail, et se faire écouter ».

Flora Tristan ne proposait pas l’élimination de la bourgeoisie, mais l’association du prolétariat au pouvoir politique et social qu’elle détient seule. Elle appelait les travailleurs sans distinction de sexes, ni de doctrines politiques et religieuses, à se faire « représenter devant la nation ». Elle traçait le plan d’une Union ouvrière qui ne devait pas s’enfermer dans les limites nationales, mais procéder « au nom de l’unité universelle » et ne faire « aucune distinction entre nationaux et les ouvriers et les ouvrières appartenant à n’importe quelle nation de la terre ». En conséquence, disait-elle, « l’Union ouvrière devra établir dans les principales villes d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, en un mot dans toutes les capitales de l’Europe, des comités de correspondance. »

On remarquera que Flora Tristan n’a qu’un but, organiser l’immense force ouvrière qui s’ignore. Elle ne propose pas un plan social défini, mais veut « faire connaître la légitimité de la propriété des bras », et forcer les esprits, en face de cette organisation internationale des travailleurs, à « examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel ». L’Internationale elle-même, vingt ans plus tard, ne devait pas non plus, dans son programme inaugural, s’annexer à une des écoles qui tendaient à la direction du prolétariat

Flora Tristan tenta d’intéresser à son grandiose projet les ouvriers, à qui elle fit de nombreuses conférences, et les écrivains les plus en vue, dont quelques-uns souscrivirent pour les frais de sa propagande, notamment Eugène Sue. Mais ce premier appel à l’organisation internationale de classe des travailleurs n’eut pas d’écho. Le second, lancé par Marx et Engels, quatre ans plus tard, ne fut pas non plus entendu sur-le-champ.

Mais déjà des tentatives se faisaient dans ce sens. Une conférence communiste avait été tenue à Londres, en 1839, à laquelle avaient pris part les réfugiés politiques de diverses nationalités, et, comme nous le verrons plus loin, les socialistes allemands et anglais devaient, quelques années plus tard, essayer une organisation internationale des forces communistes, comme la charbonnerie avait organisé internationalement le libéralisme.

En outre de la propagande fouriériste faite en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Angleterre, il y avait, dans ce dernier pays surtout, groupés autour de Robert Owen, des socialistes qui se séparaient du radicalisme politique avec des arguments que nous voyons encore aujourd’hui employer par certains socialistes français.

« On a prétendu, disaient-ils en 1838, que les privilèges politiques impliquent l’amélioration et la régénération de notre organisation sociale, mais nous ne pouvons l’admettre. Contre la vérité de cette affirmation, nous avons à opposer la saisissante anomalie que présente l’Amérique, où une constitution politique fondée sur les principes du radicalisme politique coexiste avec des crises économiques, avec une classe ouvrière misérable, avec une lutte continuelle entre les classes riches et les classes pauvres. » Ils opposaient à ce tableau celui de l’Allemagne encore quasi-féodale et absolutiste, où l’on s’occupait davantage du bien-être et de l’instruction des classes populaires.

Les communistes de l’école de Robert Owen n’étaient pas tous partisans de cet indifférentisme politique. Owen lui-même avait pris part, et une part active, à l’ardente lutte menée par les trades unions. Puis il avait répudié la grève comme il répudiait l’action politique. Il fallait fonder des villages communistes sur le modèle qu’il avait établi à New-Lanark, puis à New-Harmony, et compter sur la force de propagande de l’exemple. De l’immense tâche entreprise par le grand communiste anglais, il reste aujourd’hui une puissante organisation de coopératives de consommation, qui ne réalisent certes pas l’idéal communiste de Robert Owen, mais sont l’école pratique où le génie de la classe ouvrière anglaise se prépare patiemment à exercer la souveraineté économique.

L’Angleterre ayant été le premier théâtre du développement capitaliste et du machinisme, fut également le premier théâtre des luttes de classes du XIXe siècle. Groupés par milliers dans les manufactures, puis refoulés de ces manufactures par les machines, coupeuses de bras, les ouvriers, dès 1814, à Sheffield et à Nottingham, ensuite à Manchester, et un peu partout pendant une quinzaine d’années, s’ameutaient, brisaient les machines, incendiaient les ateliers, subissaient des répressions féroces. Mais tout de même leur nombre affirmé en force par leur union leur donnait le droit syndical.

À l’agitation des luddistes, ou briseurs de machines, succéda l’agitation syndicale par les trades unions, pour la conquête des droits politiques. Ce fut, de 1829 à 1842, une nouvelle période révolutionnaire. Le parti du travail demandait une charte au Parlement, non pour substituer sa souveraineté à la bourgeoisie capitaliste et à la noblesse territoriale, mais pour compter comme classe politique à côté d’elles, et faire reconnaître ainsi son droit à l’existence. D’où le nom de chartisme donné à cette agitation, qui n’acquit pas les droits politiques au prolétariat anglais, mais l’organisa solidement sur le terrain syndical et lui valut le bénéfice d’une législation protectrice du travail que le continent devait imiter de longues années après.

La place manque ici pour tracer les péripéties d’une lutte qui, un moment, fit osciller la forte société anglaise sur ses bases. Obéissant au sens pratique et analytique qui lui est propre comme le nôtre est de procéder par synthèse idéaliste, le prolétariat anglais ne fît pas du socialisme, mais du syndicalisme. Il ne mêla nulle philosophie, nulle religion, nulle politique, à son aspiration continue vers l’amélioration de son sort. Il accepta le concours de tous les partis, apportant sa puissance d’opinion à ceux qui lui offraient un avantage, une réforme, un progrès, si minimes fussent-ils.

De même que les prolétaires étaient la classe opprimée dans le Royaume-Uni, les Irlandais étaient le peuple opprimé. Par la grande voix d’O’Connel, ceux-ci offrirent à ceux-là l’alliance en ces termes, en 1843 :

« Je vous dis que les Cobdenistes, les Sturgistes, les Atwoodistes, les Crawfordistes, ne sont que des sections du capitalisme, du whiggisme. Je vous dis avec raison que, tant qu’il y aura des hommes intéressés à exploiter le travail, et disposant de la force, le travail sera exploité. La loi supprime le pauvre ; la loi est faite pour le riche. Dans cette question, tous les opprimés ont le même intérêt. Les Irlandais doivent sympathiser avec les chartistes d’Angleterre… Que tous ceux qui souffrent s’unissent, serrent leurs rangs, et le travail triomphera de ses oppresseurs. ».

Le travail ne devait pas triompher de ses oppresseurs, puisque ce triomphe est dans leur disparition, mais il devrait créer une puissance qui prendrait peu à peu conscience d’elle-même et de ses destinées. Déjà, des signes nombreux annoncent que les deux forces économiques du prolétariat anglais : la coopérative et le syndicat, se préparent à l’emploi des moyens politiques non plus seulement pour augmenter la part des travailleurs dans la répartition des produits, mais pour leur donner la souveraineté complète et réaliser ainsi la démocratie sociale.

À l’époque où grandissaient en France l’action et la pensée socialistes, et en Angleterre le syndicalisme ouvrier, le mouvement social en Allemagne s’éveillait à la voix de Guillaume Weitling, qui avait reçu à Paris la doctrine communiste. Le jeune ouvrier tailleur, pour lancer l’idée parmi ses compatriotes, se fit écrivain. Sa brochure : l’Humanité telle quelle est et telle qu’elle devrait être, inspirée des écrits de Dézamy, de Laponneraye et de Pillot, le fit expulser de France en 1841. Mais de même qu’elle avait gagné au communisme les ouvriers allemands fixés à Paris, elle y gagna ceux qui s’étaient réfugiés en Suisse à la suite de l’échec des mouvements libéraux de 1830, puis pénétra en Allemagne.

— Écris pour nous, nous travaillerons pour toi, dirent à Weitling les ouvriers communistes.

Et à partir de 1842, de Genève, où il s’est fixé, les brochures et les articles de journaux se multiplient sous la plume de Weitling. Des groupes se forment un peu partout, se réunissent en Fédération des Justes. Le vieux communisme évangélique des paysans révoltés du XVIe siècle se rallume dans l’âme des ouvriers allemands. Lassalle et Marx le transformeront, le préciseront, et lui donneront la puissance que nous lui voyons aujourd’hui.