Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/19-1

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Chapitre XVIII.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XIX-§1.

Chapitre XIX-§2.


CHAPITRE XIX

EXPÉDITION D’ÉGYPTE. — DEUXIÈME COALITION.

(Floréal an VI à nivôse an VIII — Mai 1798 à décembre 1799).

§ 1er — Égypte et Syrie.

Nous avons déjà vu (chap. x) que Bonaparte ne se considérait pas comme Français. En 1798, au moment de quitter Paris pour se rendre en Égypte, il disait encore à Fabre (de l’Aude), un de ses intimes et un de ses admirateurs (Histoire secrète du Directoire, t. III, p. 374) : « La patrie ! où est-elle ?… Entre nous soit dit, la mienne est-elle ici ou dans la Corse ? » Arrivé à Toulon (chap. xvii, § 2) le 20 floréal an VI (9 mai 1798), ce Corse irrédentiste, si cher à nos nationalistes à qui il a appris à exploiter la patrie française, parla aux soldats, au début de la nouvelle expédition, le même langage qu’en l’an IV (1796) ; « Il y a deux ans, rappelait-il, que je vins vous commander… Je vous promis de faire cesser vos misères. Je vous conduisis en Italie ; là, tout vous fut accordé… Je promets à chaque soldat qu’au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre ». On a depuis contesté ce texte, et en particulier cette dernière phrase, dont l’authenticité résulte incontestablement des documents fournis par M. C. de La Jonquière (l’Expédition d’Égypte, t. Ier, p. 464). Il avait désigné à son gré officiers et soldats ; à des généraux qu’il avait commandés en Italie, il joignit deux des chefs les plus populaires, Kleber et Desaix ; il ne prit, nous dit son confident Fabre (de l’Aude), « que 36.000 hommes choisis, il est vrai, parmi l’élite de l’armée d’Italie » (Histoire secrète du Directoire, t. III, p. 384) ; ce qui ne l’avait pas empêché à un autre moment, je l’ai signalé (chap. xiv), de dénigrer cette armée pour se grandir. Il emmenait avec lui des savants tels que Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Berthollet, Monge, Fourier. La flotte entière, composée de 15 vaisseaux de ligne, 13 frégates, 27 bâtiments légers et environ 300 transports avec 16.000 marins ou canonniers, était sous les ordres du vice-amiral Brueys. Le départ de la partie principale eut lieu de Toulon le 30 floréal (19 mai) ; elle devait recueillir en route des convois de Corse, de Gênes, de Civita-Vecchia.

Les navires français se dirigèrent vers Malte, devant laquelle ils se trouvèrent tous réunis le 21 prairial (9 juin). L’île était alors sous la domination de l’ordre religieux et militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, habituellement désignés sous le nom de chevaliers de Malte. L’importance de l’île dans le bassin de la Méditerranée avait, pendant son séjour en Italie, attiré l’attention de Bonaparte qui, depuis lors, rêvait de s’en rendre maître et s’était ménagé certaines intelligences dans la place. Les troupes descendirent le 22 (10 juin) à terre et parvinrent rapidement devant La Valette, capitale de l’île ; le 24 (12 juin), les représentants de l’ordre capitulaient et transféraient à la République la souveraineté sur les îles de Malte et de Gozzo. Laissant à Malte le général Vaubois avec une petite garnison, Bonaparte repartit le 1er messidor (19 juin). Le 13 messidor an VI (1er juillet 1798), dans la nuit, une partie de l’armée française débarqua près d’Alexandrie dont, le

Hôtel de Sens à Paris.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


lendemain, les habitants se soumirent après quelques velléités de résistance ; le soir même, Bonaparte adressait aux Égyptiens une longue proclamation publiée en arabe, où éclatent tout son charlatanisme et toute sa fourberie. Sous la souveraineté nominale de la Turquie, l’Égypte appartenait en fait à la caste militaire des Mameluks. C’était un corps de cavalerie se recrutant surtout au moyen d’esclaves achetés en particulier dans la Turquie d’Asie ; ils étaient environ 8.000, sous les ordres d’une vingtaine de beys, dont les deux principaux étaient à notre époque Mourad et Ibrahim. Bonaparte prétendait, sans porter préjudice à la puissance du sultan, arracher l’Égypte à la tyrannie des beys ; il disait : « nous sommes amis des vrais musulmans », et ajoutait : « gloire au sultan ! gloire à l’armée française son amie ! » Mais si les Coptes et les fellahs, descendants les uns et les autres de la race indigène, — les seconds devenus musulmans s’étant, il est vrai, plus modifiés par les croisements que les premiers restés chrétiens, — et les Arabes, descendants des envahisseurs, étaient victimes des Mameluks, ils n’étaient nullement disposés à se soulever en faveur de gens dont, malgré tout, ils suspectaient les intentions, et qui purent les intimider, non les séduire ; Bonaparte en fut pour ses frais d’éloquence hypocrite.

Kleber, qui avait été blessé au moment de l’escalade de la muraille, resta à Alexandrie avec 3.000 hommes, et Bonaparte, qu’avait précédé la division Desaix, marcha, le 19 messidor (7 juillet), sur le Caire par le désert de Damanhour, dans la traversée duquel les soldats eurent beaucoup à souffrir du manque d’ombre et d’eau. Ils atteignirent enfin Ramanieh, presque en face de Damanhour, sur le Nil de Rosette, où ils furent ravitaillés par une flottille qui, chargée de vivres et de munitions, avait remonté le fleuve et devait continuer à le remonter. Après deux combats sans importance contre les Mameluks, le 22 messidor (10 juillet) à Ramanieh et le 25 (13 juillet) un peu plus loin, à Chobrakhit ou Chebreis, ils continuèrent à remonter le Nil ; le 3 thermidor (21 juillet), ils arrivèrent, non sans avoir éprouvé de rudes fatigues, près du village d’Embabeh, non loin du Caire, où Mourad s’était établi ; au loin se dressaient les Pyramides de Gizeh dont on donna le nom à la bataille du 3 thermidor. Formés en carrés, nos soldats résistèrent aux opiniâtres attaques des cavaliers turcs qu’ils assaillirent à leur tour et décimèrent ; 1 500 à 2 000 Mameluks furent tués ou se noyèrent dans le Nil. Comme ils avaient de très belles armes et des pièces d’or dans les ceintures, les soldats firent un grand butin : « L’armée commença alors à se réconcilier avec l’Égypte » (général Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, t. II, p. 242-243). Le 4 thermidor (22 juillet), dans la soirée, les troupes entraient au Caire. Mourad s’était enfui dans la Haute Égypte où Desaix allait bientôt le poursuivre. Ibrahim battit en retraite du côté de la Syrie et s’établit vers Belbeis, à une vingtaine de kilomètres au sud de Sagasig ; Bonaparte se porta au devant de lui, et c’est à plus de cinquante kilomètres au nord-est de cette dernière ville, au delà de Salihieh, où il le battit, qu’il le fit reculer (24 thermidor-11 août). L’Égypte paraissait conquise ; triomphant, Bonaparte, en route pour rentrer au Caire (26 thermidor-13 août), apprenait le désastre naval d’Aboukir.

L’Angleterre avait naturellement connu les armements de la France en vue d’une descente sur ses côtes ; aussi avait-elle tout d’abord rappelé ses vaisseaux dans l’Océan, n’immobilisant devant Brest et Cadix que les forces suffisantes pour bloquer la flotte française et la flotte espagnole ; les navires anglais avaient disparu de la Méditerranée ; l’île d’Elbe était évacuée depuis un an (18 mars 1797). Ignorant cependant le but immédiat des préparatifs faits à Toulon, l’amiral Jerwis détacha, de Cadix, le 2 mai, Nelson chargé, avec trois vaisseaux et quatre frégates, de surveiller l’escadre française. Éloigné des côtes de Provence le 19 mai par un coup de vent, Nelson, après avoir réparé ses avaries près des côtes de Sardaigne, apprit que l’escadre française avait quitté Toulon et reçut, le 7 juin, un renfort de dix vaisseaux : le gouvernement anglais avait sollicité, le 3 avril, le secours de la marine russe et, le 22, Paul Ier répondait favorablement, promettant dix vaisseaux et cinq frégates pour protéger les côtes de la Grande-Bretagne, ce qui avait permis d’augmenter les forces anglaises de la Méditerranée. À tout hasard, Nelson, informé par un brick rencontré sur sa route du départ des Français de Malte, se dirigea vers l’Égypte ; suivant le littoral africain, il arriva, le 28 juin, à Alexandrie d’où, n’ayant rien appris sur la flotte française, il repartit le jour même dans la direction du Levant, revint sur la Crète et sur la Sicile et entra dans le port de Syracuse le 20 juillet, sans avoir pu savoir où cette flotte était passée. Le gouvernement napolitain hésita en apparence et consentit en réalité à le laisser se ravitailler ; le Moniteur du 23 juillet 1806 (p. 936) a publié un codicille du testament de Nelson où il est dit : « nous entrâmes à Syracuse, nous y trouvâmes des provisions » sans lesquelles la flotte « n’aurait pu retourner une seconde fois en Égypte ». Le 25 juillet, il quitta Syracuse, se portant vers l’Archipel ; puis, sur un renseignement fourni par des navires marchands, il retourna en hâte à Alexandrie et, le 1er août, aperçut enfin la flotte française près de cette ville.

Les trois alternatives prévues par Bonaparte pour la flotte, — qu’il tenait à garder à sa disposition, désirant rentrer en France à l’automne (de La Jonquière, t. II, p. 89) — étaient, dans l’ordre de ses préférences, l’entrée dans le port d’Alexandrie, le mouillage à Aboukir, le départ pour Corfou. Par crainte des bas-fonds d’Alexandrie, la deuxième solution l’emporta, avec l’assentiment de Bonaparte, et l’escadre atteignit, le 19 messidor (7 juillet), la rade d’Aboukir où elle occupa une position défavorable en cas d’attaque. Le 1er août même (14 thermidor), dans la soirée, Nelson engagea la bataille. Le lendemain matin, la flotte française était ou détruite ou capturée ; si Nelson fut blessé, Brueys fut tué à son poste ; incendié, le vaisseau amiral, l’Orient, sauta avec son commandant Casabianca blessé et le fils de celui-ci, brave enfant de dix ans qui refusa d’abandonner son père ; deux vaisseaux et deux frégates de l’arrière-garde, sous les ordres du contre-amiral Villeneuve, purent seuls échapper et gagner Malte. Bonaparte a essayé depuis de rejeter la responsabilité de ce désastre sur Brueys « coupable d’avoir désobéi ». Ce reproche semble tout à fait injustifié (voir de La Jonquière, t. II, p. 86-92, 321-323, 422-432).

Après avoir réparé ses avaries, Nelson partit, le 19 août, pour Naples où il arriva le 22 septembre, il laissait seulement trois vaisseaux et trois frégates pour surveiller la mer et bloquer les ports d’Égypte. La France, elle, n’avait plus de flotte dans la Méditerranée ; Bonaparte se trouvait enfermé dans sa conquête au moment où, en annonçant son entrée au Caire, le Directoire se décidait à s’expliquer officiellement sur son expédition. D’après le message lu au Conseil des Cinq-Cents, le 28 fructidor an VI (14 septembre 1798), les causes de l’expédition auraient été les « exactions extraordinaires » des beys et, en particulier, de Mourad, « soudoyés par le cabinet de Saint-James », contre les négociants français. Après avoir allégué des faits qui, même exacts, n’en étaient pas moins, en la circonstance, des prétextes hypocrites, le Directoire essayait de défendre sa conduite : « Qu’on ne dise pas qu’aucune déclaration de guerre n’a précédé cette expédition. Et à qui donc eût-elle été faite ? à la Porte ottomane ? Nous étions loin de vouloir attaquer cette ancienne alliée de la France et de lui imputer une oppression dont elle était la première victime ; au gouvernement isolé des beys ? une telle autorité n’était et ne pouvait pas être reconnue. On châtie des brigands, on ne leur déclare pas la guerre. Et aussi, en attaquant les beys, n’était-ce donc pas l’Angleterre que nous allions réellement combattre ? « Tout cela était factice, jésuitique ; la preuve en est dans la lettre adressée par Talleyrand, le 16 thermidor (3 août) précédent, à notre chargé d’affaires à Constantinople (Herbette, Une ambassade turque sous le Directoire, p. 237), et dans laquelle notre ministre ne se faisait guère d’illusions sur les sentiments que pouvait éprouver la Porte dupée à notre égard. Mais le procédé a paru bon depuis aux gouvernants d’humeur conquérante, n’admettant que pour les autres le respect des règles constitutionnelles, engageant leur nation dans une guerre sans la consulter, soucieux seulement de rendre inévitable le conflit qu’ils recherchent sans oser l’avouer. Dans ces conditions, les « brigands », les « exactions », les incidents, ne font jamais défaut ; leur réalité, leur gravité importent peu, quand il y a volonté préconçue de conquête, ou d’impérialisme, suivant l’expression du jour.

Bonaparte avait caressé l’espoir d’amener le sultan à consentir à l’occupation de l’Égypte par la France, soit sous forme de protectorat, comme nous dirions aujourd’hui, soit même sous forme de cession ; et c’est par Talleyrand qu’il aurait voulu voir remplir cette mission à Constantinople, tandis que Kodrikas à Paris (début du chap. xvi) agirait sur l’envoyé du sultan. Malgré la défaite d’Aboukir, il mit du temps à renoncer à ce rêve et, en attendant les événements, s’appliqua à compléter l’organisation provisoire déjà entamée du pays.

Le 5 fructidor an VI (22 août 1798), il fondait l’Institut d’Égypte, composé de 48 membres divisés en quatre sections. Savants et artistes attachés à l’expédition étudiaient la contrée — qui, dans l’état actuel de nos connaissances des premiers âges de l’humanité, resterait le centre le plus ancien d’une réelle civilisation, alors même que sa culture serait d’origine asiatique, — explorant le pays, « dressant, comme l’a écrit M. Maspéro dans sa si intéressante petite Histoire de l’Orient (p. 68), la carte, levant le plan des ruines, copiant les bas-reliefs et les inscriptions ; le tout forma plus tard cette admirable Description de l’Égypte, qui n’a pas encore été surpassée ni même égalée ». En fructidor an VII (août 1799), un officier du génie, Bouchard, trouva près de Rosette un bloc de pierre, aujourd’hui au British Museum (Description de l’Égypte, mémoires, t. II, p. 143, et Atlas, t. V, planches 52, 53, 54, qui donnent la reproduction des trois parties en grandeur naturelle),

Bataille des Pyramides.
(Image d’Épinal de l’époque au Musée Carnavalet.)


portant un texte gravé en trois écritures, l’écriture hiéroglyphique, composée de signes représentant des hommes, des animaux, des objets matériels, — l’écriture démotique, écriture cursive, représentant d’une façon très abrégée les signes hiéroglyphiques, — et l’écriture grecque. On avait ainsi la traduction authentique en une langue connue, la langue grecque, d’un texte égyptien, malheureusement incomplet, sous deux formes dont on devait plus tard réussir, grâce à cette circonstance, à opérer le déchiffrement. On étudia le tracé de l’ancien canal qui avait indirectement uni la mer Rouge à la Méditerranée ; mais, par suite d’erreur dans les calculs, ce ne fut pas un canal direct entre les deux mers qu’on projeta, ce fut un canal allant de Suez au Caire, qui n’aurait pu servir de mer à mer que pendant les hautes eaux du Nil. Sur l’initiative de Larrey, chirurgien en chef, et de Desgenettes, médecin en chef, des mesures d’hygiène étaient prises ; un « bureau de santé et de salubrité », pour essayer d’arrêter la propagation des maladies contagieuses rapportées tous les ans de la Mecque, fut institué au Caire le 9 vendémiaire an VII (30 septembre 1798). Quelques jours avant, avait été fêté solennellement le premier jour de l’an républicain (1er vendémiaire an VII-22 septembre 1798), et, dans son n° 8, le Courrier de l’Égypte, journal créé par Bonaparte, nous apprend qu’à cette occasion, celui-ci porta un toast « à l’an 300 de la République française » !

Une escadre portugaise composée de six navires rejoignit devant Alexandrie, le 12 fructidor an VI (29 août 1798), l’escadre laissée par les Anglais pour bloquer cette ville ; mais elle reprit bientôt le large ; une tentative pour approcher d’Aboukir échoua le 14 (31 août). Certaines mesures administratives et financières de Bonaparte, les exactions des militaires (de La Jonquière, t. II, p. 559 et suiv.), les manœuvres des agents des Mameluks, et les nouvelles de Constantinople soulevèrent en différents endroits la population musulmane. La Turquie, nous le verrons tout à l’heure, avait officiellement déclaré la guerre à la France, le 9 septembre 1798 et, le 28 vendémiaire (19 octobre), deux frégates turques, renforcées le surlendemain par une quinzaine de navires, dont deux russes, apparurent devant Alexandrie ; mais les attaques tentées, le 3 brumaire (24 octobre) et les jours suivants, du côté d’Aboukir n’eurent pas de succès. La plus grave de ces insurrections éclata, le 30 vendémiaire an VII (21 octobre 1798), au Caire, dont le commandant militaire, le général Dupuy — l’ancien chef de la célèbre 32e demi-brigade — fut tué. Bonaparte eut vite raison de la révolte qu’il réprima rigoureusement ; 4 000 insurgés environ périrent.

Dans la partie orientale de la Basse Égypte, après la défaite d’Ibrahim à Salihieh, le général Dugua, qui commandait à Mansourah, avait mission d’établir une possibilité de communication entre Mansourah et Belbeis, Mansourah et Salihieh, de réprimer les tentatives de rébellion et de détruire les bandes arabes qui circulaient entre le Caire et Damiette, ce qui occasionna quelques petits combats en fructidor an VI et vendémiaire an VII (août, septembre et octobre 1798). Le 17 frimaire (7 décembre), Suez était occupé. Bonaparte partit du Caire le 4 nivôse (24 décembre), séjourna à Suez ou aux environs, du 6 au 10 (26 au 30 décembre), et c’est à ce moment que furent reconnues les traces de l’ancien canal ; le 17 nivôse an VII (6 janvier 1799), il rentrait au Caire. En somme, sauf quelques émeutes de villages et des opérations peu importantes, l’hiver se passa assez tranquillement dans la Basse Égypte.

Dans la Haute Égypte, Desaix, chargé de la poursuite de Mourad, quittait, le 8 fructidor an VI (25 août 1798), sa position en avant de Gizeh et remontait le Nil ; il était, le 29 (15 septembre), à Siout ou Assiout. Des pointes poussées à la recherche des Mameluks ayant été rendues inutiles par la mobilité de l’ennemi, Desaix reprit la direction du nord. Le 12 vendémiaire an VII (3 octobre 1798), il rencontra enfin les Mameluks ; de petites escarmouches préludèrent à la bataille du 16 (7 octobre) : Mourad fut complètement défait ce jour-là à Sediman, à 25 kilomètres environ au sud de Medinet el-Fayoum, chef-lieu de la province, où Desaix arrivait le 22 (13 octobre). Informé que les Mameluks comptaient se rassembler dans les parages de Siout, Desaix, parti de Medinet le 30 brumaire (20 novembre), était le surlendemain à Beni-Souef, où il commença à organiser une nouvelle expédition. Du 11 au 19 frimaire (1er au 9 décembre), il s’absentait pour aller au Caire hâter l’envoi de la cavalerie nécessaire et, le 26 (16 décembre), il se mettait en route. Le 9 nivôse (29 décembre), il se trouvait, sans avoir pu prendre contact avec les Mameluks, à Girgeh, où il dut attendre jusqu’au 30 (19 janvier 1799) l’arrivée de la flottille qui remontait le Nil. Il quitta Girgeh le 2 pluviôse (21 janvier) et, après un combat heureux, le lendemain, à une vingtaine de kilomètres au sud de cette ville, à Samhoud, il continua sa marche sur la rive gauche du fleuve. L’avant-garde parvint, le 13 pluviôse 1er février), à Assouan ou Syène ; les Mameluks en étaient sortis la veille. Desaix y laissa Belliard et redescendit le Nil jusqu’à Esneh.

Le 2 ventôse an VII (20 février 1799), Belliard se rendait dans l’île de Philae, en amont de la première cataracte ; mais, apprenant que Mourad se proposait de retourner par le désert vers Girgeh ou vers Siout, il évacua Assouan dans la nuit du 6 au 7 ventôse (24 au 25 février), et atteignit Esneh le 10 (28 février) ; il n’avait malheureusement pu aller aussi vite qu’il l’aurait voulu et les Mameluks le précédaient.

De retour à Esneh, Desaix avait pris des dispositions contre des bandes arabes qui s’étaient montrées aux environs de Keneh et une attaque de celles-ci était repoussée le 25 pluviôse (13 février) ; il s’établit ensuite à Kous, entre Louqsor et Keneh, d’où, se substituant à Belliard, chargé par lui de la surveillance de la région, il partit, le 12 ventôse (2 mars), à la poursuite des Mameluks en se dirigeant vers Siout, où il était, le 18 (8 mars) ; sur le point d’être atteint, Mourad se rejeta dans le désert et Desaix rentrait à Keneh le 7 germinal (27 mars).

La flottille que Desaix avait laissée en arrière en s’éloignant de Kous était, le 13 ventôse (3 mars), attaquée et détruite par les Arabes que, le 13 germinal (2 avril), Desaix battait à une douzaine de kilomètres au sud de Keneh ; et, comme ils se ravitaillaient par Kosseïr, port sur la mer Rouge, il invita Belliard à préparer une expédition de ce côté. Après avoir envoyé un détachement disperser au sud d’Assouan des Mameluks revenus sur ce point, celui-ci, parti de Keneh le 7 prairial (26 mai), entrait, le 10 (29 mai), à Kosséïr sans résistance ; il y installa le général Donzelot et, le 16 prairial (4 juin), il avait regagné Keneh. La conquête de la Haute Égypte était achevée.

Averti qu’une armée turque s’avançait vers l’Égypte par la Syrie, Bonaparte se disposa, à la fin de pluviôse an VII (premiers jours de février 1799), à aller au-devant d’elle avec 13 000 hommes formant quatre divisions d’infanterie sous les ordres de Kleber, Reynier, Bon et Lannes, et une de cavalerie commandée par Murat. Il rejoignait, le 29 (17 février), son avant-garde qui, commandée par Kleber, était, après une marche pénible à travers le désert, parvenue, le 24 (12 février), sur la frontière de Syrie, à El Arich dont, depuis deux jours, le général Reynier tenait la garnison bloquée dans la citadelle. Des troupes turques ayant essayé de la secourir furent mises en déroute le 27 (15 février), et le fort bombardé capitula le 3 ventôse (21 février). Bonaparte laissa la garnison en liberté sur le serment de ne plus servir contre les Français ; le 6 (24 février), il entrait en Palestine, prenait, le lendemain. Gaza après une faible résistance, occupait ensuite Ramleh (11 ventôse-1er mars) et trouvait dans ces deux villes d’énormes approvisionnements. Le 14 (4 mars), commençaient les préparatifs pour le siège de Jaffa ; le 17 (7 mars), la ville était emportée d’assaut et la population égorgée ; la tuerie fut horrible, 2 000 hommes périrent ; 3 000 autres environ (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, n° de novembre 1903, p. 312, d’après G. de La Jonquière) déposèrent les armes et, sur l’ordre formel de Bonaparte, eut lieu l’odieux massacre de 2 500 environ d’entre eux (Idem, p. 317) fusillés les 18, 19 et 20 ventôse (8, 9 et 10 mars) sous prétexte qu’il y avait en grand nombre dans leurs rangs des soldats d’El Arich qui avaient violé leur serment, en réalité pour se débarrasser de prisonniers trop nombreux : « Il ne pouvait y avoir plus de 400 à 500 soldats d’El Arich sur les 2 400 à 2 500 prisonniers qui furent passés par les armes » (Idem, p. 316, note). Après quelques jours de repos, on marcha (24 ventôse-14 mars) sur Saint-Jean-d’Acre ou Akka, l’ancienne Ptolémaïs, la place la plus importante de la Syrie, devant laquelle Bonaparte se trouvait le 28 (18 mars). Mais, le 24 (14 mars), le commandant de la garnison turque, Djezzar-Pacha, avait vu arriver, pour lui prêter un précieux appui, le commodore Sidney Smith — celui qui, le 18 décembre 1793, avait incendié l’arsenal et la flotte de Toulon — à la tête de deux vaisseaux de ligne et d’une frégate, avec lesquels il allait contribuer à ravitailler les assiégés en hommes et en munitions.

Sidney Smith, monté sur le Diamond, s’était, le 29 germinal an IV (18 avril 1796), en rade du Havre, emparé d’un navire français, le Vengeur ; mais le vent et la marée le poussèrent malgré lui en Seine où il fut pris avec le lieutenant anglais Wright et l’émigré français de Tromelin qu’il fit passer pour son domestique. Les trois prisonniers ayant été bientôt envoyés à Paris furent, après un court séjour à l’Abbaye, enfermés, le 15 messidor (3 juillet), au Temple. Tromelin, dont on finit par se méfier simplement comme serviteur pouvant favoriser l’évasion de son maître, fut expulsé et embarqué, le 4 thermidor an V (22 juillet 1797), pour l’Angleterre. Il en revint secrètement et, avec l’aide de certains royalistes, notamment Le Picard de Phelyppeaux, un complot fut organisé ; un faux ordre de transfert présenté par deux faux officiers leur livra, le 5 floréal an VI (24 avril 1798), les deux prisonniers anglais qui réussirent à gagner Londres. Phelyppeaux était un ancien condisciple de Bonaparte à l’École Militaire ; ayant patriotiquement accepté l’uniforme et les gros appointements de colonel du génie anglais, il avait accompagné devant Acre, avec son ami de Tromelin, le Commodore Sidney Smith ; et ces royalistes, ces catholiques, aussi bons serviteurs de la patrie française que leurs coreligionnaires, allaient diriger les travaux de la défense contre l’armée française au profit de l’Angleterre ; M. de Tromelin, d’ailleurs, dont le patriotisme et le royalisme s’adaptaient complaisamment à ses intérêts, devait plus tard, sur sa demande, être nommé par Bonaparte, devenu empereur, capitaine et puis général ; quant à Phelyppeaux, il mourut d’un coup de soleil, le 1er mai, avant la levée du siège d’Acre.

Les opérations du siège commençaient le 30 ventôse (20 mars) avec de petits canons, la grosse artillerie transportée de Damiette par mer ayant été capturée l’avant-veille par les Anglais. Un assaut tenté le 8 germinal (28 mars) échoua. On apprit, en outre, par le fils d’un cheik ami, l’approche de deux corps turcs venant l’un de la région de Naplouse et l’autre de Damas. Bonaparte expédia dans ces deux directions Murat et Junot à la tête chacun d’une petite colonne. Celle de Murat atteignit d’abord Safed, puis poussa jusqu’au pont d’Yakoub, sur le Jourdain, un peu au sud du lac de Houleh ; mais, l’ennemi restant très éloigné, elle revint sur ses pas et, le 15 germinal (4 avril), était de retour devant Saint-Jean-d’Acre. Celle de Junot, après avoir été bien accueillie à Nazareth et s’être avancée vers le lac de Tibériade (l’ancienne mer de Galilée), eut à lutter, le 19 germinal (8 avril), à Loubia, village à l’ouest du lac, contre des forces très supérieures en nombre ; elle parvint cependant à résister et à regagner Nazareth dont le nom allait être donné au combat qu’elle venait de soutenir : « Cette désignation quelque peu arbitraire paraît avoir été choisie par Bonaparte pour frapper les imaginations »(Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, n° de janvier 1904, p. 64, note, étude de C. de La Jonquière).

Bonaparte ordonna le lendemain (20 germinal-9 avril) à Kleber de se porter au secours de Junot. L’avant-garde était le soir même à Nazareth, où Kleber arriva le lendemain. Le 22 (11 avril), il se porta au-devant de l’ennemi installé à Chagarah, position entre le lac de Tibériade et Gana qui est un village au nord-est peu éloigné de Nazareth ; il le repoussa vers le Jourdain et revint à Nazareth et à Safoureh, localité au nord-ouest de la première. Par charlatanisme comme tout à l’heure, « par un motif semblable à celui qui avait fait préférer Nazareth à Loubia, Bonaparte dénomma l’affaire du 11 avril : combat de Cana » (Idem, p. 73, note).

Informé à ce moment que la cavalerie ennemie avait passé le pont d’Yakoub et menaçait Safed, Bonaparte renvoya de ce côté Murat qui, parti de Saint-Jean-d’Acre dans la nuit du 24 au 25 germinal (13 au 14 avril), dégageait, le 26 (15 avril), Safed, rejetait l’ennemi au delà du Jourdain et entrait, le 28 (17 avril), à Tabariyeh ou Tibériade, vers le milieu de la rive occidentale du lac de ce nom, où il trouvait de grands approvisionnements. Pendant ce temps, des rassemblements ennemis se formant au sud de Nazareth, Kleber, qui avait reçu des renforts à Safoureh, résolut de les disperser et Bonaparte, prévenu de la grande supériorité numérique de l’ennemi, se décida, le 26 (15 avril), à aller lui-même l’appuyer. Le 27 (16 avril), en débouchant en vue de la plaine d’Esdraelon, à l’ouest du mont Tabor, il aperçut la division Kleber formée en deux carrés aux prises avec les Turcs ; il prit ses dispositions pour opérer un mouvement tournant à la suite duquel l’ennemi, abandonnant son camp, dut s’enfuir en désordre ayant éprouvé d’énormes pertes. Après cette victoire, dite du mont Tabor, Kleber fut laissé en observation sur le Jourdain et Bonaparte était de retour devant Saint-Jean-d’Acre dans la soirée du 28 germinal-17 avril (Idem, p. 101).

La veille (27 germinal-16 avril), avait eu lieu l’arrivée dans le port de Jaffa de la petite division du contre-amiral Perrée apportant d’Alexandrie un matériel de siège et des munitions devenus indispensables. Sans tarder, Perrée commença une croisière afin d’essayer de capturer des vaisseaux marchands anglais ; mais, bientôt réduit, pour échapper à Sidney Smith, à faire voile vers l’Europe, il devait être, le 30 prairial (18 juin), pris avec toute sa division par l’escadre anglaise de Keith, à une vingtaine de lieues de Toulon.

L’armée turque dispersée, ainsi que nous venons de l’indiquer, Bonaparte s’obstina à poursuivre le siège d’Acre ; contre toute évidence, par orgueil, il ne voulut pas renoncer à avoir raison d’un ennemi qui réparait aisément ses pertes, avec une armée que, sans espoir de renforts, il voyait diminuer tous les jours. Les assauts du 12 germinal (1er avril) et du 20 (9 avril) coûtèrent inutilement beaucoup de sang. Pendant le dernier, le général Caffarelli (du Falga), commandant du génie, eut dans la tranchée le coude gauche fracassé et, à la suite de l’amputation, il mourut le 8 floréal (27 avril). Il avait eu, environ quatre années avant, la jambe gauche emportée par un boulet. C’était un républicain à tendances socialistes qui, admirablement conscient du problème social, disait, dans une discussion sur le navire qui le transportait en Égypte : « Ne pourrait-on pas régler le droit de propriété, puisque propriété il y a, de manière à ce que tous les membres de la société fussent appelés à en jouir, je ne dis pas éventuellement, fortuitement, mais certainement, mais infailliblement » (Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire, t. IV, p. 111).

Après deux nouveaux assauts (18 et 21 floréal-7 et 10 mai) infructueux malgré l’héroïsme des soldats qui, les deux fois, pénétrèrent dans la place, la nouvelle, d’une part, du prochain embarquement à Rhodes d’une armée turque de 18 000 hommes destinée à l’Égypte ; d’autre part, d’un soulèvement dans la Basse Égypte, triompha de son orgueilleuse et folle obstination ; il se résolut, le 28 (17 mai), à lever le siège. Plus tard, songeant à son rêve de domination orientale ou d’empire méditerranéen, il devait répéter souvent (voir notamment le Mémorial de Sainte-Hélène, à la date des 30 et 31 mars 1816) qu’il avait manqué sa fortune à Saint-Jean-d’Acre. Au même moment, Tippoo-Sahib sur le concours duquel il avait compté pour son œuvre chimérique, était vaincu et tué par les Anglais (4 mai 1799) à Seringapatam, à une quinzaine de kilomètres au nord de Maïsour.

Dans la nuit du 1er prairial (20 mai), Bonaparte reprit la route de Jaffa, où il arriva le 5 (24 mai). La peste qui avait débuté pendant le premier séjour à Jaffa — « les Pères de la Terre Sainte s’enfermèrent et ne voulurent plus communiquer avec les malades » (Désiré Lacroix, Bonaparte en Égypte, p. 278) — faisait de terribles ravages, le moral des troupes était très abattu. Desgenettes chercha, pour rassurer les soldats, à cacher la nature de la maladie et à en nier la contagion ; mais il ne s’inocula pas le mal, ainsi que le prétend une légende que, par la suite, il a laissé s’accréditer (Histoire médicale de l’armée d’Orient, p. 87) ; seulement, d’après Larrey (Dominique Larrey et les campagnes de la Révolution et de l’Empire, par M. Paul Triaire, p. 249, note), « il en a fait le simulacre en essuyant une lancette imprégnée de pus sur son bras ». Dans son Histoire que je viens de citer, Desgenettes raconte (p. 245) que, le 27 floréal (16 mai), Bonaparte le fit appeler et l’engagea à terminer les souffrances des pestiférés « en leur donnant de l’opium » ; il refusa et il ajoute (p. 246) qu’à sa connaissance ce n’est qu’au retour à Jaffa « que je puisse attester que l’on donna à des pestiférés, au nombre de 25 à 30, une forte dose de laudanum ». Larrey (Paul Triaire, Idem, p. 257) a sur ce point écrit : « Le récit de Desgenettes, confirmé par Napoléon, est exact. Bonaparte lui proposa réellement d’empoisonner les malades qu’il laisserait à Jaffa ».

L’armée quitta Jaffa le 9 prairial (28 mai), et l’arrière-garde avec Kleber le lendemain. Pendant la retraite, Bonaparte dévasta systématiquement le pays parcouru, afin d’entraver toute poursuite. Après de grandes fatigues on campa à El Arich le 14 (2 juin) et, le 26 (14 juin), Bonaparte rentrait au Caire. Aux petites révoltes de villages, s’était ajouté, pendant son absence, un soulèvement fomenté par un imposteur qui, en se donnant pour « madhi », c’est-à-dire pour un envoyé de Dieu, avait fanatisé quelques milliers d’Arabes et surpris Damanhour le 6 floréal (25 avril) ; mais cette ville avait été reprise le 21 (10 mai), et le madhi vaincu et mortellement blessé le 1er prairial (20 mai).

La flotte anglo-turque, portant l’armée organisée à Rhodes, fut aperçue dès le 23 messidor (11 juillet), et Marmont ne put empêcher le débarquement d’avoir lieu, le 26 (14 juillet), dans la presqu’île d’Aboukir ; le village, le 27 (15 juillet), et le fort, le 29 (17 juillet), tombèrent au pouvoir des Turcs ; ils s’y fortifièrent en attendant l’arrivée de Mourad qui, de l’intérieur, devait marcher à leur rencontre ; celui-ci s’était, vers le 22 (10 juillet), avancé jusqu’au lac Natron ; mais il se fit battre par Murat, ce qui empêcha cette jonction. Le 7 thermidor (25 juillet), Bonaparte, ayant réuni ses forces, attaqua les Turcs. Cette bataille d’Aboukir sur terre eut une issue plus heureuse que celle du même nom sur mer : l’armée turque fut écrasée et son général, Mustapha, fait prisonnier ; plus de 2 000 hommes, réfugiés dans le fort d’Aboukir, durent se rendre le 15 (2 août). C’est après sa si complète victoire du 7 thermidor (23 juillet 1799), après le 15 (2 août), précise l’ouvrage déjà cité du général Bertrand (t. II, p. 141), que Bonaparte, ayant envoyé un parlementaire à bord de la flotte anglaise pour traiter de l’échange de prisonniers, reçut de Sidney Smith un paquet de journaux anglais et francfortois allant jusqu’au 22 prairial (10 juin).

Ici se pose la question de savoir si Bonaparte, pendant son séjour en Égypte, fut suffisamment informé des affaires de France.

M. Boulay de la Meurthe, dans son ouvrage Le Directoire et l’expédition d’Égypte, a très consciencieusement cherché à établir la liste des courriers expédiés et parvenus à destination de part et d’autre. De son exposé, il ressort que Bonaparte a eu par le courrier Lesimple, arrivé au Caire le 23 fructidor an VI-9 septembre 1798 (p. 225), des nouvelles allant jusqu’au commencement de thermidor (fin de juillet) ; que les communications ont été possibles jusqu’au milieu de pluviôse an VII (fin de janvier 1799) par Tunis et Tripoli (p. 232) ; que, le 7 pluviôse (26 janvier), parvenait à Alexandrie un bateau ragusais ayant à son bord deux Français porteurs de journaux du 11 brumaire (1er novembre) pris en passant à Ancône ; ces deux Français, Hamelin et Livron, causèrent avec Bonaparte, le 20 pluviôse (8 février), avant son départ pour la Syrie (p. 229) ; que, le 5 germinal (25 mars), Bonaparte recevait devant Saint-Jean-d’Acre les nouvelles apportées par un nommé Mourveau parti de Paris le 10 nivôse (30 décembre) et qui, le 7 pluviôse (26 janvier), en s’embarquant à Gênes, avait reçu de notre consul Belleville des « instructions et plusieurs caisses de journaux » (p. 233). Bonaparte, dans les premiers jours de germinal an VII (fin de mars 1799), connaissait donc ce qui s’était passé en Europe jusque vers la fin de nivôse (milieu de janvier). Nous avons vu qu’au milieu de thermidor (début d’août), il avait été renseigné par les journaux de Sidney Smith jusqu’au 22 prairial (10 juin) ; enfin, le 19 thermidor an VII (6 août 1799), abordait à Alexandrie un autre bateau ragusais, le San Nicolo, et, dit M. Boulay de la Meurthe (p. 229) : « les nouvelles qu’il put donner étaient sans intérêt au prix des journaux remis quelques jours avant par S. Smith ».

Mameluk au combat.
D’après Carle Vernet (Bibliothèque Nationale).


C’est possible ; mais le contraire est possible également, dès l’instant qu’on ne peut pas préciser la nature de ces nouvelles.

En outre, dans le tome III de son ouvrage (p. 393), M. de La Jonquière signale, d’après le numéro 17 du Courrier de l’Égypte, daté du 30 brumaire an VII (20 novembre 1798), l’arrivée, dans les derniers jours de brumaire (milieu de novembre), de nouvelles d’Europe allant jusqu’au milieu de fructidor (fin d’août) : « M. Boulay de la Meurthe, dit-il, n’en fait pas mention dans son étude si complète ». L’importance de cette constatation est grande, à mon sens, non à cause de la réception même de ces nouvelles, mais parce que, le lendemain du jour où avait paru le numéro 17 du Courrier de l’Égypte qui ne permet pas de nier leur arrivée, Bonaparte écrivait (1er frimaire an VII-21 novembre 1798) au Directoire qu’il n’avait « aucune nouvelle de l’Europe depuis Lesimple, c’est-à-dire depuis le 18 messidor. Cela fait quatre à cinq mois » (Correspondance de Napoléon Ier, t. V, p. 195). Ce disant, Bonaparte mentait et, s’il mentait aussi effrontément, c’est que les nouvelles par lui communiquées en ce mois de brumaire (novembre) à son journal lui venaient d’une source ou par une voie qu’il ne tenait pas à faire connaître au Directoire. Or, ce qui s’est produit là une fois, d’une façon indéniable, a pu se reproduire sans qu’il nous soit possible aujourd’hui de le constater.

Alors que ce n’est qu’après le 7 thermidor, date de la bataille d’Aboukir, que Bonaparte eut les journaux de Sidney Smith, Jacques Miot, dans des Mémoires pour servir à l’histoire des expéditions en Égypte et en Syrie, publiés en l’an XII-1804, a écrit (p. 258) : « Le 6 thermidor… dans la nuit, Bonaparte fit appeler le général Murat ; ils s’entretinrent du combat qui devait se donner le lendemain et, dans cette conversation, Bonaparte s’écria : « Cette bataille va décider du sort du monde ». Le général Murat, étonné…, etc. » Et Miot ajoute un peu plus loin (p. 258-259) : « Il est évident, d’après cette anecdote, que le général en chef songeait déjà à son départ. Il avait sans doute reçu des lettres qui lui faisaient sentir la nécessité de son retour en France ». L’impossibilité de recevoir des lettres de France n’existait donc pas pour Miot.

Quoi qu’il en soit, aussitôt tout au moins après la lecture des journaux de Sidney Smith, Bonaparte qui avait, dès son départ de Syrie, résolu de rentrer le plus tôt possible en France — ce que confirment le Moniteur du 26 vendémiaire an VIII (18 octobre 1799) disant : « il en prit la résolution devant Acre », le général Bertrand (t. II, p. 103), et un « ordre secret » mentionné par M. Boulay de la Meurthe (p. 211) — mais qui tenait à y reparaître avec l’éclat de la victoire, manifesta sa volonté de partir en toute hâte à son chef d’état-major, Berthier, à son ancien condisciple, alors son secrétaire, Bourrienne, et à Ganteaume chargé d’apprêter rapidement et secrètement les navires nécessaires. Il écrivit le 5 fructidor (22 août) à Kleber de se trouver le 7 (24 août) à Rosette où il avait, disait-il, des communications urgentes à lui faire. Sans l’attendre, se bornant à laisser à celui qu’il chargeait du commandement de l’armée des instructions écrites, il s’embarquait en cachette et quittait l’Égypte, dans la matinée du 6 (23 août), amenant avec lui Berthier, Lannes, Murat, Marmont, Monge, Berthollet et quelques autres, décidé à se mettre « à la tête du gouvernement » (général Bertrand, t. II, p. 172).

Dans ses instructions à Kleber, il a écrit : « J’abandonne, avec le plus grand regret, l’Égypte. L’intérêt de la patrie, sa gloire, l’obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de s’y passer, me décident seuls ». (Correspondance de Napoléon Ier, t. V, p. 738). Que signifierait ce mot « obéissance », si Bonaparte n’avait rien reçu en dehors des journaux de Sidney Smith ? Ce mot à lui seul me paraît prouver que Bonaparte eut connaissance, directement ou indirectement, par le San Nicolo ou par une autre voie, de la décision du Directoire de le rappeler en France, décision formulée par celui-ci dans une lettre du 7 prairial an VII (26 mai 1799) adressée à Bruix, et dont nous savons aujourd’hui que les frères de Bonaparte eurent vent à la fin de mai (Boulay de la Meurthe, p. 128). Ce qui confirme l’opinion que Bonaparte fut, avant son départ, particulièrement renseigné sur les affaires de France, c’est le mot dit par lui, en 1803, à Mme de Rémusat et rapporté par celle-ci dans ses Mémoires (t. I, p. 274) : « Je reçus des lettres de France ; je vis qu’il n’y avait pas un instant à perdre ». Et dans quel état laissait-il l’Égypte, c’est ce que va nous apprendre le rapport de Kleber adressé le 4 vendémiaire an VIII (26 septembre 1799) au Directoire, mais malheureusement saisi par les Anglais qui le gardèrent pendant quatre mois, afin de ne pas nuire à Bonaparte, parce qu’ils pensaient qu’il allait rétablir les Bourbons. Déçus dans cet espoir, ils livrèrent le rapport ; c’était alors trop tard pour qu’il eût un effet utile. L’armée, écrivait Kleber, « est réduite de moitié… Le dénûment d’armes, de poudre de guerre, de fer coulé et de plomb présente un tableau aussi alarmant… Les troupes sont nues… Bonaparte, à son départ, n’a pas laissé un sou en caisse, ni aucun objet équivalent. Il a laissé, au contraire, un arriéré de près de douze millions » (Mémoires de Bourrienne, édition D. Lacroix, t. II, p. 210).