Histoire universelle/Tome I/I/II

La bibliothèque libre.
Société de l’Histoire universelle (Tome Ip. 23-25).
◄  Chine
Annam  ►
Thibet

L’importance géographique du Thibet par rapport à la Chine se définit en deux mots. Il y conduit et il la menace. Le Thibet est à la fois une route et un redan ; mais pour autant seulement que ce pays ait une organisation quelconque. La sienne fut tardive. Vers l’an 600 ap. J.-C. un chef thibétain parvint à réunir en un faisceau les tribus éparses et demi-sauvages qui erraient sur ce plateau farouche. Son successeur, inquiet sans doute d’en faire façon, appela à son secours les moines bouddhistes de l’Inde. C’était d’ailleurs un homme vaillant qui, ayant attaqué les Chinois et été battu par eux, leur avait inspiré assez de respect pour obtenir de l’empereur la main d’une princesse chinoise. Est-ce à elle que pensait le grand poète Li Taï Pé lorsqu’il s’apitoyait sur « la perdrix exilée auprès d’un vautour de Tartarie, là-haut, bien loin dans la montagne glacée ». La perdrix en l’espèce, fit de la politique chinoise et fort habilement. Devenue régente à la mort de son mari, elle s’employa à faciliter de toutes manières le passage des pèlerins bouddhistes qui se rendaient dans l’Inde et à en accroître le nombre. Bientôt commença cet étrange duel entre les ambitions séculières et la théocratie qui devait durer plusieurs siècles et se terminer par la victoire des moines. Les premiers monastères de Lhassa furent fondés par le roi Khrisrang (755-780). Mais la suprématie monastique avait à lutter contre les mœurs volontiers belliqueuses des tribus. De temps à autre, un chef de bande se présentait qui tenait tête au clergé et tournait le pays vers la guerre. Alors des expéditions suivies de fructueux pillages s’organisaient au détriment des voisins de Chine ou de Kachgarie. Au retour, enorgueillis, les guerriers parlaient haut. En 838 une véritable rébellion éclata. Les moines se délivrèrent par l’assassinat de celui qui la dirigeait et, pour éviter le retour d’une semblable aventure, ils divisèrent le pays en principautés rivales dont eux-mêmes furent les arbitres. L’an mille eut lieu la prédication du célèbre hindou Aticha qui avait été appelé au Thibet pour réformer la religion. Au siècle suivant l’église thibétaine acheva d’imposer son pouvoir. Dans les dernières années du xive siècle enfin se produisit la grande réforme à laquelle est attaché le nom du moine Tsong Kapa (1355). Il remit de l’ordre dans les couvents et rétablit les vœux de pauvreté, de chasteté et de renoncement qui étaient fortement tombés dans l’oubli ; mais surtout il inventa le dogme de la réincarnation perpétuelle des personnages sacrés du bouddhisme. Ce fut ce qu’on a appelé le lamaïsme jaune et tout d’abord cela donna un schisme. Les innombrables moines du Thibet se séparèrent en deux groupes ; il y eut l’église rouge en face de l’église jaune ; cette dernière devait triompher. Qu’on imagine le pieux élan qu’eut provoqué l’église chrétienne en faisant croire au peuple que ses pasteurs présents n’étaient que des réincarnations des apôtres ou des martyrs d’autrefois. Il ne restait plus qu’un pas à franchir pour transformer le Thibet en État pontifical ; il fallait que le pontife suprême, le Dalaï-lama, en vint à être considéré comme une réincarnation de Bouddha lui-même. Dès lors le Dalaï-lama fut pape et roi. Un prestige immense rayonna de sa personne sur toute l’Asie barbare. En 1577 menacé par une révolte de ses sujets laïques, le troisième Dalaï-lama fit appel aux Mongols qui le rétablirent sur son trône et, dans une diète solennelle tenue au Koukounor, proclamèrent le lamaïsme religion officielle de la Mongolie. Bien entendu le Saint siège de Lhassa fut à maintes reprises un centre d’intrigues politiques ; néanmoins son caractère religieux ne cessa de prédominer. « Il ne fut si mince chef de horde, dit René Grousset, qui ne tint à faire confirmer par le pontife de Lhassa ses droits de souveraineté ». Les empereurs chinois eux-mêmes prirent soin, en lui marquant un dévôt respect, de se concilier une si haute autorité mais sans perdre de vue la possibilité d’y superposer quelque jour leur propre domination temporelle. C’est ce qui advint. L’Église thibétaine passa au rang de protégée de la Chine dont deux ambassadeurs résidant en permanence auprès du Dalaï-lama eurent mission de contrôler ses actes et d’intervenir à sa mort dans l’élection de son successeur.

Il est trop tôt pour apprécier les répercussions que provoqueront au centre de l’Asie la révolution russe et l’action bolcheviste. Certains observateurs font grand état d’une renaissance mongole à la fois nationaliste et religieuse qui se préparerait en ces régions. Chinois et bolchevistes se sont entendus à diverses reprises ces dernières années pour comprimer le mouvement. Sans doute n’y réussiraient-ils point si ce mouvement prenait toute la force qu’il est susceptible d’acquérir. Les Mongols sont certainement remués par les souvenirs de Gengis Khan ; et les ruines de Karakorum sont susceptibles de devenir pour eux un de ces lieux de pèlerinage où s’alimente l’ambition passionnée des peuples déchus. D’autre part ils ont aussi leurs « Bouddhas vivants » et le centre religieux d’Ourga, bien moins prestigieux que celui de Lhassa, renferme peut-être plus de germes d’avenir.