Histoire universelle/Tome II/I

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 9-22).

L’ÉGYPTE

Hérodote a d’un mot charmant caractérisé la terre égyptienne en disant qu’elle était un « présent du Nil ». Mais il ne faudrait point mésestimer le laborieux effort à l’aide duquel ce présent fut mis — et maintenu — en valeur. Maspero évoque judicieusement les caprices du fleuve primitif, ses débordements improductifs, les marécages et les bourbiers auxquels il donnait naissance. Peu à peu, les habitants, dit-il, « apprirent à régler leur fleuve, à l’endiguer L’Égypte sortit de la boue et devint dans la main de l’homme une des contrées les mieux appropriées au développement paisible d’une grande civilisation ».

Le terme « paisible » définit bien l’idéal égyptien et la tendance générale d’un peuple qui, ayant aménagé le sol sur lequel le destin l’avait fixé, dirigea toutes ses ambitions vers la réalisation d’un équilibre heureux de la famille et de l’État — et dont les chefs se dévouèrent passionnément à leur tâche administrative et ne guerroyèrent le plus souvent que par nécessité. Ce pacifisme éclairé procura à l’Égypte une remarquable stabilité sociale et politique mais faillit à diverses reprises compromettre sa sécurité.

D’où venaient les premiers habitants de l’Égypte, combien leur fallut-il de siècles pour rendre le pays habitable et jeter les bases de sa future prospérité, quand et comment s’introduisit l’écriture hiéroglyphique ce sont là des problèmes sur lesquels il ne nous est pas encore permis de nous prononcer mais il paraît certain qu’originaire de l’Asie ou de l’Afrique, la race nationale (qui se rapproche des plus belles races blanches de l’Europe ou de l’Asie occidentale) parlait, dès l’an cinq mille avant notre ère, une langue unique rappelant à la fois le berbère et les langues sémitiques ; peut-être cette langue s’arrêta-t-elle dans son développement en s’isolant alors que les autres continuaient d’évoluer ; ainsi s’expliqueraient l’analogie et les divergences notées par les philologues. En ce même temps, les traits essentiels de la civilisation égyptienne s’accusaient déjà. Attaché à la vie qui maintenant lui souriait, l’homme se montrait anxieux de la prolonger en assurant la survivance de l’âme matérialisée qui « doublait » son corps ; un fonctionnarisme complexe mais fortement pénétré de la notion du bien public assumait tous les services, religieux et civils ; le goût des grandes constructions s’affirmait ; l’outillage perfectionné, l’industrie en progrès témoignaient d’un penchant évident pour le travail ordonné et méthodique ; un libéralisme bienveillant réglait les rapports familiaux.

Peu à peu, les petites principautés embryonnaires qui s’échelonnaient du sud au nord tendirent vers l’unité. Le souffle nationaliste vint du sud remontant vers ce delta fertile et pourtant inerte que, plus tard, les Égyptiens regardèrent à tort comme le berceau de leur grandeur. À la longue deux royaumes se formèrent ; celui du sud ne tarda pas à marquer sa suprématie. Thinis en était la capitale et Abydos, la nécropole. Ménès, prince habile et énergique, sut réunir les deux couronnes ; il symbolisa sa victoire en édifiant une nouvelle capitale, Memphis. Il régna soixante ans et inaugura cette monarchie des Pharaons qui devait à travers des péripéties diverses se maintenir pendant près de quatre mille ans et détenir ainsi le record de la durée dynastique.

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On désigne sous le terme insignifiant et imprécis d’« ancien empire » la période d’environ douze cents ans (3400-2200) durant laquelle Memphis domina. L’empire memphite, écrit Gustave Jéquier, présente « un mélange extrêmement curieux de tous les modes de gouvernements ; en haut une souveraineté absolue et théocratique, au dessous une aristocratie héréditaire féodale et terrienne ; enfin, tant pour les provinces que pour l’ensemble du pays, une administration accessible à tous, tenant en même temps de la démocratie et du mandarinat, avec un caractère sacerdotal très marqué ». Il suffisait en effet d’être scribe, intelligent, instruit et actif pour s’élever aux plus hautes charges administratives. D’autre part les prêtres pouvaient cumuler des fonctions civiles avec leurs fonctions sacerdotales ; ils ne paraissent pas s’être recrutés dans une caste spéciale. Que de pareils rouages aient pu fonctionner sans heurts, il nous est difficile de le concevoir mais ce système devait être singulièrement approprié au tempérament et aux besoins du peuple égyptien puisque non seulement il dura autant que l’« ancien empire » mais lui survécut et que chacun des régimes qui se succédèrent par la suite dut, après des essais infructueux pour gouverner autrement, en revenir à l’organisation pharaonique, seule source durable de force et de prospérité. La politique extérieure s’enfermait de même en quelques données si simples que leur observation s’imposa à tous les gouvernements successifs. Atteindre la mer Rouge pour y commercer, s’assurer l’exploitation des richesses minières de la presqu’île du Sinni, se protéger contre les incursions des nomades lybiens, surveiller les horizons asiatiques du côté de la Syrie, enfin contenir au sud la Nubie nègre toujours prête aux attaques fructueuses, tel fut au cours des âges l’invariable programme de la défense égyptienne. N’a-t-on pas vu à la fin du xixme siècle les évènements de Karthoum et, au début du xxme, les attaques turco-allemandes par la Palestine venir rappeler la persistance du double péril contre lequel les Pharaons avaient eu à se prémunir ?

Pacifistes, ils y employèrent surtout des troupes mercenaires. Lorsque ces troupes ne suffisaient pas, les grands vassaux amenant leurs contingents locaux en composaient une armée sans doute trop peu cohérente car elle ne fut pas toujours apte à briser l’élan de l’agresseur. Contenir les ambitions de ces grands vassaux constituait par ailleurs une tâche essentielle et ardue du Pharaon. Elle n’eut pas pu être remplie si la géographie n’y avait aidé en opposant aux dites ambitions la meilleure des entraves. En effet échelonnées le long du Nil et, partant, isolées les unes des autres, les anciennes principautés autonomes devenues provinces de l’empire se trouvaient empêchées le plus souvent d’établir entre elles, en vue de la rébellion, une entente préalable. C’est ainsi pourtant que « l’ancien empire » prit fin. Des souverains sans valeur, sans éclat se succédèrent sur le trône. L’armature de l’État fléchit et une désagrégation s’ensuivit. Au bout de longtemps, l’hégémonie fut rétablie par les princes de Thèbes à leur profit. Thèbes prit dès lors la place de Memphis, La période qui s’ouvrait ainsi dura environ sept siècles (2200-1500).

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Où en était alors l’Égypte ? Elle avait grandement prospéré. Des relations commerciales avec l’Arabie, la Syrie, Chypre contribuaient à son enrichissement. L’agriculture s’était étendue ; les céréales, la vigne, le lin, les légumes abondaient. L’élevage des bœufs, des vaches, des chèvres, des moutons était considérable ainsi que celui des ânes bien que ces animaux ne fussent point encore utilisés comme montures. On allait à pied ou en bateau. La navigation à voile et à rames était active. Les navires destinés à la mer n’avaient point encore de superstructure ; la nef pontée n’apparut que vers l’an 2000. On filait, on tissait des tentures multicolores ; il nous est parvenu quelques fragments de fine toile. Des ouvrages de sparterie, de cuir, d’ébénisterie, des bijoux d’une facture délicate, une céramique originale indiquent l’habileté et le goût des ouvriers. Il est plus malaisé de se faire une opinion sur l’avancement de la culture intellectuelle. La limpidité de l’air facilitait les observations astronomiques et certains calculs étaient d’une justesse qui contraste avec la notion physique du ciel en lequel on persistait, semble-t-il, à ne voir qu’un plafond rigide. D’autre part, comme l’indique Maspero, « les architectes qui ont construit les pyramides étaient nécessairement des géomètres fort estimables ». Leur travail fut sans doute apprécié de ceux qui l’avarient ordonné ; il paraît l’avoir été moins de ceux qui furent requis pour l’exécuter. Bien longtemps après que Keops et Kefren eurent disparu, la rancune subsistait des peines qu’avait causées l’érection de leurs tombeaux. Car les Pyramides, comme on sait, étaient des tombeaux. Le soin que prenaient les anciens Égyptiens d’embaumer les corps et de se préparer de leur vivant de belles sépultures a donné naissance à la légende qui a si longtemps égaré l’opinion sur leur compte. On a cru que la hantise de la mort avait assombri pour eux l’existence en même temps qu’elle les avait immobilisés dans une sphère d’idées immuables. Combien différent est le peuple que les fouilles et les travaux des savants — et notamment des savants français Champollion, Mariette — qui créèrent l’Égyptologie, ont ressuscité à nos yeux. Il nous apparaît tranquillement joyeux parmi les calmes horizons de son pays, ami du soleil et des étoiles, rythmant sa vie sur celle du fleuve immense aux sources mystérieuses, fondant des familles heureuses où dominent la liberté, la tendresse, l’intimité, où la monogamie est le cas le plus général, où les filles et les garçons grandissent ensemble et ont des droits identiques à l’héritage paternel. Après cela, il est permis de s’étonner que ces hommes raisonnables et pondérés aient divinisé les animaux et surtout que, pendant plusieurs milliers d’années et jusqu’après l’ère chrétienne, le bœuf Apis ait été parmi eux l’objet d’un culte ininterrompu et somptueux. Lorsque dans la nuit du 12 au 13 novembre 1851, Mariette — en ayant, après des déboires et des difficultés terribles, retrouvé et déblayé les approches — pénétra dans les galeries souterraines du Serapeum et qu’il aperçut les immenses sarcophages alignés dans lesquels étaient enfermées les momies des animaux sacrés, à l’émotion d’avoir découvert et rendu à la science des milliers de documents, inscriptions, stèles, peintures, etc dut se mêler en lui la stupeur engendrée par le contact matériel d’une si formidable aberration de l’esprit humain. En présence de cette succession inouïe de tombes royalement décorées, comment douter de la longue emprise exercée sur l’Égypte par la doctrine de l’incarnation divine dans les corps d’animaux ? Aux temps antiques, les voyageurs déjà s’en émerveillaient. Leurs explications ne nous satisfont pas plus qu’elles ne semblent les avoir satisfaits eux-mêmes. Si ces témoins oculaires trouvèrent malaisé d’interpréter sur ce point la mentalité égyptienne, notre inhabileté à y parvenir n’est guère surprenante. On connaît aujourd’hui les dédales de la religion des Égyptiens ; il est vain de prétendre qu’on la comprenne. Mais demandons nous si nos coutumes ou nos croyances actuelles seront toujours compréhensibles à ceux qui vivront dans plusieurs milliers d’années. D’autre part il semble certain que, de bonne heure, l’élite intellectuelle de l’ancienne Égypte s’éleva à la conception d’un Dieu unique et immatériel. « Dieu seul et un salut à toi, l’Unique, Dieu, âme du monde » répètent des papyrus ou des inscriptions murales. Pourtant ce spiritualisme monothéiste gagna peu de fidèles. La foule garda sa préférence à des divinités variées et continua de rendre des honneurs divins au bœuf noir tacheté de blanc en lequel s’incarnait Osiris, prenant le deuil à la mort de l’animal et saluant son successeur par des transports d’allégresse. Elle continua surtout à penser que l’individu mis au tombeau y vivait d’une vie diminuée mais certaine qu’il fallait entretenir en préservant de toute destruction définitive la forme corporelle ou au moins l’image du défunt. De là ces innombrables statues ou statuettes d’un art si vivant qui ont été trouvées dans les tombeaux, ces reproductions en miniature d’objets familiers, de meubles, d’ustensiles, ces fresques enfin montrant les scènes les plus variées de l’existence égyptienne. Des formules consacrées inscrites sur la tombe assuraient au mort la jouissance des réalités correspondantes aux objets qu’on plaçait ainsi ou qu’on figurait auprès de lui. Il semble qu’au début les bonnes ou mauvaises actions d’ici-bas ne dussent guère exercer d’influence sur son sort. « Du moment que les rites avaient été accomplis et les prières prononcées sur lui » son avenir était sauf. Mais par la suite, à côté du corps et de son « double », on admit une sorte d’âme moins matérielle laquelle devait comparaître devant Osiris pour être jugée. Le Livre des morts dont nombre de momies contenaient des copies ou des passages enseignait à l’âme à se défendre et énumérait les fautes dont elle devait se déclarer exempte. Dans cette énumération figurent surtout les manquements rituels et les atteintes à la propriété, à la richesse publique, à la probité commerciale.

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Les princes thébains apportèrent de l’énergie et de l’opiniâtreté à rétablir l’unité impériale. Leur œuvre servit de soubassement à la xiime dynastie (2000-1792) dont les rois portèrent le nom d’Amenemhait ou de Senousrit et qui fut l’une des plus brillantes. La frontière fut portée jusqu’à la deuxième cataracte. Amenemhait iii creusa le lac Moeris destiné à la régularisation des mouvements du Nil et exécuta de considérables travaux d’intérêt public. Suivit une période pendant laquelle Thèbes d’une part et, de l’autre, la ville de Xoïs dans le delta se partagèrent la prépondérance. Le delta était devenu très certainement l’entrepôt du commerce avec l’Asie et il devait s’y trouver des colonies de commerçants sémites. Le monde sémitique subissait encore le contre-coup des événements dont la Mésopotamie avait été le théâtre. Nous avons vu les victoires des Élamites provoquer un exode de tribus dans la direction de la Syrie et de l’Égypte. C’est à cela qu’il faut originairement rattacher l’aventure des « Hyksos » pénétrant dans ce dernier pays. Ces princes sémites se fortifièrent d’abord dans le delta, s’y enrichirent puis peu à peu étendirent leur autorité vers le sud sans qu’elle semble avoir jamais été très complète ou du moins très sûre d’elle-même malgré qu’ils prissent grand soin de se « pharaoniser » de leur mieux. Ils demeurèrent campés en somme, méfiants, inaptes à égaler les grands souverains dont ils avaient usurpé le trône. On ne leur dut ni grands progrès ni beaux édifices. Leur capitale était Avaris dans le delta. Ce fut le dernier réduit de leur pouvoir lorsque, sous la direction de princes thébains, l’Égypte entière se leva pour les chasser. Mais il fallut encore cent années pour y réussir. La réorganisation suivit la victoire. Amenophis ier s’y employa sans succès puis Thoutmès ier inaugura la série des princes belliqueux. L’armée égyptienne s’était grandement fortifiée. Elle possédait des armures, des armes perfectionnées, des chars de guerre et surtout des chevaux inconnus jusqu’à la venue des sémites et que ceux-ci avaient introduits dans le pays. Aguerris par la longue lutte contre les usurpateurs, les soldats pouvaient désormais fournir un effort sérieux. Thoutmès iii (1481-1449) envahit la Syrie et atteignit l’Euphrate. Après lui d’autres souverains, Amenophis III, Seti Ier, Ramsès II (1300-1234) dirigèrent des expéditions armées du même côté mais sans chercher à opérer de nouvelles conquêtes et sans que l’entreprise militaire ait jamais fait perdre aux Pharaons le sens de leurs devoirs civils. Ce furent, si l’on peut ainsi dire, des opérations défensives en forme d’offensive. La leçon des « Hyksos » n’était pas perdue et l’avenir devait justifier cette prudence puisque c’est bien par là que plus tard devaient pénétrer successivement les envahisseurs assyriens, les Perses et, plus tard encore, les Arabes et les Turcs. Ainsi l’Égypte libérée de ses dynasties sémites se retrouvait éprise de paix et de prospérité comme elle l’avait été sous « l’ancien empire ». Une révolution religieuse vint pourtant troubler cette quiétude. Amenophis IV se prononça tout à coup contre le culte d’Ammon, le dieu des Thébains qui peu à peu était devenu le dieu national et dont les prêtres avaient vu grandir démesurément leurs attributions et leur influence. Sans doute ce clergé encombrant en était-il arrivé à contrarier et gêner le pouvoir royal. Ce qui est étrange, en cette histoire, c’est le radicalisme d’inspiration et de procédés dont fit preuve le Pharaon récalcitrant. Il supprima purement et simplement le culte d’Ammon, ferma tous ses temples, en dispersa les prêtres. Après quoi il changea de nom, s’appela Khounaten et, abandonnant Thèbes, alla fonder ailleurs une capitale dont on a retrouvé les ruines. Khounaten signifie : splendeur du disque solaire. Telle est en effet la religion nouvelle qu’Amenophis IV offrait à son peuple. Le soleil d’ailleurs avait toujours été honoré sous le nom de Ra. Le temple de Ra à Héliopolis subsistait encore avec son clergé mais le Pharaon voulut innover en toutes choses. On s’est aperçu qu’il avait aussi cherché à provoquer un art nouveau. Au puissant réalisme qui avait marqué les œuvres des artistes anciens s’était substituée une technique conventionnelle dont la sculpture égyptienne souffrait grandement. Au lieu d’observer la nature et de chercher à l’interpréter, on lui imposait des lois artificielles ; la raideur hiératique était devenue un dogme. Libérés de ce dogme, les artistes du nouveau régime usèrent de leur liberté avec une gaucherie intéressante et non sans charmes.

On regrette de n’en point savoir davantage sur ce monarque familial et de mœurs simples qui se faisait partout représenter entouré de sa femme et de ses filles, associées de la sorte à chacun de ses actes. D’où lui était venu son monothéisme à la fois mystique et matérialiste ? Quelles étaient ses conceptions philosophiques ? Nous ne savons rien de sa fin ni même l’exacte durée de son règne : ses gendres lui succédèrent. Le second d’entre eux se vit obligé de revenir à la tradition et de rouvrir les temples d’Ammon. Bientôt un Pharaon, d’ailleurs remarquable, du nom d’Horemheb, restaura intégralement le régime auquel Amenophis IV avait prétendu mettre fin. À la faveur de ces événements, de nombreuses insurrections avaient éclaté dans les territoires soumis et de nouveaux périls se dessinaient aux frontières. On note dans les documents qui sont parvenus jusqu’à nous les plaintes des gouverneurs auxquels on n’envoie pas les renforts demandés et aussi, de la part des souverains étrangers en correspondance avec la cour d’Égypte, un ton moins humble et moins respectueux que sous les règnes antérieurs.

Il est vrai que l’Égypte avait des ennemis de plus en plus nombreux et redoutables ; il y avait à cela deux motifs. Elle était trop riche ; elle était devenue le grenier de l’orient. Puis, à côté d’elle, s’étaient développés des peuples dont les convoitises grandissaient avec la force leur permettant de les faire valoir. Cette richesse devait être d’autant plus tentante à saisir qu’elle se trouvait principalement aux mains de l’État. Il appert en effet que le gouvernement des Pharaons se réservait le commerce international, ne laissant aux particuliers que le commerce intérieur. « Des lois protégeaient les industries locales et il était interdit aux ouvriers spécialistes de passer à l’étranger ».

Les « peuples de la mer », disent les chroniques, formèrent donc une coalition. Par cette expression il faut sans doute comprendre les Crétois et les Phéniciens. Ils s’entendirent avec les tribus lybiennes de la Cyrénaïque et peut-être même de la Tunisie actuelle. L’effort combiné fut dirigé moins contre l’Égypte entière que contre la portion du sol égyptien où se cantonnait le commerce international, c’est-à-dire le delta. Menephtah (1234-1214) qui régnait alors parvint à repousser les agresseurs mais, sous ses successeurs des hordes syriennes ravagèrent la région et la rançonnèrent. Après une période de décadence et d’anarchie, l’ordre fut restauré. La coalition, reformée d’une façon plus complète et redoutable, fut anéantie à la fois sur terre et sur mer par l’armée et la flotte de Ramsès III (1202-1171). Ce grand prince imbu des traditions anciennes se garda de pousser sa victoire jusqu’à l’offensive. Content d’avoir assuré la sécurité nécessaire, il employa tout le reste de son règne aux travaux de la paix, à accroître la richesse et le bien-être, à élever de beaux monuments, à développer la civilisation. Ce dernier des grands Pharaons gouvernait exactement comme ses lointains prédécesseurs de l’« ancien empire » et la formule de ce gouvernement n’avait rien perdu de son opportunité et de sa valeur. C’étaient toujours le pacifisme éclairé, la centralisation libérale et le hiérarchisme démocratique dont les curieuses combinaisons firent de l’Égypte ancienne quelque chose de si particulier et de si unique — quelque chose que cimentèrent des conditions géographiques exceptionnelles et dont elles assurèrent la durée. Il convient de s’arrêter plus qu’on ne le fait d’habitude à ce règne de Ramsès III qui marque la fin d’une époque et clôture trois mille ans d’histoire. Après lui, il restait, d’une part, le peuple égyptien, dont la figure, si puissamment dessinée, ne se modifierait plus jamais. Pas même physiquement. On sait l’anecdote de ces fellahs qui, exhumant de nos jours une statue de bois d’une haute antiquité, y virent aussitôt le chef de leur village tant la ressemblance était parfaite. Le nom de celui-ci resta à la statue. Elle symbolise l’immutabilité d’une race sur laquelle ont passé depuis des dominations multiples sans qu’elle en paraisse altérée dans son type ou détournée de son idéal. Mais d’autre part le régime pharaonique entra dans son déclin définitif. Il perdit son caractère national. Une lente décadence, une somnolence plutôt se manifesta ; il n’y eut durant plusieurs siècles ni événements à longue portée, ni actions d’éclat. Le pouvoir changea de mains et parfois se dédoubla. Un grand-prêtre d’Ammon s’empara du trône. Une dynastie locale régna à Tanis, ville construite au nord-est du delta et dont Ramsès II avait cherché à faire un point de résistance contre les attaques venant de la Syrie. Les Mashaouash, tribu lybienne qui, depuis longtemps, fournissait des soldats mercenaires aux Pharaons et dont les chefs avaient fini par acquérir une haute situation à la cour en arrivèrent à dominer dans la basse Égypte. Bubastis fut la capitale de cette dynastie barbare. Puis ce fut un roi d’Éthiopie qui, descendant de quelque Pharaon, sans doute par alliance, apparut soudain réclamant le trône et prétendant refaire l’unité. Il vint par le Nil avec toute une flottille et une armée. Rien ne lui résista mais dès qu’il fut retourné chez lui laissant à Thèbes une sorte de vice-roi, la dislocation recommença. Un autre roi éthiopien, Taharka, répéta avec succès la tentative. Par malheur la menace assyrienne grandissait. Déjà en 701, l’Égypte avait manqué être envahie. Elle le fut par Assarhadon qui prit et pilla Memphis (670 av. J.-C.). Huit ans plus tard, Assurbanipal s’empara de Thèbes et soumit le pays jusqu’à la deuxième cataracte du Nil. Mais les Assyriens furent vite expulsés.

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Ils le furent par les princes de Saïs. Vers la mer, des principautés s’étaient formées, quasi indépendantes en fait, vassales en droit du pouvoir central. Saïs était la plus vigoureuse. Elle donna à l’Égypte les Nechao, les Psammeticus, Apriès, Amasis : des chefs qui lui rendirent non seulement l’indépendance mais la prospérité. Seulement ces souverains s’appuyèrent de plus en plus sur les Grecs nombreux maintenant dans le delta. Ainsi l’Égypte et l’hellénisme entraient en contact. Qu’allait-il en advenir ? Une expérience commençait qu’à peine interrompraient un moment les victoires des Perses, à laquelle la gloire d’Alexandre apporterait la plus grande chance de réussite, qui n’en était pas moins destinée à échouer. Pour en mieux saisir l’évolution, délimitons-en d’abord les phases successives. Nous sommes en 600 av. J.-C. L’Égypte est aux mains des princes saïtes qui l’ont sauvée de l’Assyrie. Elle est debout et libre. Cent ans plus tard ses forces vont succomber devant l’attaque de Cambyse bientôt renouvelée par Darius. L’Égypte fait alors partie de l’empire perse non comme une « satrapie » ordinaire mais en conservant sa pleine autonomie. Darius se proclame Pharaon, honore les dieux nationaux et leur élève des temples sans pour cela gagner les cœurs de ses nouveaux sujets. Encore cent années et le joug est secoué. Mais les Perses reviennent à la charge et en l’an 342 reprennent possession de l’Égypte qu’ils saccagent. En 332 Alexandre apparaît ; il est salué comme un sauveur. À sa mort prématurée son empire est partagé entre ses généraux. L’Égypte est dévolue à Ptolémée dont les descendants règnent environ trois siècles jusqu’à la réunion du pays à l’empire romain l’an 30 av. J.-C. Tel est le cadre ; voyons les faits.

Les mercenaires ioniens qui aidèrent Psammeticus à libérer son pays du joug assyrien eussent été d’inefficaces agents d’hellénisation s’ils n’avaient eu à côté d’eux des commerçants de leur race établis dans le delta ou y résidant périodiquement. L’existence de pareils établissements à cette époque est chose certaine. Il y en avait d’autres. Les Phéniciens eurent à Memphis des entrepôts et des magasins formant tout un quartier de la ville. Mais les Phéniciens pouvaient vivre là en simples négociants satisfaits de vaquer à leurs affaires et ne désirant rien au delà. Avec les Hellènes, il en allait autrement. Dès qu’ils posaient le pied quelque part, ils y introduisaient leurs institutions municipales, l’agora et ses libres discussions, les magistrats élus et contrôlés par l’assemblée du peuple, le gymnase et l’éphébie. Aussi Amasis qui, plus encore que ses prédécesseurs, s’appuya sur eux et leur marqua sa sympathie les installa-t-il dans une ville à eux, Naucratis, où ils furent libres de s’organiser à leur gré. Naucratis, tout de suite prospère, conserva probablement la plupart de ses privilèges sous la domination de Darius. Quand les Égyptiens en 405 réussirent à rejeter les garnisons perses, quand de 379 à 342 ils bataillèrent contre une nouvelle offensive de ceux-ci, c’est encore avec l’aide des mercenaires hellènes qu’ils conduisirent la lutte. Alexandre en arrivant en Égypte y fonda aussitôt une nouvelle ville grecque, Alexandrie, dont les Ptolémées allaient faire leur capitale. Eux-mêmes en créèrent une troisième, Ptolemaïs, qui végéta et ne prit jamais d’essor. Ainsi il y eut dans ce delta trois villes grecques données en quelque sorte en exemple aux Égyptiens et aptes à leur faciliter une transformation dans le sens hellénique. Cette transformation ne se produisit pas. Jusque là on pouvait penser que les Égyptiens ignoraient les Grecs comme ils ignoraient en général les peuples étrangers. Il est très intéressant de rapprocher à cet égard les deux faits suivants. Eschyle dans une de ses pièces avait exposé le « mécanisme » du Nil et la raison naturelle de ses crues périodiques. Lorsque plus tard Hérodote visita l’Égypte (448 av. J.-C. environ), il constata avec quelle pitié dédaigneuse les habitants de ce pays apprenaient de lui que « la Grèce est arrosée par des pluies et non par des inondations des rivières ». Il faut en conclure que les Égyptiens s’imaginaient tous les fleuves plus ou moins semblables au leur. S’ils avaient connu son caractère unique, en le voyant tous les ans presque à jour fixe enfler ses ondes successivement vertes, rouges et bleues et en couvrir les terres desséchées pour les rendre, six mois durant, merveilleusement fécondes, ils auraient vécu en extase devant ce miracle annuel et n’auraient point adoré d’autre dieu que le Nil lui-même. Pour en revenir aux relations des deux pays, il appert donc que si les Grecs étaient relativement au courant de ce qui concernait l’Égypte, celle-ci ne savait rien de la Grèce. Mais maintenant c’est l’hellénisme qui venait au devant d’elle et qui installait ses avant-postes sur son sol. Il fallait bien se connaître sinon se comprendre. Une pénétration forcée s’opéra peu à peu, du moins au nord du pays. Les premiers Ptolémées surnommés Soter (323-285), Philadelphe (285-247), Évergète semblent avoir compté sur une hellénisation rapide et s’être surtout préoccupés de faire figure de monarques méditerranéens. Ayant annexé Cyrène qui les mettait en communication par terre avec l’Afrique romaine, et Chypre qui leur assurait une base navale inappréciable, ils atteignirent le plus haut degré de richesse et de prospérité. Sous leur sceptre, assurément, l’Égypte fut de tous les pays le plus fortuné. Mais lorsque, comprimés sur mer par les flottes grecque, syrienne, romaine, et découragés du rôle extérieur qu’ils avaient voulu jouer, ils se retournèrent vers leurs sujets indigènes, ce fut avec le dessein de travailler à une heureuse fusion. Dans l’armée, il y avait eu d’abord séparation des éléments grecs et égyptiens ; au iime siècle, il y eût mélange fréquent et les privilèges réservés aux Grecs tendirent à disparaître. Un droit mixte gréco-égyptien fut établi. Jusqu’alors les lois grecques et les lois égyptiennes avaient été appliquées séparément. Une commission de théologiens fut assemblée dans l’espoir de rapprocher les deux religions et pour y mieux parvenir, le culte nouveau de Sérapis fut brusquement introduit et entouré de toutes les faveurs. La diffusion de la langue grecque facilitait les choses ; elle s’était répandue dans tout le pays[1]. Les circonstances semblaient donc favorables à un rapprochement qui ne s’était pas opéré spontanément, mais auquel rien de fondamental ne s’opposait car leurs tempéraments et leurs qualités sociales et intellectuelles devaient plutôt rapprocher les deux races. Mais le grand mystère ethnique intervint. Pourquoi s’exprime-t-il — et le plus souvent au rebours des données apparentes et des prévisions raisonnables — ici par une coopération facile et heureuse, là par la stérilité de la pensée ? La cité grecque, en Égypte, demeura inféconde. Elle ne conquit ni ne persuada. Bien plus ; on la vit perdre certains de ses caractères essentiels. Tandis que les souverains, Pharaons malgré eux, étaient entraînés à relever une à une les particularités de l’antique monarchie (jusqu’à ce mariage consanguin qui datait du temps où les Pharaons étaient considérés comme d’essence divine mais devait constituer pour des descendants d’Aryas un véritable opprobre), la population transplantée se laissait prendre peu à peu par le réseau des idées et des coutumes égyptiennes. Les gymnases furent désertés, les droits politiques cessèrent d’être exercés, la pratique de l’association, si symptomatique des groupements hellènes en terre étrangère s’affaiblit et se dissipa. Alexandrie, la métropole riche et puissante ouvrant en plein sur la Méditerranée, eut une administration dont nous ignorons bien des détails mais dont l’aspect complexe et tourmenté ne rappelle guère le clair fonctionnement du civisme hellénique. Quant à l’art grec, il perdit au contact de l’art égyptien ses meilleures qualités sans lui rien insuffler ni rien en acquérir.

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Nous en pouvons rester là de notre aperçu. Les destins égyptiens ne sont plus en péril. L’Égypte qui a résisté à l’hellénisme, victoire sans précédent, résistera désormais à tout. Vers la fin de l’ère ancienne, l’action romaine se fit de plus en plus sentir sur les bords du Nil. Déjà en 201 av. J.-C. la tutelle du jeune Ptolémée Épiphane pendant sa minorité, avait été confiée au sénat romain. Les aventures romanesques de la belle Cléopâtre, la dernière reine d’Égypte, aidèrent à l’emprise. L’Égypte devenue province romaine sous Auguste le demeura jusqu’en 395 apr. J.-C. C’est pendant cette période qu’elle connut le christianisme et que se forma la prospère et turbulente église d’Alexandrie qui agita l’empire d’Orient par ses hérésies et ses exaltations pieuses. Mais le peuple égyptien, demeuré calme et traditionaliste, vit passer la domination byzantine (395-619) comme il avait vu passer la domination romaine. De 619 à 629 il connut celle du roi de Perse Chosroës. En 640 ce furent les califes arabes. Ainsi nous retrouverons l’Égypte dans l’histoire arabe comme dans l’histoire des croisades. On la retrouve partout mais en apparence seulement. Ce sont les façades du pouvoir et rien autre. Où est l’âme égyptienne ? Est-elle enroulée, momie nationale, dans ses bandelettes, attendant les résurrections futures ? En tous cas, son « double » subsiste et ne meurt point de faim. Car sous tous ces régimes de hasard et sans racines, la richesse renaît avec une facilité merveilleuse. Sous les trois premiers Ptolémées, l’Égypte a été l’État le plus riche du monde oriental. Sous les empereurs romains, Flaviens et Antonins, sa situation n’est pas moins fortunée. Viennent les Arabes, il en sera de même ; et encore sous ces sultans « Mamelouks » (1250-1517) d’origine pourtant bien vulgaire pour occuper si longtemps le trône des Pharaons car ils sont issus d’une sorte de grande compagnie de reîtres musulmans « qui se recrute par achats d’esclaves sur tous les marchés à soldats de la steppe. » En 1517 le sultan de Constantinople, Sélim, réduira l’Égypte en province ottomane. Des pachas la gouverneront au nom des sultans. Et ces pachas ne tarderont pas à reconnaître qu’elle est faite pour vivre autonome et libre. Une première révolte dirigée par Ali Bey en 1767 et qui échoue ; une autre en 1840, celle de Méhémet-Ali, et qui réussit à demi. Dans l’intervalle Bonaparte a passé (1798). À la fin du xixe siècle viennent les Anglais. Les uns et les autres ont-ils apporté des pensers, un idéal nouveau ? On le saura plus tard mais le désir d’indépendance, à coup sûr, n’a fait que grandir. Les conquérants passent ; l’Égypte continue.

Deux mots sur l’Éthiopie. On la peut considérer comme une colonie fondée par des sémites venus d’Arabie mais promptement attirée par la civilisation égyptienne malgré qu’elle n’eut de relations avec l’Égypte qu’à travers la Nubie hostile. Les Pharaons d’ailleurs n’y furent jamais les maîtres. Le pouvoir sacerdotal paraît s’y être exercé très fortement et, dans l’antiquité, y avoir volontiers dominé le pouvoir civil. Nous avons noté la tentative d’une dynastie éthiopienne pour s’implanter en Égypte ; essai sans lendemain. Les Arabes, du iiime au ivme siècles ap. J.-C., conquirent des parcelles du sol éthiopien dont, en somme, la mer Rouge les séparait moins que les sables du haut Nil ne séparaient l’Éthiopie de l’Égypte. Plus tard ces mêmes Arabes devenus mahométans cherchèrent à imposer leur religion. Les Éthiopiens qui s’étaient convertis au christianisme eutychéen furent aidés dans leur résistance à l’islamisme par les Portugais lesquels, commerçant alors sur la route de l’Inde, faisaient volontiers escale en ces parages. Mais les Portugais hostiles à l’hérésie eutychéenne voulurent à leur tour la déraciner. Il en résulta de longues guerres de religion qui désolèrent le pays. Axoum qui avait remplacé l’antique capitale Meroë, fut détruite en 1538. De nos jours l’Éthiopie est en recul géographique vers le sud par rapport à ce qu’elle était jadis. Dans l’antiquité, elle atteignait la cinquième cataracte. Maintenant le Nil ne coule plus sur son territoire. La colonie italienne de l’Érythrée la sépare au nord de la mer Rouge comme les établissements français d’Obok et de Djibouti et la Somalie anglaise la séparent du golfe d’Aden. Puis vient en bordure de l’océan Indien la Somalie italienne. Au sud la frontière est formée par l’Afrique orientale anglaise. Ainsi les puissances européennes ont enfermé l’Éthiopie dans une circonférence de colonies rivales et elles s’y disputent l’influence sans avoir grandement réussi à y faire pénétrer la civilisation occidentale. Le christianisme même s’y revêt de quelque barbarie, mais ce haut plateau montagneux et dominateur, une fois libéré des entraves étrangères (ce qui arriverait notamment si l’Asie parvenait à s’émanciper de l’emprise européenne), serait probablement appelé à jouer un rôle important dans l’évolution de l’Afrique future.

  1. Dès le début de l’ère chrétienne, les hiéroglyphes cessèrent d’être compris en Égypte. Le copte est de l’égyptien écrit en lettres grecques.