Histoire universelle/Tome II/XI

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 155-161).

L’ÉTAT PONTIFICAL

L’histoire de l’État pontifical se confond avec celle d’une institution — la papauté — qui posséda des souverains avant de posséder des territoires et dont le caractère souverain survécut à la perte des dits territoires. L’exemple est unique.

À l’origine, les petites communautés chrétiennes avaient été dirigées par le plus ancien (presbyteros, d’où dériva le mot prêtre). Jusqu’au iime siècle ap. J.-C., les seuls dirigeants ou à peu près furent ainsi ceux que leur âge et leur sagesse désignaient pour cet office. Le nombre des fidèles s’accroissant, on vit se former un clergé ; il était électif. Les « anciens» s’assemblaient pour choisir un « surveillant » (episcopos, évêque) et ils le présentaient ensuite aux fidèles qui devaient confirmer leur choix. Les fidèles validaient également la désignation des prêtres et des diacres faite par l’évêque. Ainsi se forma la hiérarchie sacerdotale. Le droit de prédication qui avait d’abord appartenu à tous fut réservé aux membres du clergé qui devinrent aussi les dispensateurs des sacrements. Une fois constituées sur ces bases, les différentes Églises nouèrent des liens entre elles. Leurs chefs cherchèrent à se réunir pour se concerter, s’éclairer, s’encourager. Vers la fin du iime siècle ces réunions en se régularisant devinrent les « conciles ». Il y eut plusieurs assemblées d’évêques avant Septime-Sévère et sous son règne (193-211) Cyprien, évêque de Carthage en convoqua deux qui groupèrent l’un soixante et l’autre quatre-vingt sept évêques. Les villes les plus importantes furent alors considérées comme des « métropoles » et les occupants de sièges métropolitains devenus des « patriarches » provoquèrent et dirigèrent les conciles, confirmèrent et consacrèrent les simples évêques. Au début du ivme siècle le concile de Nicée reconnut solennellement les patriarcats de Rome, Alexandrie et Antioche. Il y eut aussi ceux de Byzance et de Jérusalem. Ainsi l’Église chrétienne évoluait de la démocratie à l’oligarchie ; elle allait passer de là à la monarchie.

En ce temps la priorité romaine réclamée par les intéressés se trouvait encore très contestée. Dans une lettre à l’évêque Cyprien, son collègue Firmilien dit : « Je suis indigné de la folle arrogance de l’évêque de Rome qui prétend avoir hérité son siège de l’apôtre Pierre » et Tertullien, de son côté tourne en ridicule de pareilles prétentions. Elles étaient viables pourtant, sinon fondées. Rome sanctifiée par la présence des apôtres Pierre et Paul et leur martyre (dont la réalité souvent niée paraît de moins en moins douteuse) avait surtout un double avantage sur les autres métropoles. Elle était seule à l’occident tandis que les quatre autres trop rapprochées les unes des autres se disputaient l’orient. La « zone de conversion » de Rome, pour ainsi parler, se trouvait ainsi être bien plus vaste que celles dont pouvaient disposer ses rivales ; bien plus facile aussi à conquérir et à maintenir : Ibères, Celtes et Germains la peuplaient sans parler des Berbères d’Afrique. Or ces peuples occidentaux étaient des païens d’ordre simpliste n’ayant pas derrière eux le passé de raffinement mythologique et philosophique qu’avaient les Égyptiens, les Grecs ou les Perses. L’hérésie d’Arius — et justement à cause de sa simplicité — devait de longtemps être la seule source de sérieuses difficultés dogmatiques rencontrées par les pontifes romains dans leur œuvre d’évangélisation de ce côté de l’Europe. Ceux-ci d’autre part bénéficiaient du prestige immense dont s’auréolait le nom de Rome. Dans toutes les villes, à mesure que les pouvoirs publics s’y décomposaient, c’était l’évêque qui, de fait, prenait leur place. Qu’on lui donnât ou non le titre de « défenseur de la cité » il en exerçait les fonctions, servant d’arbitre dans les conflits et intervenant auprès des envahisseurs pour les incliner à la pitié. Lorsque la puissance impériale se fut retirée de Rome n’y laissant pour la représenter qu’un préfet placé en face de l’évêque, il était infaillible que ce dernier prit peu à peu le pas sur le délégué d’un pouvoir agité et lointain.

Et pourtant cela ne se fit qu’à la longue tant était grande la force d’attraction historique de ce pouvoir. L’évolution s’opéra entre le pontificat de Léon Ier (440-462) et celui de Grégoire le Grand (590-604). On a pu dire de Léon Ier qu’il fut « le véritable fondateur de la monarchie pontificale. » Il lui donna en effet des principes et des cadres, une organisation et des traditions administratives mais celui qui assura vraiment son avenir fut Grégoire Ier[1]. Descendant d’une illustre famille qui avait fourni des consuls et même des empereurs, Grégoire avait abandonné richesses et honneurs pour embrasser la vie monastique. En occident c’était encore une nouveauté. Les anachorètes et les cénobites d’orient étaient, au début, des individuels qui avaient fini par fonder des sortes de monastères et ces monastères à leur tour s’étaient unis donnant naissance aux premières congrégations religieuses. Ce n’est que vers 340 que l’exemple en avait été suivi en occident. Le premier couvent avait été créé près de Milan par l’évêque Ambroise. L’existence y était contemplative et attirait surtout les désenchantés qui réprouvaient la corruption grandissante du siècle. Ce fut une véritable révolution que la fondation de l’ordre des Bénédictins au mont Cassin en Italie (529) par le futur Saint Benoît. « Esprit net, volonté ferme, conscience pure, » Benoît considérait que « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme » ; de ses moines il fit des travailleurs manuels réservant une portion de leur journée à la culture intellectuelle mais leur imposant d’en consacrer la plus grande partie à l’effort musculaire utile. En réaction salutaire contre un mysticisme énervant en même temps que contre l’immoralité laïque, restaurant le travail et l’honorant, donnant des règles austères et saines, l’ordre des Bénédictins provoqua une véritable rénovation morale et le nombre de ses adhérents s’accrut rapidement. Sorti de ce milieu et installé malgré lui sur le siège pontifical, Grégoire y apporta le triple prestige de la race, de la vertu et de l’intelligence. Souverain sans royaume, on peut comparer l’énorme influence qu’il exerça à celle dont devait jouir treize siècles plus tard, Léon XIII — et par là, réaliser à quel degré la papauté fut handicapée dans sa mission par l’adjonction d’un domaine temporel.

On sait comment il se forma. Effrayés par les progrès de la puissance lombarde, les papes firent appel aux Francs. Le nouveau roi des Francs Pépin le bref fut sacré à Saint-Denis près de Paris par Étienne II et en retour il donna au Saint Siège (755) les villes de Ravenne, d’Ancone et de Rimini… avec les territoires adjacents enlevés aux Lombards. Charlemagne en 774 y ajouta le duché de Spolète. Longtemps après, en 1115 la comtesse Mathilde de Toscane légua au Souverain pontife la Toscane, une partie de la Lombardie, Modène, Parme, Bologne, Plaisance. Mais la première donation avait suffi à déterminer le déclin. Dès la fin du ixme siècle, la papauté ayant des intérêts matériels à sauvegarder et des frontières à défendre était devenue prisonnière à l’extérieur de l’empire barbare qu’elle avait créé en couronnant Charlemagne et, à l’intérieur, des partis politiques qui n’avaient pas tardé à se former dans ses États. Le peuple et l’aristocratie, les cléricaux et les anticléricaux se livraient à Rome une lutte incessante. Rome devenait une sorte de théocratie dominée par des prêtres et des femmes. Des scandales sans nom s’y succédèrent. On vit des courtisanes disposer de la tiare. Le désordre ne fut arrêté que par l’intervention des césars germaniques après qu’Othon Ier eût en 962, refait à son profit l’empire de Charlemagne. Leurs choix ne furent pas toujours mauvais ; le célèbre français Gerbert devenu pape sous le nom de Silvestre II (999-1003) en témoigne mais il était chaque jour plus évident que, pour avoir prétendu assurer l’indépendance du Saint Siège en face de chefs barbares promptement disparus, on lui avait forgé des chaînes autrement durables et par lesquelles sa liberté d’action spirituelle risquait d’être définitivement entravée.

Alors parut Grégoire VII. C’était un moine de l’abbaye de Cluny en Bourgogne, un homme remarquable par son énergie et son intelligence mais qui n’avait point la pondération de son illustre homonyme. Appelé à Rome par le pape Léon IX (1049) Hildebrand fut le secrétaire d’État de quatre pontifes successifs. En 1073 il fut élu lui-même et prit le nom de Grégoire VII. Ainsi de 1049 à 1084 il gouverna l’Église. Son but était de la purifier d’une part, de l’émanciper du joug impérial de l’autre. Il y apporta une audace incroyable. Un concile assemblé à Rome par ses soins décida que le pape serait désormais élu par le collège des cardinaux qui devenait ainsi le sénat de la nouvelle Rome (1059). Le peuple ne conservait plus qu’un vague droit d’acquiescement et l’empereur celui, tout aussi illusoire, de « confirmer » l’élection. En 1073 un autre concile interdit le mariage des prêtres. La révolte fut générale surtout en Allemagne. Car un grand nombre de prêtres étaient mariés ou vivaient en union libre. Le célibat n’existait en somme que dans les monastères et précisément les moines d’alors étaient principalement des laïques. Pour comprendre l’état des choses dans l’Église, il ne faut pas perdre de vue ces points essentiels. Grégoire VII ayant déchaîné des orages de tous côtés y fit tête sans défaillance et tel était le prestige de son caractère et aussi de sa vertu qu’il eût gain de cause. L’empereur allemand Henri IV dont la conscience était du reste chargée de nombreux crimes se rendit en pénitent au château de Canossa le pape l’attendait (1077). Grégoire VII commit alors la plus grande faute qu’il pût commettre. Au lieu de consacrer son triomphe par la mansuétude que lui dictait l’évangile, il humilia follement le souverain repentant et se l’aliéna à jamais. Sept ans plus tard, Henri IV entrait à Rome en vainqueur tandis que son adversaire retiré à Salerne sous la protection des princes normands y mourait bientôt, matériellement abattu mais moralement indomptable. De son œuvre devaient survivre l’indépendance de l’élection pontificale[2] et le célibat ecclésiastique. Sur ces deux points de longues résistances se produiraient encore mais le principe était acquis et les conséquences en seraient immenses. Par contre la papauté se trouvait engagée dans la voie de prétentions insoutenables.

On peut dire qu’à ce moment elle avait cessé d’être « méditerranéenne ». Son histoire en tant qu’institution allait se poursuivre dans le nord, en Allemagne et en France principalement. Mais l’État pontifical, lui, ne pouvait s’abstraire de l’Italie dont il occupait le centre. De là la marche boîteuse du Saint Siège constamment entravé par ses intérêts contradictoires et aux prises avec d’insolubles situations. Étrange tragédie dont les tableaux successifs se déroulent comme un film de cinéma. Voici les dernières années du xime siècle, l’appel à la croisade qui secoue toute l’Europe et témoigne de l’influence qu’y exerce le pape. Or, bientôt après, celui-ci est chassé de sa capitale révoltée tandis qu’à l’appel d’un moine vertueux mais exalté, Arnauld de Brescia, une sorte de pastiche de l’ancienne république romaine s’inaugure au Capitole (1155) et y brille passagèrement. Voici Alexandre III luttant pendant vingt-deux ans (1159-1181) et non sans succès contre l’empereur Frédéric Barberousse qui prétend asservir l’Italie ; puis le sablier se retourne et c’est l’empereur Henri VI qui, tenant à la fois le nord et sud de la péninsule semble devoir mettre Rome en tutelle définitive. Alors surgit Innocent III (1198-1216) : figure singulière, pape à trente-sept ans, dévoré d’activité, poursuivant à la fois la mise en valeur des domaines pontificaux, l’établissement d’une sorte d’arbitrage permanent sur les États chrétiens et l’extermination des hérésies qui, en Flandre, en Languedoc, en Provence, dans la haute Italie viennent de naître, annonçant la Réformation. Un souffle belliqueux passe sur l’Église. Les milices enthousiastes des Dominicains et des Franciscains entrent en scène ; cette création de nouveaux ordres représente la troisième intervention monastique dans la conduite des affaires ecclésiastiques ; les Jésuites plus tard opèreront la quatrième. Mais on est loin des pures aspirations bénédictines ; l’idéal s’obscurcit, se matérialise, dévie vers la politique.

Sous le règne de l’empereur Frédéric II et les pontificats de Grégoire IX et d’Innocent IV, la querelle reprend furieuse entre l’empire et la papauté. L’Italie est à feu et à sang. La plupart des villes du nord, Milan en tête, se rebellent contre le joug allemand et le pape fait cause commune avec elles. D’autres villes se groupent avec Pavie dans le parti impérialiste.[3] La mort de Frédéric sauve l’Italie. L’empire va passer aux mains des Habsbourgs qui se désintéresseront d’elle et reconnaîtront la pleine indépendance des États de l’Église.

Mais l’orgueil pontifical est sans limites. Il s’exalte sans cesse à considérer « le monde entier comme sa propriété » et « le droit des rois comme une émanation du droit des papes ». L’an 1300, Boniface VIII proclame un « jubilé » solennel qui attire à Rome par centaines de mille des pélerins auxquels on a offert des « indulgences » pour racheter leurs péchés. Rome est encombrée. On campe dans les rues. Boniface se croit le maître de l’univers. Il fait porter devant lui les insignes impériaux, le sceptre, le globe, l’épée. Et n’ayant plus d’empereur à combattre, c’est contre le roi de France, Philippe le Bel, qu’il tourne sa colère. Il se déclare établi au-dessus des rois et des empires « pour les gouverner avec une verge de fer » et les briser au besoin « comme le vase du potier ». Suit la scène fameuse d’Anagni. Guillaume de Nogaret envoyé du roi Philippe rencontre le pontife dans cette ville et perdant toute retenue, oubliant le caractère de sa mission, l’âge et la dignité de celui auquel il parle, s’emporte et insulte Boniface. Le frappa-t-il lâchement de son gantelet ? Le bruit s’en répandit. L’attentat en tous les cas eût dû avoir à travers la chrétienté une répercussion formidable et ne l’eût pas. C’est que, sans que la foule se détachât des croyances chrétiennes, un grand mécontentement se manifestait en Europe contre les dirigeants de l’Église.

On s’indignait de leur faste croissant, de leur orgueil jamais assouvi, de leur honteuse vénalité. Les revenus ecclésiastiques étaient devenus immenses et la moitié du sol se trouvait aux mains du haut clergé.

La mort de Boniface VIII fut suivie d’une longue éclipse de la papauté. Cette éclipse eut deux phases. La première se déroula à Avignon où se succédèrent de 1309 à 1377 sept pontifes français qui tinrent leur cour dans cette ville[4] non sans utilité parfois pour les lettres et les arts mais en tous cas sans grande autorité morale sur le reste du monde chrétien. La seconde phase fut encore plus longue (1378-1449). Ce fut celle du schisme ; il y eut deux papes, parfois trois qui s’invectivaient et s’excommuniaient l’un l’autre. Les fidèles divisés, la corruption ecclésiastique grandissante, les gouvernements aux prises avec mille difficultés résultant de ce désordre, telles étaient les lointaines conséquences de l’imprudente attitude de Grégoire VII. Quatre conciles successivement assemblés à Pise, à Constance, à Bâle, à Florence travaillent en vain à rétablir l’unité. Le schisme cesse enfin par l’abdication d’un des pontifes mais l’unité demeure rompue. Bientôt la moitié de l’Europe passe au protestantisme cependant que Rome, sous des papes guerriers ou artistes — un Alexandre Borgia, un Jules II, un Léon X — s’est mêlée activement aux agitations fécondes ou stériles dont vit l’Italie de la Renaissance.

Si la papauté, dès lors, a encore une histoire dont il faut chercher le fil conducteur dans les annales de l’Espagne, de l’Allemagne ou de la France — l’État pontifical n’en a plus. Il survit et voilà tout. Son existence est quelconque et demeurera telle jusqu’au soir du xixme siècle, jusqu’à ce que l’unité politique de l’Italie enfin réalisée y mette un terme et du même coup émancipe le chef de l’Église, si longtemps esclave de sa faible royauté.

  1. Les patriarches chefs des Églises métropolitaines portaient en général un prénom numéroté comme les souverain laïques. Ce n’était pas là un privilège réservé à celui de Rome. Quant au surnom de Pape impliquant une idée familière d’attachement filial, il ne fut pas non plus réservé au pontife romain au début. Ce ne fut le cas que vers le viime siècle environ.
  2. La pratique du conclave (cum clave, sous clef) proprement dit ne date que du concile œcuménique de Lyon en 1274. Pour en abréger la durée on décida que, s’il se prolongeait plus de trois jours les cardinaux enfermés ne recevraient plus à partir du troisième jour qu’un repas par jour. Cette rigueur ne dura pas.
  3. C’est ce qu’on a appelé la guerre des guelfes et des gibelins. Ces noms n’ont aucune raison d’être. Ils viennent d’un duc de Bavière nommé Welf (guelfe) et d’un seigneur de Wiblingen (gibelin) qui s’étaient disputé la couronne impériale ; dispute qui n’avait, en somme, aucun rapport d’origine avec les évènements d’Italie.
  4. Avignon, ancienne colonie de vétérans fondée par les Romains appartint successivement aux Burgundes, à Théodoric, aux Arabes. En 879 elle fut incorporée dans le royaume d’Arles mais en réalité demeura une sorte de république indépendante placée sous un vague protectorat pontifical. Après que les papes s’y furent réfugiés, ils en firent l’acquisition. Avignon et le comtat Venaissin (Vaucluse) ne furent définitivement incorporés à la France qu’en 1791.