Histoires, légendes, destins/06

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 57-62).

Le tragique voyage de la « Jeannette »


Le commander Edward Ellsberg publiait récemment à New-York un livre, Hell on Ice, qui a tout de suite connu la grande popularité. Il y raconte de façon dramatique l’histoire, jusque-là imparfaitement connue, du tragique voyage de la Jeannette à la recherche du pôle nord, vers la fin du siècle dernier. On n’avait publié, jusqu’ici, que des récits fragmentaires et expurgés. Ellsberg a sorti des archives de la Marine, à Washington, le dossier complet. Son récit est d’un intérêt passionnant, d’autant plus qu’il l’attribue à un des survivants et qu’il analyse les réactions psychologiques de malheureux perdus dans les glaces polaires.

L’expédition de la Jeannette avait été organisée par Gordon Bennett, propriétaire du New York Herald, personnage extraordinaire toujours en quête d’incidents sensationnels de nature à mousser le tirage de son journal. Quelque temps auparavant, il avait envoyé Stanley à la recherche de Livingstone, perdu au cœur de l’Afrique. Le retentissement de cette mission lui avait plu. Il en avait envoyé une autre vers les sources du Nil.

Où aller ensuite ? Il accueillit joyeusement le projet du capitaine George-Washington De Long, qui se faisait fort de trouver le pôle nord. De Long lui fit acheter la Jeannette, seul navire existant qui pût faire le voyage, affirmait-il. Bennett ne tarda pas à déchanter. Il fallut effectuer de telles réparations à la Jeannette pour la renforcer que le coût en doubla. Quand l’ingénieur en chef désigné par le ministère de la Marine, George-Wallace Melville, vit le bateau, il n’en fut pas enchanté, loin de là. Et il commença par commander de nouvelles machines. C’était de mauvais augure. D’autant plus que le ministère de la Marine voyait l’expédition d’un mauvais œil et ne prêtait son concours qu’à contre-cœur.

En ce temps-là, on pensait que le Groënland s’étendait jusqu’au pôle et que l’île Wrangel, dont plusieurs explorateurs niaient l’existence, touchait à la Sibérie. Personne n’avait une idée même approximative de l’état des mers au delà du détroit de Behring : on pensait même que le courant de la mer du Japon s’y faisait sentir, de sorte que la mer aurait été libre jusqu’au pôle. C’est dans cet inconnu que se lançait De Long, pour tomber tout de suite dans les ennuis. Son navire pouvait résister à de fortes pressions, mais non pas s’élever au-dessus des glaces. Nansen a été le premier à construire un vaisseau, le Fram, aux côtés arrondis, qui pût subir avec succès un hiver dans les mers arctiques.

La Jeannette quittait San Francisco, le 8 juillet 1879. Son état-major se composait du capitaine De Long, commandant ; du lieutenant Chipp, commandant en second ; de Melville, ingénieur en chef. Jérôme Collins, journaliste, devait raconter le voyage à l’intention du New York Herald. Le professeur Newcomb était chargé des études scientifiques.

D’abord escorté par un navire de la Marine de guerre, la Jeannette, ayant charbonné à la baie Saint-Laurent, dans la mer de Behring, en Sibérie, se lançait seule dans l’aventure le 27 août.

Dès le 6 septembre, elle était prise dans les glaces près de l’île Wrangel. Elle devait y rester jusqu’à la fin de 1880, c’est-à-dire environ quinze mois. Elle n’en sortit que pour tomber en une situation plus dangereuse encore.

Pendant l’immobilité forcée, De Long organisa, malgré une température impossible, un régime systématique d’observations scientifiques. La vie était dure, mais l’énergique commandant la rendait supportable. Pour une partie de son monde, au moins. Les plus faibles ne purent la supporter. Un homme perdit la raison. D’autres sombrèrent dans la mélancolie.

« Dunbar, raconte Melville, ne parlait pas à Newcomb ; Collins et moi ne nous regardions plus ; Newcomb n’adressait la parole à personne ; Collins n’était guère mieux, ne causant aimablement qu’avec Danenbower ; Chipp, silencieux de nature, n’était pas porté à la conversation ; Dunbar devenait taciturne à cause de la maladie qui le vieillissait ; le capitaine, conscient de sa responsabilité, se cantonnait dans une réserve extrêmement officielle ; seuls le docteur Ambler et moi causions comme des êtres humains et normaux… Nous avions souvent l’air d’assister aux funérailles d’un ami très cher. Au fond, en effet, nous avions l’impression d’aller à des funérailles et nous agissions en conséquence. Seulement, ces funérailles étaient les nôtres. »

Collins, le journaliste, était parti avec le titre de matelot, parce que la Marine n’aurait pas admis un civil dans l’expédition. Il vivait et mangeait, cependant, avec les officiers. Quand, pris dans les glaces, le capitaine promulgua un règlement assez sévère pour éviter l’indiscipline, Collins se révolta. On eut beau lui faire remarquer que les officiers eux-mêmes devaient se soumettre au règlement, il invoquait son titre de représentant de Gordon Bennett pour n’en faire qu’à sa tête. Son exemple aurait pu être néfaste. De Long dut se montrer ferme et même sévir, quand l’insubordination de Collins dépassa toutes les bornes. Le malheureux journaliste, dont l’humeur venait de son peu de préparation à une telle aventure et peut-être de la méfiance de ses compagnons qui redoutaient ce qu’il pourrait écrire au retour, faillit hâter le dénouement fatal. Il ne devait pas raconter son voyage : le froid et la faim le vainquirent sur la côte de Sibérie.

De Long avait bien choisi son équipage. Ses hommes étaient capables d’une énergie extraordinaire quand se présentait un danger. Les glaces, en effet, avaient parfois des mouvements inquiétants et le navire pouvait être écrasé. Un jour, une fissure considérable se produisit. L’eau montait dans la coque, les pompes à bras ne suffisant plus. Sous la direction de Melville, l’équipage entreprit de remettre les chaudières sous pression, malgré le froid, malgré l’eau qui envahissait tout, malgré les difficultés sans nombre. Il faut lire ce récit pour comprendre ce que peuvent l’ingéniosité et le courage de l’homme.

En décembre 1880, la Jeannette sortait de sa prison. Mais la navigation était impossible dans une mer déchaînée, encombrée d’icebergs, de champs de glace. Jusqu’en juin 1881, elle s’en alla à la dérive, vers le nord-ouest, sans espoir de jamais atteindre son but.

Le 10 juin, deux champs de glace entre lesquels se trouvait le bateau se rapprochèrent soudain. La pression était trop forte. De Long sut que la fin était proche. Sans tarder, il ordonna d’évacuer le navire et d’emporter tout ce qu’il fallait pour un long voyage. On assista alors à un autre acte d’héroïsme, comme on en avait tant vu depuis le début de la malheureuse expédition.

Jusque-là, l’équipage avait évité le scorbut grâce aux conserves de tomates que De Long, plus renseigné sur ce point que la plupart de ses contemporains, avaient emportées à cette intention.

Quand on abandonna la Jeannette, la provision de tomates était épuisée, il ne restait plus, pour combattre la terrible maladie, qu’un demi-baril de jus de limon, mais flottant à fond de cale dans la coque déjà éventrée. Un immense matelot russe, nommé Starr, s’enroula un câble autour des reins, en confiant l’autre extrémité à deux copains, puis plongea à la recherche de la précieuse barrique, dans l’obscurité de la cale.

L’équipage possédait trois canots. Mais il fallait d’abord traverser un champ de glace. On construisit des traîneaux pour y mettre les embarcations, pendant que la Jeannette se contractait ou s’enflait suivant les mouvements de la glace. Tout le monde s’attela aux étranges voitures, se dirigeant au sud, vers la Sibérie. Au bout de quelques jours, on s’aperçut que le mouvement de dérive avait porté la glace à 25 milles au nord du point de départ. Ce furent, sur la banquise accidentée, des jours d’horreur où les plus faibles faillirent périr. L’un d’eux perdit la raison.

Enfin, on parvint à la mer libre. De Long, Chipp et Melville commandaient, chacun, un canot. L’embarcation de Chipp, la plus petite, était à peine à la mer qu’elle chavirait ; et tout son monde se noya. Melville réussit à aborder dans un village sibérien où il se ravitailla et parvint à se mettre en communication avec le monde civilisé qui n’avait plus entendu parler de la Jeannette depuis deux ans et qui, en vain, avait envoyé des missions à sa recherche.

De Long avait touché la côte beaucoup plus au nord, en un point désolé. Se mettant en quête d’habitations d’un côté, il envoya un homme, de l’autre, vers Melville, pensait-il. L’émissaire, en effet, rejoignit l’ingénieur en chef, qui, ayant forcé les naturels à lui livrer leurs réserves de poisson, se lança à la découverte de son capitaine. Au bout de plusieurs jours, il retrouva sa trace, marquée par les cadavres de ses compagnons. Tous avaient péri et l’on suit en toute son horreur la marche de leur calvaire dans le journal que De Long avait tenu jusqu’à la fin et que, au moment de succomber, il avait eu l’énergie de lancer sur une petite éminence pour l’empêcher d’être enseveli sous la neige. Il n’existe pas de document authentique d’une lecture aussi navrante.

Melville et ses compagnons, grâce au gouvernement russe, finirent par rentrer aux États-Unis.

30 juillet 1938.