Historiettes (1906)/La Cambray

La bibliothèque libre.
Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 197-199).

LA CAMBRAY[modifier]

Un orfèvre, nommé Cambray, qui avoit sa boutique vers le Châtelet, au bout du Pont- au-Change, avoit une femme aussi bien faite qu’il y en eût dans toute la bourgeoisie. Elle étoit entretenue par un auditeur des comptes nommé Pec. Le mari, quoique jaloux naturellement, n’en avoit point de soupçon ; car il le tenoit pour son ami, et croyoit, tant il étoit bon, que c’étoit à sa considération que ce garçon lui prêtoit de l’argent pour son commerce. Par ce moyen il fit une fortune assez grande, et il se vit riche à quatre-vingt mille écus.

Un jour, Patru, comme il pleuvoit bien fort, se mit à couvert tout à cheval sous l’auvent de sa boutique ; mais, pour être plus commodément, il descendit et entra dans l’allée de la maison. La Cambray étoit alors toute seule dans sa boutique ; et, l’ayant aperçu, elle le pria d’entrer : lui, qui la vit si jolie, y entra fort volontiers ; les voilà à causer. La dame, qui n’étoit pas trop mélancolique, se mit à chanter une chanson assez libre. « Ouais ! dit le galant en lui-même, je ne te croyais pas si gaillarde. » Elle vit bien qu’il en étoit un peu surpris. « Vois-tu, lui dit-elle, mon cher enfant, je n’en fais point la petite bouche : l’amour est une belle chose ; mais cela n’est pas bon avec toute sorte de gens ; j’ai une petite inclination. » Cependant la pluie se passe et notre avocat remonte à cheval : comme il étoit un peu coquet, il avoit assez d’autres affaires. Il fut prés d’un mois sans retourner chez la Cambray : il la trouva tout aussi gaie, et, pour ne point perdre de temps, il la voulut mener dans l’arrière-boutique. « Tout beau, lui dit-elle, mon mari est là haut ; mais venez me voir dimanche, il n’y sera peut-être pas, et, s’il y étoit, vous n’avez qu’à demander un bassin d’argent de dix marcs ; il n’y en a jamais de faits de ce poids-là, et vous direz que c’est une chose pressée. » Qui s’imagineroit qu’un jeune garçon manquât à une telle assignation ? Patru y manqua pourtant ; il étoit amoureux ailleurs.

Quelque temps après, comme il étoit à Clamart, il sut que cette femme étoit à une petite maison qu’elle avoit au Plessis-Piquet. Il lui envoie demander audience pour le lendemain ; et tandis que toute la compagnie étoit à la grand’messe il s’esquive, et, à travers champs, il galope jusque-là. Il la trouve seule et s’imaginoit déjà avoir ville gagnée ; mais il fut bien étonné quand cette femme après lui avoir laissé prendre toutes les privautés imaginables, lui déclara que pour le reste il n’avoit que faire d’y prétendre. Il la culbuta par plusieurs fois ; il fit tous ses efforts ; il la mit en chemise ; il fallut enfin s’en retourner sans avoir eu ce qu’il étoit venu chercher. Un mois ou deux après, comme il passoit devant sa boutique, il la salua ; un gentilhomme, nommé Saint-Georges-Vassé, qui connoissoit Patru, étoit avec elle et lui demanda en riant si elle connoissoit ce beau garçon. « Je le connois mieux que vous, lui dit-elle ; je l’ai vu tout nu. » Et sur cela elle lui conta toute l’histoire, et ajouta qu’après y avoir un peu rêvé, elle avoit trouvé que c’eût été une grande sottise à elle de lui accorder la dernière faveur ; que c’étoit un jeune garçon, beau, spirituel, et qui avoit des amourettes ; qu’elle s’en fût embrelucoquée (ce fut son mot) ; qu’il l’eût fait enrager et qu’il l’eût peut être ruinée, s’il eût été homme à cela. Il sut depuis que le jour même qu’elle le vit la première fois, elle commença à s’informer de sa vie et de ses connoissances. En effet, cette même femme, qui le lui avoit refusé à lui, l’accorda à sa recommandation. .

Ce Saint-Georges avoit aussi couché avec elle, mais elle n’avoit pas sujet de craindre de s’embrelucoquer de ces deux messieurs. Pour Pec, ce ne fut que par intérêt au commencement et depuis par reconnoissance. Aucun autre n’en a jamais rien eu par intérêt. Le premier président Le Jay lui offrit une assez grosse somme pour une fois ; mais elle s’en moqua, et disoit qu’elle ne faisoit cela que pour son plaisir.