Historiettes (1906)/La Liquière

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 218-221).

LA LIQUIÈRE[modifier]

C’étoit la femme d’un procureur de Castres, nommé Liquière ; elle étoit belle, avoit de l’esprit, et étoit d’une complexion fort amoureuse ; mais c’étoit une personne assez extraordinaire, car elle donnoit à ses galants, au lieu de recevoir d’eux, et c’étoit la plus grande joie qu’elle pût avoir au monde. Les guerres de la religion obligèrent son mari, qui restoit catholique, à se retirer à Toulouse avec toute sa famille. Comme on commençoit à pacifier toutes choses, un jeune avocat de Castres fut obligé d’aller à Toulouse pour y poursuivre quelques affaires : par hasard il se trouva logé vis-à-vis de cette femme ; il la connoissoit déjà : les voilà les plus grands amis du monde. Il devient amoureux d’elle, et lui déclare sa passion. Elle lui répondit naïvement qu’elle étoit engagée ailleurs ; « car il faut que vous sachiez, lui dit-elle, que comme je ne puis vivre sans ami, aussi ne puis-je en avoir plus d’un à la fois. Tout ce que je puis faire pour vous présentement, c’est de vous prendre pour mon confident, en attendant que la place soit vide ; car je vous trouve bien fait et discret, et ce sont les deux seules qualités que j’estime. » Celui qui la possédoit alors étoit un jeune homme, nommé Canabère, frère d’un président au mortier, et un des garçons de Toulouse le mieux fait. Le jeune avocat savoit tout ce qui se passoit entre eux, voyoit les poulets du galant et aidoit quelquefois à la belle à faire réponse ; mais quoi qu’il fît, il n’en put jamais rien obtenir, et cette femme qui gardoit si mal la foi à son mari, la gardoit si exactement à son galant. Enfin Canabère la quitta pour se marier, et, prenant la connoissance du jeune avocat pour prétexte, lui écrivit une lettre pour rompre avec elle. Elle en fut sensiblement touchée, et pleura la moitié d’un jour, avec autant de douleur qu’il se pouvoit. Le jeune avocat tâcha de la consoler ; mais il n’en put venir à bout. Le soir il la fit souvenir de sa promesse ; aussitôt toute son affliction cesse ; elle se donne à lui, et d’une extrême tristesse passe en un instant à une extrême joie. Ils vécurent en fort bonne intelligence, et eurent bientôt pour se voir la plus grande commodité du monde ; car la Chambre de l’édit, qui étoit séparée à cause des troubles, se rejoignit après la déclaration du Roi, et fut envoyée à Béziers ; de sorte que le mari de cette femme y transporta sa famille ; et l’avocat, qui étoit fils d’ un conseiller, et qui commençoit à travailler au barreau, fut obligé de s’y rendre.

Le mari, qui n’étoit pas autrement satisfait de la conduite de sa femme, étoit en mauvais ménage avec elle, et elle couchoit d’ordinaire seule dans une arrière-chambre, où l’on ne pouvoit aller sans passer par la chambre du père du mari, dans laquelle il y avoit toujours de la chandelle allumée, parce que cet homme étoit extrêmement vieux et incommodé ; et, quoiqu’elle eut assez de commodité de voir de jour son galant, elle eut la fantaisie de passer une nuit avec lui. Il fallut obéir, et passer par cette chambre dont je viens de parler. Le vieillard, qui ne dormoit presque point, soit qu’il eût entendu du bruit, ou qu’il eût entrevu quelque chose, se leva du mieux qu’il put, et, prenant la chandelle, trouva les deux amants couchés ensemble. Ce spectacle le surprit, de sorte qu’il laissa tomber sa chandelle, sans dire autre chose que Jésus ! Maria ! et s’en retourna comme il étoit venu. La belle voulut persuader au galant de sauter par la fenêtre dans le jardin ; mais il ne voulut point quitter un chemin qu’il connoissoit pour un autre qu’il ne connoissoit pas, et, retournant sur ses pas, il ne trouva personne qui l’empêchât de se retirer. Néanmoins, soit que cet accident l’eût dégoûté, ou qu’il pensât à quelque nouvelle amour, il commença fort à se relâcher. Il arriva qu’un nommé Gérard, qui étoit de Béziers, s’imagina que ce garçon en vouloit à une personne qu’il aimoit et, pour se venger, il entreprit de faire l’amour à la Liquière. Elle, qui ne pouvoit endurer qu’on l’aimât à demi, après avoir gagné absolument Gérard, le mit en la place de l’avocat. Sur cela la peste prit à Béziers. Gérard, qui étoit marié, sous prétexte de mettre sa femme et ses enfants en sûreté, les envoya à un village nommé Florensac, après avoir promis de les y aller bientôt trouver. La Liquière, de son côté, laissa aussi partir toute sa famille, et, ayant feint d’avoir quelque affaire pour un jour, alla trouver Gérard, qui n’étoit point sorti de la ville. Là, malgré la peste et l’affliction générale, ils passèrent le temps aussi tranquillement que de nouveaux mariés eussent pu faire. Cela ne dura guère ; car Gérard fut attaqué de la peste, et par conséquent obligé de sortir. Elle le suivit dans la hutte, le servit jusqu’à l’extrémité, et, après sa mort, résolut aussi de mourir, baisa cent fois ses charbons, afin de prendre le mal : « Car aussi bien, disoit-elle, je me laisserai mourir de faim. » On eut bien de la peine à l’arracher de dessus le corps de cet homme ; on la mena dans une autre hutte, où elle fut attaquée. Elle en eut de la joie, et ne recommanda autre chose en mourant, sinon qu’on l’enterrât dans la même fosse où l’on avoit mis son amant.