Historiettes (1906)/La marquise de Sy

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 213-215).

LA MARQUISE DE SY[modifier]

M. de Sy étoit de la maison de Bourlemont de Lorraine mais il demeuroit en Champagne. Sa femme étoit une des plus belles femmes, et lui un des plus pauvres hommes du monde. Amoureux d’elle, c’étoit au commencement de leur mariage, il lui mettoit familièrement la main sous la jupe, en présence de feu M. le Comte, gouverneur de Champagne. Aussi s’en trouva-t -il comme il le méritoit, car M. le Comte le fit cocu.

Depuis, un nommé Neufchâtel, cadet du baron de Chapelaine, dont le père gagna tout son bien dans les gabelles, acheta la terre de Chapelaine en Champagne, et plusieurs autres, la fit bâtir magnifiquement, et y fit une fort grande dépense.

Ce Neufchâtel, qui étoit un brave garçon, et fort bien fait, devint amoureux de la belle, et en jouit. L’affaire se faisoit si hautement que les parents du marquis de Sy l’obligèrent à appeler Neufchâtel. Cet homme, quoique fort peu vaillant, se battit, mais si mal qu’on voyoit bien qu’il ne s’étoit battu que pour n’avoir osé contrevenir à un avis de parents. Ce combat donna encore plus de liberté à Neufchâtel : il continue à voir la dame, avec tant d’autorité que le mari et lui partagèrent, et même il eut une nuit par semaine plus que le mari. Cette folle se dégoûte du marquis à tel point qu’elle ne veut plus qu’il couche avec elle.

C’étoit, comme j’ai dit, un fort pauvre homme, et, de plus, fort amoureux de sa femme. Ne sachant plus que faire, il se jette aux genoux de Neufchâtel pour obtenir cette grâce de sa femme, qui n’y voulut jamais consentir. Les parents de Lorraine, sans qu’il y fût, viennent avec main forte, et surprennent Neufchâtel couché avec la marquise. Il se sauve pourtant, suivi d’un valet, dans un cabinet au bout d’une galerie. La, avec quelques armes qu’ils avoient, ils défendirent, en tuèrent un, et puis se sauvèrent. Tout cela ne servit qu’à rendre ces amants plus insolents : ils vendent les troupeaux et coupent les bois ; enfin elle se trouve grosse, et, parce que tout le monde savoit qu’il y avoit deux ans que son mari n’avoit couché avec elle, elle s’en alla en Hollande pour y accoucher. Neufchâtel l’y fut trouver, et après elle retourna en Champagne.

Voici qui est encore pis que tout le reste. Elle maria sa fille, qui n’avoit que onze ans, à Neufchâtel, et le baisoit devant tout le monde comme son gendre, et ils étoient tombés d’accord qu’il coucheroit trois fois la semaine avec elle et trois fois avec sa fille, et que le dimanche il se reposeroit. Elle ne s’en contenta pas, et ôta un jour à sa fille. Le mari, voyant que Neufchâtel avoit plus d’affaires que jamais, demandoit à coucher quelquefois avec sa femme, mais en vain. Il alla plusieurs fois la trouver, comme ils étoient au lit, pour tâcher d’obtenir qu’on le laissât coucher une heure seulement avec sa femme.

Une nuit qu’ils ne pouvoient dormir, ils allèrent fouetter ce pauvre homme pour se divertir.

Neufchâtel fut tué au blocus de Paris un an ou environ après qu’il se fut marié. Elle remaria sa fille aussitôt à un gentilhomme, nommé Juvigny, à condition que le père de ce garçon coucheroit avec elle ; mais elle le trouva bientôt trop vieux. Enfin elle en vint jusqu’à s’en faire donner par ses valets. Elle mourut, il y a cinq ans ou environ, âgée de trente-neuf à quarante ans.