Honoré de Balzac/II.

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 28-61).

CHAPITRE II

LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

Honoré de Balzac, ou Balzac, — ou plus exactement Balssa, puisque c’est le nom que porte l’acte de baptême de son père, sur les registres de la paroisse de Canezac, dans le département du Tarn, — est né le 20 mai 1799, à Tours, « l’une des villes les moins littéraires de France », du moins est-ce lui qui le dit, où son père exerçait alors les fonctions d’ « administrateur de l’hospice général ». Sa mère, Laure Sallambier de son nom de jeune fille, était d’origine parisienne. Rien ne serait donc plus vain que d’entreprendre ici de caractériser, à l’occasion du fils de cette Parisienne et d’un Languedocien, la Touraine et « le tempérament tourangeau ». C’est dans un « tableau de la France », à la manière de Michelet, qu’il convient de caractériser la Touraine ou la Bretagne, parce que cela n’y tire point à conséquence, mais non dans une étude sur Balzac ou sur Chateaubriand, où il faut tâcher d’être précis ; et, s’il existe peut-être un « tempérament tourangeau », chose dont je ne suis pas très sûr, on ne voit pas bien de qui Balzac l’aurait hérité ; ni comment, ne l’ayant hérité ni de père ni de mère, il l’aurait contracté au collège de Vendôme où, de neuf à quinze ans, il fit ses premières études. C’était, dit-on, un « gros enfant joufflu », qui devait ressembler à tous les « gros enfants joufflus » ; et on conte que déjà sa vocation littéraire précoce émerveillait ses jeunes camarades, mais on le conte aussi de beaucoup d’écoliers qui ne sont pas devenus pour cela l’auteur de César Birotteau, ni même de l’Héritière de Birague. Toutes ces recherches, en vérité, sont bien inutiles ! et aussi, depuis soixante-quinze ou cent ans qu’on s’y livre, n’ont-elles guère abouti qu’à établir magistralement leur entière inutilité.

Le jeune homme acheva ses études à Paris, où son père, en 1814, avait été nommé « directeur des vivres de la première division militaire » ; et, ses études terminées, il commença de faire son droit, en 1816. On a cru devoir noter, à ce propos, que, pour l’initier, selon l’usage et la tradition, à la pratique en même temps qu’à la théorie, ses parents lui firent faire un stage de dix-huit mois chez un avoué, et un autre stage, de dix-huit mois également, chez un notaire. Le notaire s’appelait maître Passez, et l’avoué, maître Guyonnet-Merville. Le second aurait servi de modèle à ce Derville qu’on verra si souvent reparaître dans la Comédie humaine ; et on peut s’amuser à rechercher si l’on ne retrouverait pas quelques traits du premier chez les nombreux notaires de Balzac, et, par exemple, chez l’un de ceux qui sont les héros du Contrat de mariage.

Voulons-nous d’ailleurs nier que, de ce passage aux affaires, Balzac ait tiré quelque profit ? En aucune manière, et bien que les occupations qui sont ordinairement celles d’un troisième ou quatrième clerc, ne soient pas de nature à le faire pénétrer très profondément dans les arcanes du droit et de la procédure. Je voudrais être aussi plus certain que je ne le suis de la solidité des connaissances juridiques de Balzac. Mais ce que je ne mets pas en doute, c’est que, s’il n’avait pas puisé ses connaissances juridiques chez le notaire ou chez l’avoué, il les eût puisées certainement ailleurs, étant Balzac, et son œuvre n’en serait pas moins tout ce qu’elle est. Les hommes de génie savent beaucoup de choses sans les avoir apprises, et nous, qui ne savons les mêmes choses qu’à la condition de les avoir étudiées, nous voulons qu’ils les aient apprises comme nous. Nous avons tort ! Balzac nous aurait demandé volontiers à quelle école, et sur quels champs de bataille, le vainqueur d’Arcole et de Rivoli avait appris l’art de la guerre ?

Aussi bien, et tandis que le jeune homme accomplissait ou subissait ces trois années de stage, d’autres ambitions l’avaient-elles déjà détourné de l’étude du droit. Il avait conçu l’idée d’un drame de Cromwell [1819], — qui était le sujet dont on peut dire qu’à cette époque il hantait toutes les imaginations françaises, poètes, historiens, professeurs, — et, pour s’y préparer, il dévorait « nos quatre auteurs tragiques » sur lesquels il portait ce jugement curieux : « Crébillon me rassure ; Voltaire m’épouvante ; Corneille me transporte ; Racine me fait quitter la plume. » [Correspondance générale. 1820, no VIII.] Mais quand il eut consacré quinze mois d’application à ce drame, il s’avisa d’en vouloir faire l’épreuve sur sa famille et ses amis assemblés. Un juge compétent, — on conte que c’était Andrieux, l’auteur du Meunier Sans-Souci, répétiteur à l’École polytechnique et professeur au Collège de France, — déclara que l’auteur de cette rapsodie devait faire « quoi que ce fût, hormis de la littérature ». [Balzac, sa vie et ses œuvres, par Laure Surville, sa sœur, 1856.] Cet homme de beaucoup d’esprit, et de goût, eût peut-être porté, quelques années plus tard, le même jugement sur Eugénie Grandet et sur le Père Goriot ! Mais Balzac, qui ne pouvait pas le prévoir, accepta la décision en ce qui regardait Cromwell, et même le théâtre ; et c’est alors qu’il se tourna du côté du roman. L’Héritière de Birague [1822] allait être son premier essai dans ce genre.

C’est à dater aussi de ce moment que commence pour lui la vie fiévreuse et désordonnée qui sera désormais la sienne, où les aventures ne tiendront que fort peu de place, mais qui n’en sera pas moins plus épuisante que celle d’aucun de ses contemporains, que l’existence décousue, mais joyeuse, du vieil Alexandre Dumas, et que l’existence laborieuse, mais si régulière, de Victor Hugo. « Le feu a pris rue Lesdiguières, no 9, à la tête d’un pauvre garçon, — écrivait-il à sa sœur confidente, — et les pompiers n’ont pu l’éteindre ». L’incendie allait durer vingt-cinq ans sous la cendre, et le « pauvre garçon » devait s’y consumer. Disons d’ailleurs que c’est ici le beau côté de la vie et du caractère de Balzac. Sa confiance en lui-même, qui ne va pas toujours sans charlatanisme, — et, tout à l’heure, il ne nous sera que trop facile d’en donner plus de preuves que nous ne voudrions, — n’a eu d’égale que son acharnement au travail ; et il est vrai que les détails qu’on lit à ce sujet dans sa Correspondance ne vont pas sans quelque exagération, — il a su, comme Dumas, trouver le temps de « s’amuser », et un peu de la même manière ; — mais rarement existence humaine se dépensa dans un plus pénible et forcené labeur.

Avec tous les appétits, n’ayant trouvé dans son berceau nul moyen de les satisfaire, Balzac n’a demandé de ressources qu’au travail, et, dans la lutte acharnée qu’il a soutenue trente ans contre la dette, on doit dire qu’il n’a jamais compté que sur lui-même, et sur lui seul. Aussi ne sommes-nous pas de ceux qui lui reprocheront bien sévèrement de n’avoir pas eu des goûts plus modestes, ou des ambitions plus bourgeoises, avec plus d’ordre dans ses affaires. Bossuet lui-même, — que peut-être on ne s’attendait pas à voir paraître en cette occasion, — n’a-t-il pas avoué quelque part « qu’il ne pouvait travailler, s’il était à l’étroit dans son domestique » ? Je ne suis donc point offensé de voir la place que les questions d’argent ont tenue dans la vie de Balzac. Il est possible qu’elles en tiennent trop dans sa Correspondance, et notamment dans la volumineuse collection de ses Lettres à l’Étrangère. Cela plaisait sans doute à la comtesse Hanska de constater qu’en toute occurrence la fertilité des ressources de Balzac était supérieure à ses embarras ! et, en effet, le spectacle n’est pas banal de voir ses chefs-d’œuvre s’engendrer de ses besoins de luxe, et sa fécondité, non seulement n’être pas tarie dans sa source, mais croître, pour ainsi dire, avec les exigences de ses créanciers, les nécessités de sa situation, et l’énormité de ses gains. Qui ne sent d’ailleurs que, si les questions d’argent avaient tenu dans sa vie moins de place, elles en tiendraient moins aussi dans son œuvre ; et qui doute que l’œuvre y perdit, je ne veux pas dire de sa « beauté », mais certainement de son caractère et de sa « modernité » ?

Une fois cependant il faillit succomber, et ce fut aux environs de 1825, quand l’Héritière de Pirague, Clotilde de Lusignan, Argow le Pirate et Jane la Pâle ne lui ayant pas rapporté tout ce qu’il en avait espéré, son impatience prit une autre voie de brusquer la fortune, et que, d’homme de lettres, — car de 1825 à 1828, il ne devait rien ou presque rien produire, — il se fut fait libraire, imprimeur, et fondeur de caractères d’imprimerie. Sur cet épisode, assez mal connu jusqu’à ce jour, de la vie de Balzac, le lecteur nous permettra de le renvoyer au livre tout récent de MM. Gabriel Hanotaux et Georges Vicaire : la Jeunesse de Balzac : Balzac imprimeur. [Paris, 1903, Librairie des Amateurs.] Mais nous devons pourtant rappeler ici que l’entreprise, après trois ans de déboires, se termina en 1828 par une liquidation désastreuse, qui laissa Balzac débiteur « à divers » d’une centaine de mille francs, et sans un sou pour les payer. Et, de fait, comme il reprit courageusement sa plume, pour ne la plus poser qu’à sa mort, cette fâcheuse aventure ne vaudrait pas la peine qu’on y insistât, s’il ne fallait voir, dans cette dette énorme, qui ne sera finie de payer qu’en 1838, et en échange de quelles autres dettes ! une excuse assez naturelle de l’âpreté de Balzac en matière d’argent ; et puis, si ce n’était là vraiment, dans la maison de la rue des Marais-Saint-Germain, — aujourd’hui rue Visconti, — qu’il avait commencé son apprentissage de la vie pratique.

Car, ce n’est point du tout, à notre avis, pour avoir fait un stage chez le notaire et chez l’avoué, mais pour avoir eu lui-même à se débattre contre de vrais créanciers, que Balzac a décrit si dramatiquement les péripéties de la déconfiture de César Birotteau, de même que, dans Illusions perdues, quand il retracera les angoisses de David Séchard, il n’aura qu’à se souvenir de celles qu’il a subies, quand il faisait, comme David, métier d’imprimeur.

C’est ce genre d’expérience qui avait fait défaut aux romanciers ses prédécesseurs, lesquels, depuis Le Sage jusqu’à madame Sand, ont tous vécu bourgeoisement, et ainsi, du travail, ou de la misère même, n’ont connu que la forme livresque, je veux dire celle qui n’a pour sanction ni la ruine totale, ni le déshonneur commercial, ni la responsabilité pénale. On devenait « gentilhomme » autrefois, quand on se faisait homme de lettres ; on prenait l’épée, comme Rousseau, n’eût-on quitté que de la veille la livrée de l’office ou de l’antichambre ; et du temps de Balzac on devenait au moins « bourgeois » ; on se classait dans les professions libérales, d’où l’on regardait d’un peu haut, — et dût-on crever de faim quand on rentrait dans sa mansarde, — les métiers qui suent au labeur, ou le marchand qui vendait de la toile à l’enseigne du Chat-qui-pelote. C’est une des raisons pour lesquelles la substance et la vie manquaient au roman, qui, de tous les genres, est sans doute celui dont les racines doivent plonger le plus profondément dans la réalité. Si le roman, avec d’autres qualités, — d’intérêt et d’émotion, d’éloquence et de pathétique, — n’était qu’une très pâle imitation de la vie, c’est que la plupart des romanciers n’avaient pas eux-mêmes vécu, au sens propre, au sens réel, au sens « affairé », du mot, si je puis ainsi dire ; et ils s’étaient généralement mis, en se faisant hommes de lettres au sortir du collège, dans une situation à regarder passer la vie du fond de leur cabinet.

Mais Balzac, lui, a vraiment vécu ! Son expérience a été pratique et effective ; s’il ne l’a vas continuée longtemps, — quoique trois ans, et à l’âge qu’il avait alors, de vingt-six à vingt-neuf ans, soient quelque chose dans une existence d’homme, — il l’a prolongée dans le sens où les circonstances, et le hasard, si l’on veut, l’avaient une fois orientée. De ses entreprises commerciales et industrielles, n’étant sorti qu’avec des dettes, il est demeuré passionnément curieux de la manière dont les Popinot et les Crevel, les du Tillet et les Nucingen, les Pilleraut et les Crottat, les Roguin et même les Gobseck pouvaient avoir fait fortune. Il s’est intéressé à ce que les Birotteau fabriquaient dans leurs « laboratoires ». Il a suivi le cours de la Bourse et celui des denrées : le cours des grains, celui de la garance et de l’indigo. Disons le mot : il a compris que, ce que le génie même ne saurait apprendre que de la vie, c’est la vie, et la vie, non pas telle qu’il nous plaît à chacun de nous la représenter, mais telle qu’on la vit, autour de nous, de notre temps, à tous les degrés de l’échelle sociale, et la vie agitée, ou plutôt composée de préoccupations et d’inquiétudes, qui n’ont rien de très relevé, le plus souvent, ni de très singulier, ni surtout de très rare, mais qui sont la vie, et qu’on ne saurait donc omettre dans la représentation qu’on se propose de nous en donner. Empressons-nous d’ajouter, que s’il y en a d’autres et de moins vulgaires, Balzac ne les a pas ignorées.

Au nombre des personnes qui étaient intervenues pour le sauver de la faillite menaçante, une femme s’était trouvée, madame de Berny, dont on savait bien, — par la Correspondance et par les Lettres à l’Étrangère, — qu’elle avait occupé dans la vie de Balzac une grande place, mais dont la physionomie distinguée, touchante et douloureuse, demeurait encore à demi noyée dans l’ombre. Rencontre assez inattendue ! c’est l’examen des comptes de l’imprimerie de Balzac qui a procuré à MM. Hanotaux et Vicaire le moyen de remettre en lumière la figure de madame de Berny.

Madame de Berny, — femme d’un magistrat et mère de neuf enfants, — avait quarante-cinq ou quarante-six ans, quand elle devint l’amie de Balzac, âgé lui-même alors de vinst-trois ans. Fille d’un musicien de Louis XVI, — il s’appelait Hinner, — et d’une femme de chambre de Marie-Antoinette, madame de Berny avait vécu sa première jeunesse à la Cour. Son père étant mort en 1784, sa mère s’était remariée, en 1787, avec le chevalier de Jarjayes, aide-major général, homme de confiance de la reine, et l’un de ceux qui tentèrent de la faire évader de la prison du Temple : on retrouve son nom dans tous les Mémoires de l’époque. Six ans plus tard, en pleine Terreur, le 8 avril 1793, la jeune fille était devenue madame de Berny. « Filleule du roi et de la reine, — disent d’elle, et avec raison, MM. Hanotaux et Vicaire, — élevée dans les cercles intimes, témoin des dernières fêtes et des premières douleurs, ayant ressenti le choc de toutes les grandes crises, confidente des complots, dépositrice des secrets, ayant eu dans les mains les lettres, les anneaux, les mèches de cheveux ; — il s’agit de deux anneaux d’oreille et d’une mèche de ses cheveux que Marie-Antoinette avait fait parvenir, du pied de l’échafaud, au chevalier de Jarjayes ; — que d’événements dans une telle vie ! Que d’émotions dans ce cœur blessé ! Quels drames lus et devinés dans ce regard déjà lointain ! Quel livre ouvert que cette mémoire vivante, et avec quelle passion le jeune interrogateur de la vie ne devait-il pas le feuilleter ! » Et, plus loin, les mêmes biographes attribuent à cette première liaison de Balzac, non seulement ce qu’on trouve de couleur historique dans un récit tel que l’Envers de l’Histoire contemporaine, par exemple, ou dans un Épisode sous la Terreur, mais encore, si le mot n’était un peu ambitieux, la formation politique du romancier, et ce « royalisme » dont les explosions inattendues contrastent si fort, pour ne pas dire qu’elles jurent avec le caractère général de son œuvre. Il convient d’observer qu’au moins ce royalisme lui a-t-il valu l’admiration, et l’adhésion, de critiques ou de biographes qui ne pardonneraient à un romancier démocrate ni les libertés de la Cousine Bette, ni « l’immoralité » d’un Ménage de garçon.

Mais c’est autre chose encore que Balzac apprit de madame de Berny ; et « la filleule de la reine » fut vraiment une éducatrice pour le fils du « directeur des vivres de la première division militaire ». Elle n’en fit pas un « homme bien élevé » : le tempérament était trop fort ; la personnalité trop extérieure ; l’estime et la satisfaction de soi trop débordantes. Mais, avec la douce et presque maternelle autorité que lui donnait son âge, madame de Berny dégrossit, elle forma, elle « styla » aux usages du monde, le bruyant, pétulant et vulgaire garçon de ses premières lettres, celui qui confondait si facilement le gros rire du commis-voyageur « en balade » avec le sourire de l’homme d’esprit ; et elle n’en fit pas un gentilhomme, — ce qui l’aurait lui-même beaucoup gêné pour accomplir la tâche qui devait être la sienne, — mais elle lui ôta ce qu’on pouvait lui enlever de ses allures naturellement charlatanesques. « Fais, mon chéri, — lui écrivait-elle en 1832, c’est-à-dire à une époque où leur liaison remontait à plus de dix ans, — fais que toute la foule t’aperçoive, de partout, par la hauteur où tu seras placé, mais ne lui crie pas de t’admirer. » C’est un conseil dont Balzac n’a pas autant profité qu’on le voudrait.

On ne saurait évidemment, sans se rendre assez ridicule, essayer de préciser quelle fut la nature des sentiments que Balzac éprouva pour madame de Berny. Mais si peut-être il n’est pas inutile d’avoir aimé soi-même, pour comprendre et pour représenter, au théâtre ou dans le roman, les passions de l’amour, ce fut un singulier bonheur, pour Balzac, à l’âge des amours vulgaires, que d’avoir rencontré madame de Berny. « Il n’y a que le dernier amour d’une femme qui satisfasse le premier d’un homme », a-t-il écrit dans la Duchesse de Langeais. L’éducation sentimentale de Balzac n’a pas été faite, comme celle de la plupart de ses contemporains, au hasard des rencontres de la vie parisienne, par une madame Dudevant, comme l’éducation de Musset, ou par une madame Colet, comme celle de Gustave Flaubert, et encore bien moins par les madame Schontz ou les Malaga de son temps ; mais par une femme qui était « du monde » ; à laquelle il ne semble pas que sa faiblesse ait rien enlevé de la considération qui l’entourait ; et dont la tendresse inquiète, la sollicitude vigilante, l’affection passionnée n’ont sans doute pu qu’épurer une conception de l’amour, qui peut-être, n’eût pas autrement différé beaucoup de celle que l’on retrouve dans les Contes drolatiques. Si je voulais chercher dans son œuvre la femme dont les traits rappelleraient le mieux madame de Berny, je la verrais plutôt dans Marguerite Claës, la victime de la Recherche de l’Absolu, que dans madame de Mortsauf, l’assez déplaisante héroïne du Lys dans la Vallée. Et on peut ajouter que, dans aucun de ses personnages, ou dans aucun endroit de son œuvre, non pas même dans les nombreuses lettres de sa Correspondance où il parle d’elle, Balzac n’a mieux exprimé qu’en Balthasar Claës la nature de son affection pour cette grande amie de sa jeunesse, elle, toujours prête à tout lui sacrifier, et lui, comme Balthasar, toujours prêt, dans l’intérêt du « grand œuvre », à la dépouiller et à la désespérer en l’adorant. « Vous comprenez, — écrivait-il à l’étrangère, en 1834, en lui parlant de madame de Berny, — vous comprenez que je n’ai pas tracé Claës pour faire comme lui ! » On ne se défend guère d’un reproche de ce genre, et on ne va soi-même au-devant de lui, que quand on craint de l’avoir mérité.

Je n’écris pas ici la chronique des amours de Balzac, et même, je l’avoue, s’il n’y avait eu que moi pour soulever le voile qui nous dérobait la figure de madame de Berny, je l’aurais laissé retomber, et il l’abriterait encore. J’aurais eu tort, assurément, et je n’en fais l’aveu que pour m’en excuser. Ce n’est pas pour « s’insérer » dans la biographie de Balzac que madame de Berny l’a aimé ! Et cependant, qui répondrait que la vague idée d’être un jour associée publiquement à la gloire de cet affamé de célébrité n’ait pas été pour quelque chose dans la persistance de son affection ? Mais si l’on ne peut dire avec certitude que ce soit le cas de madame de Berny, c’est sûrement celui de la comtesse Hanska, et c’est ce qui nous oblige à dire quelques mots d’elle. On n’écrit pas, du fond de l’Ukraine, à un homme de lettres, que d’ailleurs on ne connaît point, pour échanger avec lui de purs propos d’esthétique, et deux autres sentiments, en général, se glissent dans une correspondance de ce genre, qui sont : l’espérance plus lointaine d’être admise au partage de la gloire du grand homme ; et l’intention, plus prochaine, de le troubler un peu.

Ai-je besoin, après cela, de rappeler que nous avons, de Balzac à madame Hanska, tout un volume de lettres, — et nous en aurons bientôt deux, — qui contiennent sur Balzac lui-même, et aussi sur quinze ou dix-huit ans de notre histoire littéraire, les renseignements les plus précieux ? Il y a là, par exemple, un certain Jules Sandeau, que l’on nous apprenait à respecter dans ma jeunesse, et qui semble avoir joué, comme ami, dans la vie de Balzac, un rôle non moins piteux que, comme amant, dans celle de madame Sand. On y trouve encore, sur madame Sand, précisément, sur Alexandre Dumas, sur Eugène Suë, sur Victor Hugo, de curieux jugements, et la vraie opinion de Balzac sur ses émules de popularité. Il dit notamment de madame Sand, au lendemain d’une visite à Nohant : « Elle sait et dit d’elle-même ce que j’en pense, sans que je le lui aie dit : qu’elle n’a ni la force de conception, ni le don de construire des plans, ni la faculté d’arriver au vrai, ni l’art du pathétique, mais que sans savoir la langue française, elle a le style, et elle dit vrai. » [Lettres à l’Étrangère, 1838, no CXXXV.] Et, naturellement, tout ce que n’a pas madame Sand, — avec, en plus, la connaissance de la langue française, — on entend bien que c’est ce qu’il croit avoir lui-même. Ce sont aussi les qualités qu’il croit essentielles au roman, et, pour le moment, nous n’en voulons pas dire davantage. Mais, à cet égard, un autre jugement n’est pas moins intéressant à noter, et c’est l’un de ceux qu’il a portés sur Walter Scott. « Voilà douze ans que je dis de Walter Scott ce que vous m’en écrivez, — Madame Hanska venait probablement de le découvrir ! — Auprès de lui lord Byron n’est rien ou presque rien. Vous vous trompez sur le plan de Kenilworth : au gré de tous les faiseurs et au mien, c’est-à-dire de tous les gens du métier, le plan de cette œuvre est le plus grand, le plus complet, le plus extraordinaire de tous. Il est le chef-d’œuvre, sous ce point de vue ; — on remarquera que c’est lui, partout, qui souligne, — comme les Eaux de Saint-Ronan sont le chef-d’œuvre comme détail et patience du fini ; comme les Chroniques de la Canongate sont le chef-d’œuvre comme sentiment ; Ivanhoe [le premier volume s’entend], le chef-d’œuvre historique ; l’Antiquaire comme poésie ; la Prison d’Édimbourg comme intérêt. Tous ont un mérite particulier, mais le génie est partout. » [Lettres à l’Étrangère, 1838, no CXXXIII.] On aime, pour une fois, entendre Balzac parler de son art ! Et les Lettres à l’Étrangère offrent enfin ce genre d’intérêt de nous montrer Balzac aux prises avec un sentiment dont la nature est aussi difficile à déterminer que l’influence en serait impossible à nier sur toute une direction de son œuvre.

C’est le plus fervent des Balzaciens — puisqu’il y a des Balzaciens comme il y a des Moliéristes, — M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, qui nous a vraiment révélé dans un Roman d’amour [Paris, 1893, Calmann-Lévy], et depuis, par la publication des Lettres à l’Étrangère [Paris, 1899, Calmann-Lévy], la personne d’Éveline Rzewuska, comtesse Hanska, qui devait porter un jour le nom de madame de Balzac.

Elle n’est pas très intéressante, et on a quelque peine à comprendre d’abord la grande passion dont il semble que Balzac se soit épris pour elle. Il est vrai que cette passion n’était pas très absorbante, si l’on fait attention qu’après deux rencontres à Genève et à Neuchâtel, ils ne se virent qu’une seule fois, à Vienne, de 1834 à 1842, — qui font huit ans de temps, — et, après la mort du comte Hanski, trois ou quatre fois seulement, de 1842 à 1848, je serais tenté de dire : « entre deux trains », si l’expression n’anticipait un peu sur l’époque. La « correspondance » n’en est d’ailleurs que plus abondante, et encore n’en avons-nous qu’une partie, puisqu’enfin pour deux cent quarante-huit lettres de Balzac, dont quelques-unes sont des volumes, nous n’en avons pas une de madame Hanska ? On aimerait cependant les connaître. Où sont-elles ; et qui nous les donnera ?

Elles nous aideraient peut-être à nous retrouver dans cette histoire d’amour, car, pour les lettres de Balzac, et à l’exception des premières, j’entends celles de 1833 à 1836, je ne puis m’empêcher de trouver que la passion y sonne faux. Je ne veux pas dire qu’elle ne soit pas sincère ! Mais la passion, presque toujours, sonne faux dans les « correspondances » amoureuses des hommes de lettres. Ils sont, presque toujours, en dessus ou au-dessous du ton. Et, dans les lettres de Balzac à madame Hanska, l’aisance est vraiment singulière, pour ne pas dire un peu suspecte, avec laquelle il passe, des protestations les plus ardentes, aux affaires de son intérêt ou de sa vanité littéraire. « Oh ! ma gentille Ève, — lui écrit-il, par exemple, — mon Dieu, que je t’aime ! À bientôt donc ! Plus que dix jours et j’aurai fait tout ce que je devais faire ! J’aurai imprimé quatre volumes in octavo en un mois. Il n’y a que l’amour qui puisse faire de telles choses ! Mon amour, oh ! souffre du retard, mais ne m’en gronde pas ! Pouvais-je savoir, quand je t’ai promis de revenir, que je vendrais trente-six mille francs les Études de mœurs et que j’aurais à atermoyer pour neuf mille francs de procès ? Je me mets à tes genoux chéris, je les baise, je les caresse, oh ! je fais en pensée toutes les folies de la terre ; je te baise avec ivresse, je te tiens, je te serre, je suis heureux comme sont heureux les anges dans le sein de Dieu. » [Lettres à l’Étrangère, 1833, no XXIII.] Et, comme les anges quittent sans doute parfois « le sein de Dieu » pour « bibeloter », il l’informe là-dessus qu’il s’est donné, pour sa chambre, « les deux plus jolis bras de cheminée qu’il ait jamais vus », et puis, pour ses festins, deux candélabres. « Il connaissait en fureteur tous les magasins de bric à brac de l’Europe, » a dit Sainte-Beuve.

Quel est donc le secret de cette longue correspondance, et, — quoique d’ailleurs Balzac ne se refusât aucune distraction, — de cette longue fidélité ? C’est peut-être et d’abord qu’aimant à conter ses affaires, ce qui n’amuse pas toujours les autres, parce qu’on a chacun les siennes, Balzac avait trouvé dans la comtesse Hanska une confidente incomparable, à laquelle il ne dissimulait rien de ses embarras d’argent, un peu exagérés quelquefois, ni des prodiges de labeur, parfois imaginaires, qui lui permettaient d’y faire face. L’étalage de sa force est un des traits distinctifs du caractère de Balzac, et, pendant dix-huit ans la comtesse Hanska lui a permis d’étaler.

Dirai-je qu’avec cela elle était « la comtesse » Hanska ? une étrangère et une grande dame ? En ces temps de romantisme, c’était un singulier honneur pour un homme de lettres que d’être « distingué » par une étrangère et une grande dame. Balzac y fut certainement très sensible. Peu de ses contemporains pouvaient se vanter d’être aimés d’une « comtesse polonaise ; » et sa liaison, vaguement soupçonnée, avec madame Hanska lui était, parmi les « confrères », comme un titre de noblesse ou un privilège d’aristocratie. Il y voyait aussi peut-être un excellent moyen de « réclame ». Et quand, en 1841, après la mort du comte Hanski, l’espérance lui vint d’épouser, ce mariage lui parut sans doute la revanche, longtemps attendue, de ses déceptions de toute sorte ! Madame Hanska la lui fit attendre neuf ans.

Enfin, — et comme en lui l’observateur se retrouvait toujours, — je ne doute pas qu’il n’ait aimé en madame Hanska le modèle aristocratique d’après lequel il a tracé plus d’une de ses figures de femmes, et, sans qu’on puisse dire exactement lesquels, il doit y avoir plus d’un trait d’elle dans les comtesses et les duchesses de la Comédie humaine. Autant que madame de Berny, mais d’une autre manière, madame Hanska a été pour Balzac le juge féminin qu’un romancier songe toujours à satisfaire ; dont il aime à contenter les goûts autant qu’à reproduire les traits ; et auprès de laquelle il se fait un mérite à lui-même de la flatterie caressante qu’il mêle à la fidélité de son imitation.

De telle sorte que, tandis que les amours de tant d’hommes de lettres, n’ont réussi généralement qu’à les détourner de leur œuvre, ce qui est le cas de Musset ; ou n’ont servi qu’à diversifier la monotonie de leur existence et à les délasser de la continuité de leur labeur, ce qui est le cas de George Sand ; au contraire, le génie de Balzac s’est enrichi des leçons de son expérience amoureuse, et s’en est servi comme d’un moyen d’atteindre plus profondément la réalité. Là encore est l’une des raisons qui allaient faire de lui le maître du roman. Ni sa vie ne s’est jamais séparée de son art, ni son art ne s’est distingué de sa vie, et c’est même pour cela que, par une contradiction qui, au fond, n’en est pas une, mais qu’il faut essayer de résoudre, on est étonné, quand on relit attentivement sa correspondance, de voir combien y sont clairsemées, ou « espacées », les préoccupations d’art.

Reportez-vous, pour bien entendre ceci, aux jours héroïques du romantisme, et lisez les premiers Lundis, les Lundis militants de Sainte-Beuve, ses Portraits contemporains, ou la Préface de Mademoiselle de Maupin, ou encore, et plus près de nous, la Correspondance de celui que j’appellerais « le dernier des romantiques », — je veux dire Gustave Flaubert, — si Émile Zola n’avait pas existé. La préoccupation d’art y est constante, si même on ne doit dire qu’elle y va jusqu’à l’obsession. Qu’est-ce que l’art ? et quel en est l’objet ? Cet objet, par quels moyens parviendrons-nous à le réaliser ? Jusqu’à quel point devrons-nous pousser la fidélité de l’imitation ? la recherche du pathétique ? le souci de la forme et du style ? Toute réalité sera-t-elle digne de notre attention ? et, sous prétexte de la « moraliser » aurons-nous le droit, de l’embellir ? ou, inversement, le droit de la « vulgariser » pour en faire la satire, au détriment de la ressemblance ? Toutes ces questions, qui s’agitent autour de lui dans les cénacles, si Balzac ne les ignore pas, on ne voit pas du moins qu’il s’en inquiète beaucoup ; — et cela paraît d’abord un peu surprenant.

C’est qu’il est, à vrai dire, moins soucieux d’art ou de perfection que de succès. Il n’avait que vingt-trois ans quand il écrivait à sa sœur : « À quoi bon la fortune et la jouissance quand la jeunesse sera passée ? Le vieillard est un homme qui a dîné et qui regarde les autres manger, et moi je suis jeune, mon assiette est vide et j’ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, — c’est lui qui souligne, — seront-ils jamais satisfaits ? » [Correspondance, 1822, no XV.] Il ne dit pas : « Produire quelque chef-d’œuvre » ni même : « Perpétuer mon nom dans la mémoire des hommes. » Il dit : « Être célèbre ; » et il veut dire de cette célébrité « qui paie ». C’est un côté fâcheux de son caractère. La réalité lui suffit ; elle lui suffira toujours ; et, comme écrivain ou comme homme, son génie pourra la dépasser, mais son idéal, son ambition d’art, n’ira jamais au delà de se rendre maître d’elle. Ce sera la limite aussi de sa conception d’art. Il ne nourrira point de rêve de perfection solitaire ; il « n’hypothéquera pas » son labeur à « la Postérité » ; il n’attendra pas de l’avenir la compensation de ses déboires, ou la revanche de ses insuccès. La gloire ne sera toujours pour lui que « d’être célèbre », et de l’être actuellement, pour et parmi ses contemporains, de la façon qu’on l’est en son temps, sur les boulevards, dans les journaux, chez les libraires, et notamment par l’étalage du luxe que ses romans lui auront valu. Car, sa philosophie de l’art, à cet égard, est bien simple : le génie crée la fortune, et la fortune prouve le génie. Citons, à ce sujet, ce passage d’une lettre de 1836 :

« Je suis allé trouver un spéculateur nommé Bohain, qui a fait la première Europe littéraire, et à qui j’avais rendu quelques services fort désintéressés. Il a aussitôt convoqué l’homme qui a tiré Chateaubriand de peine, et un capitaliste qui depuis peu de temps fait de la librairie. Et voici le traité qui est sorti de nos quatre têtes.

1oOn m’a donné cinquante mille francs pour éteindre mes dettes urgentes ;

2oOn m’assure pendant la première année, quinze cents francs par mois. La deuxième je puis avoir trois mille francs par mois, et la quatrième quatre mille, jusqu’à la quinzième année, si je donne un nombre déterminé de volumes. Il n’y a entre nous ni auteurs, ni libraires, mais des sociétaires. J’apporte l’exploitation de toutes mes œuvres faites ou à faire pendant quinze ans. Mes trois associés s’engagent à faire l’avance de tous les frais, et à me donner moitié dans tous les bénéfices au dessus du coût du volume. Mes dix-huit, vingt-quatre ou quarante-huit mille francs et les cinquante mille francs donnés sont imputés sur ma part.

» Voilà le fond de ce traité qui me délivre à jamais des journaux, des libraires et des procès.

» … Il est mille fois plus avantageux que celui de M. de Chateaubriand, à côté de qui la spéculation me place, car je ne vends rien de mon avenir, tandis que pour cent mille francs et douze mille francs de rentes, qui en deviendront vingt-cinq quand il aura publié quelque chose, — et encore viagères, — M. de Chateaubriand a tout abandonné. » [Lettres à l’Étrangère, 1836, no CXVII.]

Est-ce un artiste, est-ce un écrivain que nous entendons ? et qui prendrait cette lettre pour une « lettre d’amour » ? Mais c’est bien Balzac qui parle, c’est le vrai Balzac, et ce qu’il y a de plus surprenant, ici, que tout le reste, c’est que cette indifférence à la question d’art est justement, quand on y prend garde, l’une des raisons de la valeur du roman de Balzac.

On a dit du vieux Dumas qu’il était « une force de la nature » ; et jamais éloge plus pompeux ne fut moins mérité : le vieux Dumas ne fut qu’un nègre, tout heureux d’exploiter des blancs, et qui en riait jusqu’aux oreilles. Mais c’est à Balzac que convient le mot de Michelet : « Une force de la nature » ! Oui, si l’on entend par ce mot une puissance obscure et indéterminée, une fécondité sans mesure ni règle ; une sourde activité, qui s’accroît des obstacles qu’on lui oppose, et qui tourne ceux qu’elle ne renverse pas ; une inconscience dont les effets ressemblent, en les surpassant, à ceux du plus profond calcul, inégale d’ailleurs, capricieuse, « tumultuaire », si j’ose ainsi dire, et capable en sa confusion d’engendrer des « monstres » aussi bien que des chefs-d’œuvre : tels sont précisément l’imagination et le génie de Balzac. Une telle force n’a pas besoin d’art. Tout ce qu’elle contient en soi aspire nécessairement à être, et sera, si les circonstances le permettent. Elle ne forme pas d’autres projets, elle n’a pas d’autres intentions, plus lointaines ou plus délibérées, que de se manifester, que de s’exercer, et si l’on le veut, que d’étonner le monde, par la grandeur de son déploiement. Encore cela ne dépend-il pas d’elle, et de même que Balzac n’écrit mal qu’autant qu’il s’applique à bien écrire, de même ses plus mauvais romans, — et il en a fait quelques-uns de détestables, au premier rang desquels aucune considération ne m’empêchera de mettre la Femme de trente ans, — sont-ils ceux où il a voulu faire preuve de plus de pénétration ou de délicatesse, de psychologie, de littérature ou d’art qu’il n’en avait.

L’art de Balzac, c’est sa nature ; et tel n’est pas le cas de tous les grands artistes, — parmi lesquels, au contraire, on en citerait plusieurs dont l’art ne consiste que dans le triomphe qu’ils ont remporté sur leur nature, — mais peut-être est-ce le cas de tous les « créateurs ». On ne fait vraiment « concurrence à l’état civil », selon le mot du grand romancier, qu’avec des procédés analogues ou semblables à ceux de la nature, consciente peut-être de son but, mais inconsciente des moyens qu’elle prend, ou plutôt qui lui sont imposés pour l’atteindre. Et voilà pourquoi les dissertations d’art sont rares dans la Correspondance de Balzac. Mais, aussi, voilà pourquoi ses grands romans ne sont pas moins de l’art, parce que l’art est naturellement compris dans la nature, et qu’on n’a donc soi-même qu’à suivre, pour ainsi parler, le cours naturel de son génie, dès qu’on est, comme Balzac, une « force de la nature ». Il sera d’ailleurs toujours plus prudent de ne pas se croire une « force de la nature », et d’attendre, pour s’en aviser, que l’événement en ait décidé.