Honoré de Balzac/IV.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 93-123).

CHAPITRE IV

LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DES ROMANS
DE BALZAC

On pourrait avancer, sans exagération ni paradoxe, que, de tous les romans, les seuls qui n’ont point de valeur documentaire ou historique avérée, sont précisément ceux qui se donnent eux-mêmes pour historiques : le Quentin Durward de Walter Scott, par exemple ; ou le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny ; ou le Lautréaumont d’Eugène Suë. « Le roman de Quentin Durward, qu’on admire surtout dans ce qui est historique, causa une grosse colère à Honoré : contrairement à la foule, il trouvait que Walter Scott avait étrangement défiguré Louis XI, roi encore mal compris, selon lui : » c’est madame Surville, dans sa notice sur son frère, qui s’exprime ainsi. Mais lui-même, à son tour, dans une lettre à madame Hanska, du 20 janvier 1838 : « Suë est un esprit borné et bourgeois, incapable de comprendre une telle grandeur [celle de Louis XIV et de son temps], lui qui ne vit que des miettes du mal vulgaire et banal de notre pitoyable société actuelle. Il s’est senti écrasé à l’aspect gigantesque du grand siècle, et s’est vengé en calomniant l’époque la plus belle, la plus grande de notre histoire, dominée par la puissante et féconde influence du plus grand de nos rois. » C’est ainsi qu’on peut toujours contester ou discuter la valeur historique d’un roman « historique ; » et qui sait si la Catherine de Médicis de Balzac, dans le Secret des Ruggieri, est plus vraie que le Louis XI de Walter Scott, en son Quentin Durward, ou le Louis XIV d’Eugène Suë en son Latréaumont ? Je me garderais bien d’en répondre.

Mais un roman contemporain, dans lequel même le romancier ne se sera pas proposé de peindre les mœurs de son temps, et encore moins de les « satiriser », mais tout simplement de conter une histoire, et de « plaire », comme disait Molière, sans autre ni plus ambitieuse intention, ce roman, quelle qu’en soit la valeur à tous autres égards, et quand elle serait nulle, aura toujours et nécessairement quelque valeur historique ou documentaire ; et, par exemple, tel est le cas des romans de celui que l’on a quelquefois appelé le « meilleur des élèves » de Balzac, Charles de Bernard du Grail, l’auteur de la Femme de Quarante ans. La raison en est que l’on ne saurait « plaire » à ses contemporains, sans flatter leurs goûts de quelque manière (on sait qu’il y a moyen de les flatter, même en les contrariant, ou en en ayant l’air), et comment les contrarierait-on ou les flatterait-on sans les exprimer ? Il n’y a donc pas de roman contemporain qui ne soit, en quelque mesure, un « document » sur l’esprit de son temps ; qui n’en témoigne ou qui n’en dépose, indépendamment même de toute intention du romancier ; et, en ce sens, il ne semblera pas que ce soit faire un grand éloge des romans de Balzac que d’en louer la valeur historique ou documentaire.

Mais il faut distinguer ! Pas plus en histoire ou en art qu’en justice, tous les témoignages n’ont la même valeur ou la même autorité : tous les documents ne sont pas du même ordre. Le fécond abbé Prévost a écrit une vingtaine de romans : je n’en nommerais pas plus de trois, en commençant par Manon Lescaut, qui aient une valeur historique certaine. Ils sont bien de leur temps, mais ils n’expriment rien ou presque rien de ce temps ; et c’était ce qui désolait Taine, qu’on ne trouvât, — dans les Mémoires d’un homme de qualité, non plus que dans Cléveland, — aucun renseignement sur l’histoire des mœurs, en France, au XVIIIe siècle. Les romans de Prévost sont de leur temps comme en sont les romans de madame Cottin, si l’on veut, et comme la plupart des romans de George Sand sont du leur, c’est-à-dire dans la mesure où l’on ne peut pas, quand on le voudrait, « ne pas être de son temps ». Et, certes, ni les uns ni les autres, — je dis aussi ceux de madame Cottin, — on ne devrait les négliger, dans une étude sur l’évolution de la sensibilité littéraire depuis deux cents ans ! Ils seraient, et ils resteront, des documents essentiels du sujet. Mais on l’entend d’une autre manière quand on loue des romans de Balzac leur vérité « documentaire » ou historique, et on veut dire, littéralement, que l’ensemble en équivaut à des Mémoires pour servir à l’histoire de la société de son temps. Les Mémoires de Guizot ont sans doute un autre genre de mérite : ils n’éclairent pas mieux que la Comédie humaine, d’un jour plus franc, souvent plus cru, l’histoire intime des quinze années de la Restauration et des dix-huit ans de la monarchie de juillet ; — et j’ajoute qu’ils n’en éclairent qu’une partie.

« Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits, » lisait-on dans l’Avant-propos de la Comédie humaine, et c’est d’abord ce qui en fait la valeur historique. Cherchez en effet, et, si vous le pouvez, mesurez dans l’œuvre des prédécesseurs de Balzac la place qu’y occupait la province. Elle est nulle, pour ainsi dire, et nos romans français du XVIIIe siècle ne sont jamais « localisés » qu’à Paris ou à l’étranger, dans l’Espagne de Le Sage, ou dans l’Angleterre de l’abbé Prévost. Mais, dans l’œuvre de Balzac, il a raison de le dire, c’est toute une « géographie de la France » que l’on trouve, une géographie pittoresque et une géographie animée. Aussi, plusieurs de ses descriptions de villes et de provinces sont-elles justement demeurées célèbres, comme la description de la petite ville de Guérande, par exemple, dans Béatrix, ou celle du pays de Fougères, dans les Chouans. Rappelons encore, tout au commencement de la Recherche de l’Absolu, ce que l’on pourrait appeler l’analyse, plutôt que la description, des mœurs flamandes ; et, s’il est permis d’en faire incidemment la remarque, n’hésitons pas à y reconnaître les premiers linéaments d’une méthode qui deviendra celle de l’historien de la Peinture flamande, le malencontreux Alfred Michiels, et celle même de l’illustre historien de la Littérature anglaise. Mais on verra mieux, un peu plus loin, tout ce que la critique de Taine doit au roman de Balzac.

C’est qu’aux yeux de Balzac, la description romanesque, — très différente en ce point, et en plusieurs autres, de la description poétique, — n’existe pas en soi, ni pour elle-même, comme, par exemple, les descriptions de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris. La description poétique, et surtout la description romantique, est à soi-même sa raison d’être et son but, son moyen et sa fin. Nous-mêmes, nous n’y demandons au poète que de s’exalter sur le thème qu’il lui a plu de choisir ; et peu nous importe, après cela, que le principe de cette exaltation soit dans la beauté du thème, ou dans l’intensité de son émotion personnelle ! Mais les descriptions de Balzac ont toujours quelque raison d’être en dehors d’elles-mêmes ; et cette raison d’être, aux yeux ou dans l’intention de Balzac, étant toujours explicative des causes qui ont façonné dans le cours du temps les êtres ou les lieux, les descriptions de Balzac, rien qu’à ce titre, sont donc toujours historiques. On peut d’ailleurs les trouver quelquefois moins « explicatives » qu’il ne les a crues lui-même, et, alors, en ce cas, un peu longues, pour ne pas dire interminables. Toutes ses révoltes contre cette critique ne le défendront pas de l’avoir plus d’une fois méritée. Car, théoriquement, il est possible que nous ne soyons rien de plus que les créatures de l’air ambiant ou du milieu natal ; et on ne pense pas, on ne sent pas surtout en Provence comme en Bretagne, ou à Besançon comme à Caen. Le régime de vie a aussi son influence, la qualité de la nourriture et la nature de la boisson, bière ou vin, schiedam ou whisky : nous en convenons sans difficulté. Mais, en fait, il ne paraît pas « nécessaire » que la douloureuse aventure d’Eugénie Grandet se soit déroulée à Saumur, ou celle de Balthasar Claës à Douai, plutôt qu’à Nérac, par exemple, ou qu’à Villeneuve-d’Agen. Au surplus, ce ne sont là que des questions, ou, si je puis ainsi dire, que des chicanes d’ « espèces », qui ne retranchent rien de la valeur intrinsèque des descriptions. Qu’elles expliquent ou non, et, dans le sens philosophique du mot, qu’elles « déterminent » ou qu’elles ne « déterminent » pas les personnages du romancier, les descriptions de Balzac sont ce qu’elles sont ; et, si rien, à sa date, n’a été plus neuf que cette introduction de la « géographie de la France » dans le roman, on doit dire aujourd’hui que, dans cet art de mêler le passé local au présent, et de les fixer ensemble dans une inoubliable image, Balzac, depuis un demi-siècle, n’a pas été surpassé.

Car, — c’est un point qu’il convient d’indiquer sans y insister, — d’autres romanciers, à son exemple et sur sa trace, comprenant ce qu’il y avait de ressources pour le roman dans la peinture des mœurs provinciales, ont bien pu réussir à nous rendre une image, celui-ci de sa Bretagne et celui-là de sa Provence, un autre de ses Flandres, et un autre encore de son Languedoc ou de son Quercy natal ! Mais Balzac, lui, c’est la Bretagne et la Normandie, c’est Alençon et c’est Angoulême, c’est Grenoble et c’est Besançon, c’est Nemours et c’est Issoudun, c’est la Touraine et c’est la Champagne ! De 1830 à 1850, la « vie de province » en France, n’a pas eu de peintre plus universel ; et, dira-t-on peut-être là-dessus que la ressemblance des portraits qu’il nous a donnés est quelquefois discutable ? Ce n’est pas mon avis ! Mais quand on s’attarderait à discuter cette ressemblance, quand nos provinces ou nos villes refuseraient de se reconnaître dans son Eugénie Grandet et dans son Ursule Mirouet, dans sa Pierrette et dans sa Rabouilleuse, dans sa Béatrix et dans son Curé de Tours, il resterait encore que tous ces portraits diffèrent les uns des autres ; que, de chacun d’eux, nous recevons une impression très particulière ; que cette impression devient dans notre souvenir inséparable de leur original ; et le sens de l’histoire, en tant qu’il est le sens de la diversité des époques ou des lieux, peut-il être, sera-t-il jamais quelque chose d’autre ou de plus ? Il en est des époques en histoire, comme des « styles » en art, qui ne constituent des « styles » ou des « époques » que par leurs différences, et ces différences ne sont perçues, et ne peuvent l’être, que dans leur juxtaposition ou dans leur succession. Mais qu’y a-t-il au delà de ces différences, et même y a-t-il quelque chose ?

C’est ce que je voudrais mieux montrer encore en reprenant ici une indication de Sainte-Beuve, et en parcourant quatre ou cinq des romans de Balzac, dans l’ordre où se sont succédé les époques de l’histoire contemporaine dont ils sont des illustrations, des épisodes, ou des monuments.

Voici, par exemple, les Chouans [1829], qui ne sont pas, je le dis tout de suite, un de ses bons romans, et qu’en vain a-t-il refaits pour les adapter au plan de la Comédie humaine, ils n’en demeurent pas moins un roman de sa première manière : je veux dire celle qu’il a désavouée. Ce qui fait que les Chouans ne sont pas un des bons romans de Balzac, c’est qu’ils sont historiques à la manière des romans de Walter Scott. On essaie de nous y intéresser à la « résurrection » d’une époque historique, par le moyen d’une donnée sentimentale dont le romanesque passe les bornes de l’invraisemblance ; et le développement de cette donnée rappelle, même à ceux qui ne les ont pas lus, le mélodramatique d’Argow le Pirate et de l’Héritière de Birague. Il y a là des fantômes, il y a des souterrains, il y a des cachettes « pleines d’or » ; il y a aussi des êtres humains à l’épreuve des balles, et même de la baïonnette, aussi longtemps du moins qu’il le faut pour conduire l’intrigue jusqu’à son dénouement. Il y a encore une « courtisane amoureuse » — nous sommes en 1829, — et un « marquis » dont l’amour refait à sa maîtresse une virginité. Mais rien de tout cela n’empêche quelques traits de se dégager du brouillamini de l’intrigue, et, en somme, Balzac a bien fait de ne pas renier ses Chouans. Ils ne sont pas « décidément » un « magnifique poème », comme Balzac les qualifiait quand il les relut pour la dernière fois, en 1843, mais, « le pays et la guerre y sont décrits avec un bonheur et une perfection rares ». Et puis, plus impartial à ses débuts qu’il ne le sera plus tard, Balzac, dans ses Chouans, a merveilleusement saisi et rendu ce qu’il y eut de complexe dans ce mouvement de la chouannerie, où tant de mobiles inavouables se mêlèrent, pour le rendre inutile, à tant de désintéressement ; où des deux parts il fut déployé tant d’héroïsme, sans doute, mais aussi tant de férocité ; et sur lequel, en vérité, ce que l’on peut dire de plus juste, c’est que l’histoire n’a pas encore prononcé son jugement.

Franchissons maintenant un intervalle de cinq ou six ans, 1799-1806, et lisons Une ténébreuse Affaire [1841]. Ce beau roman, dont je vois que certains biographes ou critiques de Balzac ne parlent qu’avec une espèce de moue dédaigneuse, n’en est pas moins, à mon sens, un de ses chefs-d’œuvre ; et il ne suffit pas, pour l’avoir condamné, de l’avoir appelé un « roman policier » : l’exécution est trop sommaire. On a toujours aimé les « histoires de brigands », non seulement en France, mais dans toutes les littératures ; et qu’est-ce donc que les Misérables, dont je vois les mêmes juges faire une si singulière estime, sinon un « roman policier » ? En est-il pour cela plus mauvais ? Ou, par hasard, le drame ou le roman d’une conspiration ne serait-il donc « littéraire », qu’autant que la conspiration daterait pour le moins du temps de Louis XIII ? et cesserait-il de l’être pour devenir ce que l’on appelle un peu méprisamment « policier » quand c’est la vie de Napoléon qui s’y joue ? Voilà de bien singulières distinctions !

Pour nous, indépendamment de l’intérêt propre de l’intrigue, et de l’originalité de quelques caractères, tels que celui du régisseur Michu et de Laurence de Cinq-Cygne, il y a trois choses, dans Une ténébreuse Affaire, qui mettent ce roman au premier rang de l’œuvre de Balzac. Je ne sache pas d’abord que, nulle part, dans aucun autre roman, ni peut-être dans aucun livre d’histoire, on ait mieux reconstitué la pesante atmosphère qui fut celle où respira la France, de 1804 à 1812 environ. Un seul homme était tout un grand pays, qui ne vivait, ou ne semblait vivre, que de l’impulsion que cet homme lui communiquait. Là où il était, là battait le cœur de la France, et, de ce centre à la circonférence, les pulsations ne s’en transmettaient que ralenties et diminuées. On somnolait dans la paix du silence, et toutes les fonctions sociales semblaient interrompues, qui n’avaient pas pour objet de procurer de l’argent, des hommes, et des victoires à l’Empereur. Cependant, sous cette formidable compression, — à laquelle, maintenant que nous la connaissons mieux qu’au temps de Balzac, on n’en citerait guère qui soit comparable dans l’histoire, — des rancunes veillaient, habiles à se dissimuler, d’inexpiables rancunes, qui n’étaient retenues de se manifester imprudemment ou prématurément, que par la crainte de ne pas aboutir ; et c’est encore ce que Balzac a bien vu. Peut-être n’y a-t-il jamais eu, pas même à Rome sous les Empereurs, de pouvoir plus instable ni plus menacé que celui de Napoléon ; et, si j’osais dire que l’une des raisons de ses guerres perpétuelles est dans le besoin qu’il avait du prestige de la victoire pour se maintenir sur son trône, je ne dirais rien qu’il ne fût aisé de prouver par des témoignages que l’on emprunterait à ses historiens les plus autorisés : à M. Frédéric Masson, par exemple, dans son livre sur Napoléon et sa famille ; ou à M. Albert Sorel dans son livre sur l’Europe et la Révolution française. Et ce que Balzac a encore très bien vu, — éclairé d’ailleurs qu’il était, et renseigné, comme pouvait l’être M. Thiers, par les survivants de l’Empire, nombreux encore en 1840, — c’est le jeu de quelques hommes, et de quelques-uns de ces survivants eux-mêmes, qui, se rendant bien compte que l’Empire ne durerait pas toujours, ni même longtemps, se préoccupaient principalement, en le servant, de le faire tomber, et s’il tombait, de le faire tomber d’une chute qui leur fût utile, et même avantageuse.

Classons donc, avec Balzac, Une ténébreuse Affaire, dans les Scènes de la Vie politique, et si nous voulons à force, parce qu’en effet, la police y joue son rôle, que ce soit « un roman policier », disons alors qu’un roman policier, quand il est de Balzac, et qu’il s’intitule Une ténébreuse Affaire, passe en intérêt, comme en importance historique, des romans beaucoup plus « distingués », peut-être, tels qu’Adolphe, par exemple, et tels qu’Obermann. Mais ce qu’il est de plus, par rapport aux Chouans, c’est une suite, une continuation, c’est un tableau expressif et représentatif d’un moment historique, précis et déterminé, dont il nous rend à la fois les caractères, les couleurs, et surtout l’atmosphère. Et, pour achever d’un dernier trait la ressemblance, Balzac, dans une scène admirable, a voulu que la fierté de Laurence de Cinq-Cygne s’inclinât devant le prestige de celui qui, ce soir-là, se préparait à remporter le lendemain la victoire d’Iéna, puisque l’Empereur était de ces hommes à l’influence personnelle desquels on ne se soustrait guère, et dont il fallait s’éloigner d’abord, ou ne jamais s’approcher, si l’on voulait conserver à leur égard la liberté de ses rancunes, de ses haines, et de son jugement.

Que dirai-je maintenant de César Birotteau [1837] et où trouverons-nous un tableau plus vivant des premières années de la Restauration ? Le titre du roman, à lui tout seul, ne résume-t-il pas déjà toute une époque : Grandeur et Décadence de César Birotteau, marchand parfumeur, adjoint au maire du IIe arrondissement de Paris, chevalier de la Légion d’honneur ? Si d’ailleurs on a cru pouvoir dire d’Une ténébreuse Affaire qu’il fallait être presque magistrat pour en suivre l’intrigue, c’est une critique ou un éloge que l’on ne saurait faire de César Birotteau, attendu que le roman est de ceux où l’on pourrait soutenir qu’il ne se passe exactement rien ; et, sans aucun doute, avant la révolution opérée par Balzac dans le roman, on l’eût dit ! César Birotteau, ayant inventé la double Pâte des Sultanes et l’Eau carminative, fait fortune ; puis, pour avoir voulu aller trop vite, César Birotteau se ruine ; et, en vérité, c’est tout le roman. Comment, d’un pareil sujet, où pas plus qu’il n’y a d’intrigue, pas plus il n’y a de caractères qui sortent de l’ordinaire ni presque du commun ; où l’on ne voit point de violentes passions déchaînées, où l’amour même n’a rien, pour ainsi dire, que de calme, de raisonnable et de bourgeois ; dont tous les personnages ne sont que de petites gens, et dont la catastrophe enfin ne consiste qu’en une faillite, comment Balzac a-t-il pu tirer le roman qu’est César Birotteau ? C’est précisément ce que nous essayons d’expliquer, et quand nous y aurons réussi, si nous y réussissons, la présente étude sera terminée. Mais, pour le moment, nous n’en voulons signaler que la valeur de représentation historique ; et jamais adaptation d’un sujet à une époque déterminée ne fut sans doute plus parfaite. Réduite aux proportions de ce qu’on appelle un tableau de genre, c’est bien ici la Restauration tout entière. Plus vieux d’une vingtaine d’années, César Birotteau ne serait pas César, mais Ragon, son prédécesseur à l’enseigne de la Reine des Roses ; et, plus jeune de vingt ans, il y serait son propre successeur, le triomphant Crevel.

C’est de cinq ou six ans encore que nous avançons dans l’histoire du siècle, avec la Rabouilleuse [1842], qui n’est assurément pas le plus « moral » des romans de Balzac, mais qui en est sans doute l’un des plus « naturalistes », et, surtout, à juste titre, l’un des plus admirés. Car, nous partageons cette admiration ! Seulement, et tandis que ce que l’on y admire le plus, depuis que Taine, dans son Essai sur Balzac, en a comme ramassé et concentré tous les traits sous le grossissement de son style, c’est le caractère de Philippe Bridau, l’un des « monstres » les plus odieux et les plus complets de la Comédie humaine, où il y en a tant, je ne nie pas qu’en effet ce Bridau ne soit une des plus vigoureuses créations de Balzac, et je souscris à tout ce que Taine en a pu dire, mais c’est autre chose que j’apprécie dans un Ménage de Garçon. Je ne m’y intéresse pas moins au commandant Gilet, le tyran redouté d’Issoudun, ou au capitaine Giroudeau qu’au colonel Bridau lui-même. Les silhouettes à peine indiquées du « dragon » Carpentier, de l’ « artilleur » Mignonet, du capitaine Potel ou du capitaine Renard, ne me sont pas indifférentes. J’aime à imaginer d’après elles ce qu’eussent été les Scènes de la Vie militaire. Et, de fait, ce sont là trois ou quatre biographies dont les accidents et la diversité jettent une singulière lueur sur un autre aspect de la Restauration.

Dans le même temps que les Birotteau faisaient fortune, que devenaient en effet ces « demi-soldes », colonels de vingt-cinq ans, à qui l’on contestait jusqu’à leur grade acquis sur les derniers champs de bataille de l’Empire, et que, du sommet de leurs ambitions, exaltées par l’exemple de ces maréchaux, Ney ou Murat, dont ils connaissaient l’histoire, la paix avait, pour ainsi dire, précipités dans la régularité de la vie civile ? Si quelques-uns d’entre eux, à l’imitation des grands chefs, s’étaient ralliés aux Bourbons, et continuaient de servir leur pays sous le drapeau blanc, d’autres avaient dépouillé tout esprit militaire en déposant l’uniforme, étaient devenus de vagues fonctionnaires, s’étaient tant bien que mal accommodés aux temps nouveaux. Mais d’autres encore, décorant du nom de fidélité au grand homme leur bruyante capacité de se soumettre à aucune règle, promenaient de cafés en cafés leur redingote de coupe militaire et leurs propos insultants, leur ruban de la Légion d’honneur et leurs appétits inassouvis. Le commandant Gilet et le colonel Bridau sont des « lascars » de cette espèce. Quelques restes de vertus militaires, — la bravoure physique, le sang-froid en présence du danger, la rapidité de la décision, un mépris de la vie qui d’ailleurs s’accorde fort bien, tant qu’on vit, avec le ferme propos de tirer de la vie tout ce que l’on pourra de jouissances, — ne servent qu’à masquer en eux les pires des vices et les plus dangereux. De tels hommes caractérisent une époque. Leurs vices ou leurs appétits peuvent bien être de tous les temps ; leur manière de les satisfaire n’est que de sa date. Expressifs ou représentatifs, ils le sont surtout d’un ensemble ou d’un concours de circonstances qui ne se sont rencontrées qu’une fois, et dont ils ont commencé par être les « créatures » avant d’en devenir l’ « expression ». Et peut-être, au lieu de « créatures » devrais-je dire « les produits », si peut-être ce mot rendait mieux encore ce qu’il y a d’eux en eux qui n’est pas d’eux, mais du « moment » et comme on dit, de l’ « ambiance » où ils ont évolué ; et c’est ce qui achève d’en préciser la signification historique. Ce sont des « documents » de premier ordre que les deux ou trois biographies militaires d’un Ménage de Garçon, et pour dire tout ce que j’en pense, je doute si les archives du Ministère de la guerre, dans leurs dossiers, en contiennent de plus authentiques, et de plus intéressantes. Des biographies civiles, non moins intéressantes, et qui complètent le tableau de l’époque, sont celles du munitionnaire du Bousquier, dans la Vieille Fille, ou encore, dans Illusions perdues, celle du baron Sixte du Châtelet.

Même valeur historique encore dans l’avant-dernier des grands romans de Balzac : c’est la Cousine Bette [1846] ; et, sous ce rapport, je ne sache rien de plus instructif que la confrontation du personnage de Crevel avec celui de César Birotteau. La vanité de Birotteau se contenait encore dans les bornes de sa profession ; on peut même dire qu’elle s’y complaisait ; il était heureux d’être quelqu’un « dans la parfumerie » ; et quoique, naturellement, ce parfumeur arrivé n’eût pas de lui-même une médiocre idée, cependant il s’inclinait encore, il s’inclinait même avec une sorte de fierté, devant les « supériorités sociales », et, jusque dans la fortune, il avait le sentiment de ce qui lui manquait. Mais, précisément, c’est ce qui manque à Crevel, le sentiment de quelque chose qui lui manquerait, ou que quelque chose pourrait lui manquer ! et devant quelles « supériorités sociales » ce bourgeois s’inclinerait-il, s’ils sont devenus, lui et ses pairs, depuis 1830, et en trois jours, toutes les supériorités sociales ? Et, en effet, qu’y a-t-il au-dessus d’un bourgeois libéral de 1840 ; d’un homme qui « s’est fait lui-même » ; et à qui son succès est une preuve de son mérite, sa fortune, une garantie de son intelligence, la considération qui l’entoure, un témoignage du prix que les autres hommes attachent à tout ce qu’il possède ? un homme qui n’a qu’un signe à faire pour devenir, sous le nom de député, une fraction du souverain de son pays ? et que la vente en gros de l’ « eau carminative » ou de l’ « huile de Macassar » a rendu l’égal de toutes les besognes sous lesquelles autrefois ont plié les Turgot et les Colbert, les Mazarin et les Richelieu ? Ce bourgeois, c’est Crevel ! et Balzac n’a jamais tracé de portrait plus criant de ressemblance, qui soit moins une caricature en ce qu’il semble avoir, par endroits, d’excessif, ni en qui se résume ou s’abrège, avec plus de vérité, l’histoire de toute une génération. La Reine des Roses est toujours la Reine des Roses, mais toute une transformation s’est accomplie de César Birotteau à Célestin Crevel : la Cousine Bette est un épisode de cette transformation. Et, dans le récit de cet épisode, il y a beaucoup d’autres choses, mais rien de plus remarquable que le relief et la saisissante vérité des traits par lesquels, en s’opposant à tous ceux qui l’ont précédé, il s’affirme, si l’on ose ainsi dire, contemporain de son époque. La monarchie de Juillet revit dans la Cousine Bette, comme les années heureuses de la Restauration dans César Birotteau, et comme dans les Chouans l’esprit de la Révolution.

On voit peut-être ce que nous voulons dire, en insistant sur la signification proprement historique des romans de Balzac ; et combien ce genre d’historicité diffère, tout en en procédant, du caractère des romans de Walter Scott. Mais faut-il aller plus loin, et par exemple, faut-il faire état des jugements historiques de Balzac, en tant que tels, et comme on fait des jugements de Guizot, par exemple, ou même de Michelet, sur la Révolution, sur l’Empire, sur la Restauration ? C’est l’opinion de quelques balzaciens fervents, et si nous les laissions dire, une centaine de pages du Médecin de campagne [1833], — c’est le chapitre intitulé : le Napoléon du Peuple, — contiendraient autant de vérité que les vingt volumes de Thiers sur le Consulat et l’Empire. On cite aussi les conversations des hommes d’État de la Comédie humaine, les Rastignac et les de Marsay, dont l’une des plus curieuses est celle qui sert de Post-scriptum à Une ténébreuse Affaire. Mais ce n’est là, je pense, qu’un exemple du besoin que nous avons de confondre les genres ! et, au lieu d’être d’admirables romans, si la Cousine Bette ou un Ménage de Garçon étaient de vraies « histoires », quel bien, je veux dire quel honneur croit-on qu’il en revînt à Balzac ? Est-ce donc qu’en affectant les allures de l’indépendance d’esprit, nous serions toujours esclaves des catégories de l’ancienne rhétorique ? croirions-nous encore avec elle que le roman est un « genre inférieur » ? et, même quand il s’agit du roman de Balzac, nous imaginerions-nous que nous en relevons en quelque sorte le mérite, en le rapprochant tantôt du « drame » ou tantôt de l’ « histoire », tandis qu’au contraire son originalité véritable, — et toute cette étude ne tend qu’à le prouver, — est d’avoir égalé ou rempli sa propre définition. Les romans de Balzac ne sont pas de l’histoire, ni surtout des « romans historiques », mais ils ont une signification, une valeur, une portée historiques, et cette valeur est ce qu’elle doit être pour qu’en étant historiques, et de cette manière, ses romans soient pourtant des romans.

Ce qu’il est permis d’ajouter, c’est que cette valeur a paru se préciser et s’accroître, depuis qu’une manière nouvelle d’écrire l’histoire s’est accréditée parmi nous. Déjà, tous les Mémoires qu’on a publiés depuis une cinquantaine d’années sur la Révolution et sur l’Empire, avaient été comme autant de « preuves à l’appui » des divinations ou des inductions du grand romancier. Mais, quand au contenu des Mémoires sont venus se joindre les résultats des recherches, ou des fouilles, opérées dans les archives, c’est alors qu’on a pu s’étonner à bon droit de la justesse et de la profondeur du « sens historique » de Balzac.

Je songe, en écrivant ceci, à tels récits que M. Ernest Daudet a rassemblés naguère dans un volume intitulé : la Police et les Chouans sous le premier Empire, et au Tournebut de M. G. Lenôtre. On trouvera dans le premier l’histoire authentique et en quelque sorte officielle de l’enlèvement du sénateur Clément de Ris, histoire qui est le thème fondamental d’Une ténébreuse Affaire ; et Tournebut n’est autre chose que le compte rendu complet et détaillé de l’affaire que Balzac a résumée dans l’Envers de l’histoire contemporaine. On pourra se convaincre, à cette occasion, du rôle considérable que « la police » a joué dans la politique des cinquante premières années du siècle qui vient de finir, et peut-être jugera-t-on que les moyens policiers des agents de Balzac font moins d’honneur à la fécondité de son imagination qu’à la fidélité de son observation. Mais on y verra surtout de quelle manière nouvelle de traiter l’histoire Balzac a été l’initiateur en son temps. Et, peut-être, à cette occasion voudra-t-on s’étonner avec nous que plusieurs de ceux qui n’en doivent qu’à lui la connaissance et l’art, se soient acquittés de leur dette en la réglant, de préférence, avec Stendhal et les frères de Goncourt.

« En saisissant bien le sens de cette composition, — lisons-nous encore dans l’Avant-propos de la Comédie humaine, — on reconnaitra que j’accorde aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie individuelle, à leurs causes et à leurs principes, autant d’importance que jusqu’alors les historiens en ont attaché aux événements de la vie publique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre, entre madame de Mortsauf et la passion [le Lys dans la Vallée], est peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues. » Et, selon son habitude quand il parle de lui-même, il exagère ! Entre la bataille qui se livre dans le cœur de madame de Mortsauf, et je ne dis pas la plus illustre, mais la moins fameuse des « batailles connues », il y aura toujours cette différence que la moins fameuse des « batailles connues » a interrompu ou changé des milliers de destinées humaines, tandis qu’après tout la défaite ou la victoire de madame de Mortsauf sur elle-même et sur sa passion, n’intéresse qu’elle-même… et ce grand nigaud de Félix de Vandenesse. Ce n’est pas moi qui l’appelle un grand nigaud ! c’est madame de Manerville, à laquelle il avait eu l’imprudence ou la fatuité d’adresser le manuscrit du Lys dans la Vallée. Mais n’épiloguons pas sur le choix de l’exemple ! Au lieu du Lys dans la Vallée, supposons qu’il s’agisse de la Cousine Bette ; et comprenons ce que Balzac a voulu dire.

Il a cru, pour l’avoir observé, que nos actions, même publiques, étaient toujours, comme on dit aujourd’hui, « conditionnées » par les circonstances de notre vie privée. Il a cru que les causes, qui dans un cas donné déterminaient les actions d’un homme en un sens, et celles d’un autre homme dans un autre sens, étaient situées en général plus loin et plus profondément qu’on ne le pense, et ne dépendaient pas tant de l’heure ou de la circonstance, que d’une longue préméditation des acteurs, inconsciente, mais non pas pour cela tout à fait ni précisément involontaire. « Je me suis senti poussé par une force intérieure, à laquelle je n’ai pu résister. — Examinons un peu cela, et voyons si la direction que vous avez donnée à votre vie n’aurait pas eu pour objet de rendre cette force irrésistible ». Si c’est bien ainsi que se pose aujourd’hui la question du déterminisme historique, ne devons-nous pas rappeler que c’est bien ainsi qu’elle se pose déjà dans les romans de Balzac ? Et s’il serait aisé de montrer, comme nous le montrerons, que c’est bien à lui, Balzac, et non à un autre, philosophe ou historien, que toute une moderne école a emprunté cette conception de l’histoire, n’est-ce pas une preuve encore, s’il en fallait donner une dernière, de la profondeur de son sens historique ?

Mais la valeur historique d’un roman tel que la Cousine Bette ou César Birotteau n’en constitue pas tout le mérite, et sur tant d’autres romans, — mettons Mauprat ou Marianna, — s’ils n’avaient que cette supériorité, seraient-ils les romans qu’ils sont ? Je le crois, pour ma part, et je viens d’essayer d’en dire les raisons.

La « ressemblance avec la vie » n’est, si l’on le veut, qu’un mérite du roman, mais elle en est un mérite, ou plutôt le mérite essentiel. Nous voudrions que l’on eût ici commencé de l’entrevoir. Et si le roman de Balzac a certainement d’autres qualités, nous voudrions que l’on vît bien, dans le chapitre suivant, la liaison de ces autres qualités avec cette qualité fondamentale et première. La valeur proprement littéraire ou esthétique du roman de Balzac n’est qu’un prolongement de ce que nous en avons appelé la signification historique.