Honoré de Balzac/V.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 124-183).

CHAPITRE V

LA VALEUR ESTHÉTIQUE DU ROMAN DE BALZAC

Existe-t-il des qualités que l’on puisse nommer proprement « littéraires » ; dont la présence ou la réalisation suffise à différencier une œuvre littéraire de celle qui ne le serait pas ; et des qualités, en dehors desquelles il pourrait d’ailleurs y avoir tous les mérites que l’on voudrait, mais rien de littéraire ? On le pensait jadis ; et Balzac lui-même n’était pas éloigné de le croire quand, dans une phrase très curieuse que nous avons citée plus haut, après avoir déclaré que George Sand n’avait ni « la force de la conception », ni « le don de construire un plan », ni « la faculté d’arriver au vrai », ni « l’art du pathétique », il ajoutait qu’en revanche elle avait eu « le style » ; — et c’était assez de cette qualité, réputée « littéraire » entre toutes, pour qu’elle fût à bon droit devenue George Sand, c’est-à-dire le seul romancier dont la popularité, aux environs de 1838, surpassât où égalât la sienne. Mais, de plus, Balzac ne semblait-il pas dire, en s’exprimant ainsi, que des qualités telles que « le don de construire un plan », ou telles que « l’art du pathétique », étaient autant de qualités essentielles au roman, et sans lesquelles il eût prétendu volontiers que l’on pouvait bien être, — comme George Sand, précisément, — un très grand écrivain, mais non pas un romancier ? Il y avait donc aux yeux de Balzac, des qualités « littéraires ». Il y en avait de générales, telles que le style, et de particulières à tel ou tel genre ; il y en avait de communes à tous les écrivains, comme le don de « construire un plan », et il y en avait de propres au poète, au dramaturge, ou au romancier. Ces qualités, propres au romancier, si nous recherchions dans quelle mesure sa Comédie humaine les a réalisées, nous ne le trahirions donc pas, et, en somme, on le jugerait d’après ses principes, si l’on étudiait tour à tour dans son œuvre, « la force de la conception », « la faculté d’arriver au vrai », et « l’art du pathétique ».

On dirait en ce cas, on pourrait dire, que les « conceptions » de Balzac sont quelquefois admirables, — admirables de force, comme par exemple dans le Père Goriot ou dans Une ténébreuse Affaire, et admirables de simplicité, comme dans Eugénie Grandet ou dans César Birotteau, — mais elles sont quelquefois étranges, pour ne pas dire folles, comme dans la Femme de Trente ans, par exemple, et quelquefois assez grossières, comme dans la Dernière incarnation de Vautrin. Lequel des deux est une « conception » du romantisme le plus extravagant : Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, ou Edmond Dantès, comte de Monte-Cristo ? Les Petits Bourgeois sont encore une « conception » bien extraordinaire ! À un autre point de vue l’un des plus beaux romans de Balzac, Ursule Mirouët [1841], est tout à fait gâté par l’intervention du « mesmérisme » ou du « magnétisme » dans l’action ; et j’aime mieux ne point parler de la Peau de chagrin [1831], de Louis Lambert [1832] ou de Séraphita [1834]. Je dois seulement rappeler que Taine trouvait la fin de Séraphita « belle comme un chant de Dante » !

On pourrait dire encore que, dans quelques-uns de ses romans, tels que la Recherche de l’Absolu, le Lys dans la Vallée, Albert Savarus [1842] et même le Cousin Pons, Balzac a poussé « l’art du pathétique » presque aussi loin qu’on le puisse porter. De quelque manière qu’il y atteigne, et fréquemment, il faut bien le reconnaître, par des moyens ou des procédés que l’on pourrait appeler peu « littéraires », l’intensité de l’émotion est souvent extraordinaire dans les grands romans de Balzac. Mais, soyons sincères, et surtout soyons justes, pour les Dumas et les Suë : ne l’est-elle pas aussi dans quelques endroits des Mystères de Paris ; et même de Monte-Cristo ?

Et sans doute, enfin, on pourrait dire que, si « la faculté d’arriver au vrai » n’est ni la dernière ni la moindre des qualités propres du romancier, nul assurément, en son temps, ni depuis, — j’ose le dire sans plus attendre, — ne l’a possédée au même degré que Balzac. On vient précisément de le voir dans ce que nous avons dit de la « signification historique » de son œuvre ; et je pense que tout à l’heure on le verra mieux encore. Mais, de toutes ces observations, qu’il serait aisé de poursuivre et de développer, et qu’au surplus on a vingt fois faites, qu’en résulterait-il ? et quand la justesse en serait évidente, quand la profondeur en serait admirable, n’auraient-elles pas toujours ce défaut que ni « l’art du pathétique », ni « la faculté d’arriver au vrai », ni « la force de la conception », ou même « le don de construire des plans », n’étant caractéristiques et constitutifs du roman, — je veux dire ne l’étant pas plus que du drame, ou de la comédie, — ce ne serait pas, ou ce serait à peine le romancier que nous aurions montré dans l’œuvre de Balzac.

Qu’on nous pardonne de revenir et d’insister sur ce point, puisque, à vrai dire, nous n’aurions pas entrepris cette étude, si ce n’en était ici la raison d’être, et, à nos yeux, le grand intérêt. Le roman de Balzac est autre que le roman de ses devanciers, et s’il est autre, c’est surtout en ceci qu’il n’est ni la comédie, ni le drame, « racontés » en quelque sorte au lieu d’être « écrits pour la scène ». Si donc ni la solidité des « plans », ni la « force des conceptions » ne sont des mérites propres au roman, et, pour ainsi parler, des parties essentielles de sa définition, nous n’avons rien dit, nous non plus, d’essentiel à notre sujet, si nous ne trouvons à louer dans Balzac que la « force de ses conceptions », et la « solidité de ses plans ». Nous voulons en dire autre chose, et nous le voulons parce que nous le devons. Nous pouvons donc, chemin faisant, comparer son Grandet à l’Harpagon de Molière, — de quoi d’ailleurs on ne s’est pas fait faute, — et pourquoi pas ses ambitieux à ceux de Corneille ? Les ambitieux de Corneille n’aspiraient pas tous à des trônes, et ceux de Balzac n’aspirent pas moins à la domination qu’à l’argent. Mais ces comparaisons ne sont toujours qu’un amusement. Elles ne vont pas au fond de la chose. Et je sais qu’il est difficile « d’aller au fond de la chose » : nous n’effleurons de tout que les superficies ! Mais c’est pourtant comme « roman » qu’il faut qu’on essaie de caractériser le roman de Balzac, et je ne conçois de moyen d’y réussir que de le prendre par celles de ses qualités ou ceux de ses défauts qui nous paraissent n’appartenir uniquement qu’au roman de Balzac.

Ce ne sera pas en nous efforçant de démêler ce qu’il y a de « romantisme » dans son œuvre, si, d’ailleurs, et comme nous le croyons, ce qu’elle contient de plus « romantique » pourrait bien être aussi ce qu’elle contient de moins « balzacien ». On n’échappe jamais entièrement à son temps, et, ne fût-ce que pour le peindre, il est nécessaire de l’avoir un peu vécu. Il y a donc en Balzac des traits d’un romantique ; il y en a même plusieurs ; et on voit bien, si l’on prend la peine d’y regarder d’assez près, que la Comédie humaine est contemporaine de Ruy Blas. Le choix de certains sujets, — nous avons déjà signalé la Dernière incarnation de Vautrin, — l’exagération de quelques caractères, la sensibilité déclamatoire qui lui a dicté les premières pages du Lys dans la Vallée : « À quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ? » tout cela, tout ce galimatias, qui n’est pas rare dans Balzac, « l’état d’âme » dont il est généralement l’expression, ou encore, la psychologie prétentieuse et swedenborgienne de Louis Lambert et de Séraphita, c’est donc la part du romantisme dans l’œuvre de Balzac ; — et ni Balzac, ni le romantisme n’ont de raisons de s’en vanter.

Mais, après cela, je dis que Balzac, tout contemporain qu’il soit du romantisme, et sous plus d’un rapport, romantique lui-même, n’a rien accepté du romantisme, si du moins, comme il ne faut pas se lasser de le dire, le romantisme est la doctrine d’art, — plus ou moins consciente, il n’importe, mais en tout cas assez précise, — dont les poésies de Victor Hugo, les drames du vieux Dumas, et les premiers romans de George Sand : Indiana, Valentine, Jacques, sont et demeureront les monuments historiques. Dans la mesure où le romantisme est surtout une question d’art, nous avons vu qu’il n’y en avait guère de plus indifférente à Balzac. C’est la représentation de la vie qui l’intéresse, et non pas du tout la réalisation de la beauté, comme s’il se rendait compte, un peu confusément, qu’en art, « la réalisation de la beauté » ne s’obtient guère qu’aux dépens, ou au détriment de la fidélité de l’imitation de la vie. Il en est de la vie comme de la nature, qui n’est de soi ni belle ni laide ; mais elles sont toutes les deux ce qu’elles sont, et sans doute ce qu’elles doivent être ; et on ne les enlaidit ou on ne les embellit l’une et l’autre, on ne les « flatte » ou on ne les « calomnie », qu’en commençant par en altérer, d’une manière systématique et dans un sens convenu, les rapports réels. Aussi voyons-nous que, par une conséquence inévitable de cette doctrine d’art, le romantisme a constamment tendu vers la représentation du rare ou de l’extraordinaire : le brigand héroïque ou la courtisane amoureuse, plus vierge en ses débordements qu’aucune fille de bonne mère. Mais, à cet égard encore, on ne peut pas être moins romantique que Balzac ; et quelques types singuliers ou exceptionnels de force et de grandeur, — Grandet ou Bridau, Vautrin ou Hénarès, des ducs de Soria, — que l’on puisse rencontrer dans son œuvre, ce que cette œuvre est essentiellement, c’est une réhabilitation, si je puis ainsi dire, de « l’humble vérité », de la vérité quotidienne, de cette vérité dont la comédie même, et le vaudeville, et le roman, jusqu’à Balzac, ne s’étaient inspirés, tant ils la trouvaient vulgaire ! que dans une intention de caricature ou de satire évidente. Et enfin, si le romantisme a surtout consisté dans l’étalage du Moi de l’écrivain, ou encore dans la réduction systématique du spectacle du vaste monde au champ de la vision personnelle du poète ou du romancier, qui niera qu’au contraire l’œuvre entière de Balzac ne soit un perpétuel effort pour subordonner sa manière individuelle de voir, — nécessairement étroite, et « simpliste » en tant qu’individuelle, — au contrôle d’une réalité qui lui est par définition extérieure, antérieure, et supérieure ? Non, assurément, Balzac n’est pas un romantique ! La Comédie humaine ne serait pas ce qu’elle est, si Balzac était un romantique ! et, n’étant pas un romantique, que dirons-nous qu’il ait été dans le siècle de George Sand et de Victor Hugo ?

Il a été ce que nous appelons de nos jours un « naturaliste » ; et il l’a été dans tous les sens du mot, si seulement on veut bien se rappeler cette phrase de l’Avant-propos de la Comédie humaine : « Il a existé, il existera de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. » On sait d’ailleurs, par le même Avant-propos, et, aussi bien, par vingt autres endroits de son œuvre, qu’il aimait à se réclamer de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier. Voyez, notamment, dans la Peau de chagrin, les consultations que demande à quelques savants, son Raphaël de Valentin, et je ne veux pas dire le degré d’information, mais l’intelligente curiosité qu’elles dénotent. Il avait dit encore, pour mieux préciser la nature de son ambition : « La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Et, ceci, on pourrait dire que c’est tout le Lamarckisme. »

Mais, la remarque faite, c’est, — naturellement, — dans le sens esthétique du mot, que nous l’appelons un « naturaliste » ; et ce mot, depuis le XVIIe siècle, a reçu, dans la langue littéraire, quoi qu’on en ait pu dire, une signification nettement définie. « L’opinion qu’on appelle naturaliste, dit un texte de ce temps-là, est celle qui estime nécessaire l’exacte imitation de la nature en toutes choses. » Développons un peu ceci : nous ne serons pas loin d’avoir caractérisé le roman de Balzac, si nous montrons en quoi La vieille Fille ou le Curé de Tours, sont des romans « naturalistes ». Et nous pourrions alors faire un pas de plus, ou même deux. Il y aurait moyen de montrer que les romans de Balzac ne sont des romans que dans la mesure où ils sont « naturalistes », et qu’ils se classent eux-mêmes entre eux, je serais tenté de dire automatiquement, selon qu’ils répondent, avec plus ou moins d’exactitude, aux exigences d’un art naturaliste. Le grand défaut de son Vautrin n’est que d’être un roman romantique.

Naturalistes, c’est-à-dire conformes, d’intention et de fait, à la réalité de la vie, les romans de Balzac le sont donc, en premier lieu, par la diversité des conditions qu’ils mettent en scène ; et, sans doute, à l’énoncer aujourd’hui, ce n’est rien que cela ! mais si cependant nous voulons mesurer la portée de l’innovation, ou de la révolution, songeons aux romans de ses contemporains, ceux de George Sand, par exemple : Indiana, Valentine, Mauprat, ou aux nouvelles de Mérimée : la double Méprise, Arsène Guillot, la Vénus d’Ille. Quelle est la « condition » des personnages de George Sand et de Mérimée ? Ils n’en ont point, à moins que ce soit une « condition », que d’être héros de roman ; et on oserait dire qu’avant de les faire entrer dans « la vie littéraire », et pour les y introduire, leurs auteurs ont commencé par les « abstraire » de la vie réelle. Quel régiment a commandé « le colonel Delmare » ? et quelles négociations ont conduites les diplomates qui font figure dans les nouvelles de Mérimée ? Balzac nous l’eût certainement voulu dire.

J’insiste ; — et le lecteur est prié de bien entendre ce point. Quelle est la « condition » d’Adolphe et d’Obermann ? du lord Nevil de Corinne ? de René ? Que savons-nous d’eux, et, à vrai dire, qu’en savent-ils eux-mêmes ? Où se sont-ils éprouvés ? de quelle vie ont-ils vécu ? d’où leur viennent, pour préciser encore davantage, ces ressources qui les dispensent, en toute occasion de « compter » ? et si, — je ne dis même pas dans nos démocraties contemporaines, mais dans nos sociétés modernes, telles que nous les connaissons depuis trois cents ans, — si la nécessité de vivre, res angusta domi ; si l’obligation de pourvoir à des exigences qui se renouvellent tous les jours ; si la contrainte et le retour de l’occupation quotidienne sont peut-être ce qu’il y a de plus infaillible pour briser, ou pour interrompre l’élan des « grandes passions », en même temps que pour entraver la possibilité de les satisfaire, qui ne voit et qui ne sent qu’en les écartant du roman, ce n’est pas seulement d’un élément d’intérêt et de diversité qu’on le prive, mais c’est de sa substance même qu’on le vide ? La représentation de ce qui constitue la trame journalière de l’existence humaine, et qui ne fait pas moins le souci de la grande dame dans son boudoir, que de Birotteau dans son comptoir, du duc de Chaulieu dans son somptueux hôtel, que d’Eugène de Rastignac dans son taudis de la pension Vauquer, est la première loi d’un genre qui se propose pour principal objet l’imitation fidèle ou la représentation de la vie.

L’originalité de Balzac est de l’avoir compris, et, de là, dans son œuvre, l’importance, on l’a déjà indiqué, mais surtout le caractère particulier de la question d’argent. C’est ce caractère qu’on n’a pas assez remarqué. Car, d’autres que lui nous avaient, avant lui, montré comment on dépense l’argent, ou même comment on se le procure, à la façon des picaros de Le Sage, quand on n’a d’autre part à sa disposition aucun moyen honnête de le gagner. On voit aussi quelque chose de cela dans la comédie de Dancourt et de Regnard. Mais Balzac, le premier des romanciers, a essayé de nous dire, lui, comment l’argent se gagnait, en combien de manières, — par le travail et par l’économie, à la façon des Birotteau, des Crevel ou des Popinot ; — par la spéculation sur la terre, comme Grandet et comme Gaubertin, ou en Bourse, comme Nucingen ; — par la politique et par la diplomatie, comme Rastignac ; — par l’usure éhontée, comme Gobseck, et comme Rigou ; — par un beau mariage, comme ce soudard de Philippe Bridau, ou comme le digne époux de la douloureuse Eugénie Grandet, le président Cruchot de Bonfons ;… et, tout de suite, on voit la conséquence. Pour nous dire « comment l’argent se gagne » il a fallu qu’on nous décrivit les moyens de le gagner, qu’on nous les fît accepter comme probables, qu’on nous les « expliquât » en nous en montrant les rapports avec le mécanisme ou la technique d’une profession. Et, en effet, voici comment l’argent se gagne dans la droguerie, [César Birotteau] et comment on se fait une fortune territoriale [Eugénie Grandet]. Voici de quelle manière madame de Lestorade s’y est prise [Mémoires de deux jeunes Mariées], et de quelle manière l’Auvergnat Rémonencq [le Cousin Pons]. Il y a toute une histoire des transformations de la papeterie dans Illusions perdues [t. III], et toute une théorie de la « haute banque » dans la Maison Nucingen. Là est vraiment l’intérêt de la question d’argent dans le roman de Balzac. Elle le particularise, et elle le concrète ; elle le spécialise ; et, si je puis ainsi dire, elle le réalise.

Ôtez, en effet, la question d’argent : que resterait-il d’Eugénie Grandet, de la Recherche de l’Absolu, du Père Goriot, du Contrat de mariage, de César Birotteau, du Cousin Pons ? Mais remarquez en même temps ceci que, ni du Cousin Pons, ni du Père Goriot, ni de la Recherche de l’Absolu, ni même d’Eugénie Grandet, la question d’argent ne fait le principal intérêt. Elle ne sert qu’à communiquer au récit un air de précision qu’il n’aurait pas sans elle ; elle introduit avec elle, dans le domaine du roman, une infinité de détails que leur insignifiance ou leur vulgarité prétendues en avaient écartés jusqu’alors ; et puisqu’enfin ces détails sont la vie même, c’est pour cela que la ressemblance avec la vie, et la vérité de l’œuvre, s’accroissent de tout ce qu’ils prennent de place, avec la question d’argent, et la peinture des conditions.

« Mon ouvrage, disait à ce propos Balzac, a… sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ;… il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandys, son armée, tout son monde enfin. » C’est ce que l’on voit bien dans le livre que deux bons balzaciens, M. Anatole Cerfbeer et M. Jules Christophe, publiaient il y a une douzaine d’années, [1893] et qu’ils intitulaient : Répertoire de la Comédie humaine. Les biographies des héros de Balzac y sont ramassées, comme dans un Dictionnaire, par ordre alphabétique, et, à les parcourir, on est d’abord étonné de les trouver si nombreuses. On avait bien retenu quelques figures principales, typiques ou symboliques, Rastignac et Vautrin, Grandet et Birotteau, Claës et le père Goriot, Gobseck et Gaudissart, madame de Mortsauf et madame de Lestorade, Agathe Rouget et Flore Brasier, la vicomtesse de Beauséant et la duchesse de Langeais ! On ne se doutait pour ainsi dire pas qu’il y en eût tant d’autres de groupées autour d’elles, et si vivantes, quoique à peine ébauchées. C’est « tout un monde », oui, Balzac avait raison de le dire ! et nous ajoutons : c’est un monde qu’avant lui le roman ne s’était pas avisé de peindre, ou plutôt, c’est un monde qu’avant de le peindre, et sous prétexte de le mieux peindre, — en ce qu’il avait, disait-on, d’essentiel et de permanent, — l’art dépouillait systématiquement de tout ce qui pouvait le « conditionner », le « particulariser », et le « localiser ». Le roman n’était qu’une histoire d’amour, — pas de roman sans amour, écrivait Renan il n’y a pas beaucoup plus d’une vingtaine d’années, par où d’ailleurs il prouvait bien qu’il n’avait lu ni César Birotteau, ni le Curé de Tours, ni Une ténébreuse Affaire, ni le Cousin Pons, ni les Paysans ; — et dès qu’un amoureux prenait sa part dans une histoire d’amour, il se changeait, d’un homme réel en son type d’amoureux, ou de lui-même en son fantôme, et quand arrivait le dénouement, il cessait d’exister, en rentrant dans la vie. Le roman n’était qu’un rêve, dont on se réveillait au contact de la réalité.

Considérons à présent de plus près quels détails, et de quelle nature, demande ou commande cette peinture des « conditions » ; et ce sera, en second lieu, par l’abondance, la précision et la minutie de ce genre de détails que les romans de Balzac seront des romans « naturalistes ». Il s’est expliqué sur ce point dans sa Recherche de l’Absolu : « Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l’architecture que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d’après les restes de leurs monuments publics, ou par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la nature sociale ce que l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux germes des vieux âges. »

La Recherche de l’Absolu est de 1834, et je n’ignore pas que, dans Notre-Dame de Paris, qui est de 1831, Hugo, sur les rapports de la civilisation générale et de l’architecture, avait dit quelque chose de semblable. Mais, bien plus que « les monuments publics, » ce sont ici les « reliques domestiques », qui intéressent Balzac, et à vrai dire, c’est moins « l’architecture » que « l’archéologie ». On en trouve la preuve dans ce roman même de la Recherche de l’Absolu et dans la description qu’il y donne du mobilier des Claës. Il a le goût des inventaires, et, à ce sujet, c’est dommage que, dans sa Jeunesse, pour la beauté des choses qu’on en trouverait à dire, il n’ait point fait un stage chez le commissaire-priseur ! On conte encore, à ce propos, que le « salon ponceau » qu’il a décrit longuement dans la Fille aux yeux d’or, était le sien ou l’un des siens. Il a aussi le goût des descriptions de costumes, et je ne sais si l’on ne pourrait dire qu’avec les documents de la Comédie humaine, c’est l’histoire même de la mode, entre 1820 et 1848, qu’il serait facile de reconstituer. Rappelons, en passant, dans les Mémoires de deux jeunes Mariées [1841] la première robe de bal de Louise de Chaulieu, et, dans le Cousin Pons, la description du « spencer » du bonhomme, ou les enroulements de sa cravate de mousseline.

Ces descriptions ont-elles d’ailleurs tout l’intérêt et toute l’importance que leur attribue Balzac ? Ne sont-elles pas quelquefois un peu longues ? Notre manière de nous mettre est-elle tellement « adéquate » à notre manière de sentir ? Si nous étions habillés comme tout le monde, en 1844, au lieu de l’être comme on l’était en 1810, ne serions-nous plus le cousin Pons ? et Balzac enfin est-il bien sûr que tout « état de lieux », soit ce que nous avons appelé depuis lors un « état d’âme » ? Quelque réponse que l’on fasse à toutes ces questions, qui n’en sont qu’une, il peut ici nous suffire que, pas plus que leur valeur historique, la valeur d’art des descriptions de Balzac n’en soit diminuée. N’eussent-ils aucune utilité, ne fussent-ils là que pour eux-mêmes, tous ces détails seraient encore précieux, si ce sont eux qui donnent, à la physionomie des hommes et des choses, cet accent de personnalité qu’on chercherait en vain dans les romans antérieurs à ceux de Balzac. N’aimerait-on pas pourtant savoir dans quel décor, grisaille ou camaïeu, se sont jouées les Liaisons dangereuses ?

Car ici encore, ne l’oublions pas, Balzac fut un innovateur, et je ne connais guère, avant les siens, de romans, si je l’ose dire « costumés » ni « meublés ». Rien ne nous semble aujourd’hui plus naturel que de rencontrer dans nos romans ces descriptions de lieux, de mobiliers et de costumes ; et je crois que nous avons raison. Nous avons raison de penser que la vérité, la justesse, le relief et la couleur de ce genre de descriptions, font un mérite essentiel du roman. Nous voulons vraiment voir les personnages auxquels on nous demande de nous intéresser, et nous ne les voyons, — nous ne savons ou nous ne pouvons les voir, — que si d’abord on les a replacés dans leur « milieu » familier. Nos pères n’en demandaient pas tant ! et ces exigences sont nouvelles. C’est le romancier de la Comédie humaine qui les a comme incorporées à la définition même du roman. Il va de soi, depuis lui, qu’un roman doit en quelque manière envelopper son décor. Le décor, qui sans doute est le meilleur moyen, puisqu’il est le plus naturel, de « situer » le roman dans l’espace et dans le temps, est devenu dans le roman un élément capital de vérité et de vie. D’autres ont été loués pour avoir introduit, dans notre littérature l’expression du « sentiment de la nature » : Balzac y a conquis aux choses, lui, le droit d’être « représentées ». Ne craignons pas de dire que, de ces deux innovations, la seconde, en ce qui regarde le roman, est de beaucoup la plus considérable.

C’est qu’aussi bien, — et si nous écrivions l’histoire de la littérature de son temps, c’est un point sur lequel il faudrait appuyer, — Balzac, seul ou presque seul parmi tous ces romantiques dont il est entouré et pour qui, comme Sainte-Beuve, à cette date, la critique, ou, comme Michelet, l’histoire même, ne sont, à proprement parler, que la chronique, ou « le papier-journal » de leurs impressions personnelles, Balzac a le sentiment profond de l’objectivité, ou de l’impersonnalité, qui doit être celle de l’œuvre d’art, en tout genre, et plus spécialement celle du drame ou du roman.

Ceci ne veut pas dire qu’on ne le retrouve pas lui-même dans ses romans, ni qu’il ne lui arrive jamais de mettre ses dons d’observateur, d’inventeur ou de créateur, au service de ses idées. À la vérité, on ne nommerait pas de roman de lui qui soit ce qu’on appelle une « confession », à la manière de Valentine, de Delphine, ou d’Adolphe, ni une « thèse » à la manière du Compagnon du tour de France, ou du Juif-Errant, ou des Misérables. Mais, chemin faisant, et au cours de ses récits, il arrive à Balzac de s’inspirer des aventures de sa vie ; et, d’autre part, il ne laisse guère échapper l’occasion de s’expliquer, même sur des matières qui, comme son apologie du catholicisme dans le Médecin de campagne, ne semblaient pas faire nécessairement partie de son sujet. C’est ainsi que dans l’Envers de l’histoire contemporaine [1842-1847], il a sur le pouvoir de l’association quelques pages d’une lucidité singulière. « L’association, une des plus grandes forces sociales, et qui a fait l’Europe du moyen âge, repose sur des sentiments qui depuis 1792, n’existent plus en France, où l’individu a triomphé de l’État. » Il en a de curieuses, dans le Cousin Pons, — où elles n’ont d’ailleurs absolument que faire, — sur « l’occultisme » ; et ce sont celles où il regrette qu’au lieu d’ériger au Collège de France des chaires de russe ou de chinois, on n’en ait pas fondé de cartomancie. « Il est singulier qu’au moment où l’on crée à Paris des chaires de slave, de mandchou, de littératures aussi peu professables que les littératures du Nord, qui, au lieu de donner des leçons, devraient en recevoir, et dont les titulaires répètent d’éternels articles sur Shakespeare, ou sur le XVIe siècle, on n’ait pas restitué, sous le nom d’anthropologie, l’enseignement des sciences occultes, une des gloires de l’ancienne Université. » Sa sincérité sur cet article nous est d’ailleurs garantie par sa Correspondance, où on le voit donner d’étranges consultations à madame Hanska. Et il aime enfin à faire, non seulement l’informé, dans une foule de digressions qui le détournent assez loin de son sujet, mais aussi le réformateur, et le philosophe, et l’homme d’esprit. C’est dans ce dernier rôle qu’il est franchement insupportable, et Victor Hugo lui-même n’a pas la plaisanterie plus lourde que Balzac. Je renvoie le lecteur qui trouverait le mot un peu vif, à la biographie de Fritz Brünner, fils de Gédéon, dans le Cousin Pons : « Ici commence l’histoire curieuse d’un fils prodigue de Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre qui fût jamais arrivé dans cette ville sage, quoique centrale… » Je ne l’aime pas beaucoup non plus, quand il nous présente ses élégants, « cravatés de manière à désespérer toute la Croatie », ni quand encore il met dans la bouche de son Bixiou des « mots » qui sentent l’estaminet ou la salle de rédaction des journaux « tintamarresques ». Il y a dans ce grand romancier un fond de commis-voyageur, et en vérité, si l’on voulait parler son langage, on pourrait dire que, pour peindre son « illustre Gaudissart », il n’a eu, sans sortir de chez lui, qu’à se regarder dans son miroir.

Mais je ne saurais trop le redire, — car la distinction est capitale, quoiqu’une certaine critique persiste à n’en pas tenir compte, — ce n’est pas faire de la « littérature personnelle » que de se laisser soi-même entrevoir tel qu’on est dans son œuvre, ou, pour tout dire d’un mot, que d’écrire avec son tempérament ; et, sans doute, c’en est encore moins de mettre son talent au service de ses idées.

La « littérature personnelle » c’est de se prendre soi-même pour le sujet plus ou moins apparent de son œuvre, et, si ce n’est pas abuser du droit de se confesser en public, — puisque aussi bien, fausses ou sincères, nous voyons le public, en tout temps, courir à ces confessions comme au feu, — c’est nous prendre à témoin, nous, lecteurs inconnus, de ses rêves déçus ou de ses ambitions manquées : tel Hugo, jusqu’en son Ruy Blas, et tel Vigny dans son Chatterton ou dans son Stello, dans son Samson comme dans son Moïse. On leur opposera les déclarations de Balzac, dans la première préface du Lys dans la Vallée, qui est datée de 1836, ou encore ces lignes, moins connues, qui sont datées de 1843, et que j’emprunte à sa correspondance avec madame Hanska : « Je n’ai, depuis que j’existe, jamais confondu les pensées de mon cœur avec celles de mon esprit et, sauf quelques lignes que je n’ai écrites que pour que vous les lussiez (comme la lettre de jalousie de mademoiselle de Chaulieu), et dont je vous parlais encore, jamais je n’ai exprimé quoi que ce soit de mon cœur. C’eût été le plus infâme sacrilège ! De même, je n’ai jamais portraité qui que ce soit que j’eusse connu, excepté G. Planche dans Claude Vignon, de son consentement, et G[eorge] Sand dans Camille Maupin, également de son consentement. Ainsi, ne me montrez jamais, comme règle de conduite dans les choses du cœur, ce que j’aurai écrit. Ce que j’ai dans le cœur ne s’exprime pas et n’obéit qu’à ses propres lois. »

La « littérature personnelle », c’est encore de tout rapporter à soi comme au centre du monde, — le nombril, disaient les anciens, — et de n’estimer la valeur des choses ou des hommes qu’en fonction de l’intérêt particulier qu’elles nous inspirent, et comme qui dirait du point de vue exclusif de notre agrément ou de notre utilité. Tel Alfred de Musset, dans son œuvre presque tout entière, y compris son Lorenzaccio, et telle George Sand, dans ses romans même socialistes.

Et la « littérature personnelle », c’est enfin d’imposer aux objets la vision que nous nous en formons, sans essayer de la réformer, sous le prétexte ridicule que nous ne saurions jamais sortir de nous-mêmes, et que, toutes choses n’existant que dans la mesure où nous les percevons, les impressions que nous en recevons en épuisent donc pour nous toute la réalité. Tel Sainte-Beuve, au moins dans ses Portraits contemporains ou dans ses Portraits littéraires, et tel Jules Michelet, dans ses Histoires. Balzac n’est pas de cette école, et précisément, quelque part de lui-même qu’il y ait dans sa Comédie humaine, — souvenirs du collège de Vendôme dans son Louis Lambert ; réminiscences de sa vie d’étudiant dans la Peau de chagrin ; rancunes et rancœurs de son existence d’homme de lettres dans un Grand homme de province à Paris, — s’il est Balzac, c’est en partie parce qu’il ne fait point partie de cette école.

Car, on dira ce que l’on voudra du génie des grands romantiques, et nous-mêmes nous ne leur mesurerons, en toute autre occurrence, ni la louange ni l’admiration, mais leur école a été, de son vrai nom, celle de l’ignorance et de la présomption. Les grands romantiques, d’une manière générale, ne se sont pas contentés, comme l’on dit, de « croire en eux », ce qui est le droit de tout écrivain, — et Balzac, nous l’avons vu, ne se faisait assurément pas une mince idée de lui-même, — mais ils ont cru que leur génie, lui tout seul, suffisait en quelque sorte à leur tâche ; et c’est justement en quoi leur présomption n’a eu d’égale que leur ignorance. On a pu dire en son temps, fort joliment, de la célèbre madame Geoffrin, « qu’elle respectait dans son ignorance le principe actif de son originalité ». Le mot n’est pas moins vrai de George Sand ou de Victor Hugo que de madame Geoffrin. Je me rappelle encore, sur ce chapitre, l’éloquente indignation de Leconte de Lisle, et j’aimais à l’entendre dire que jamais, dans l’histoire littéraire, une ignorance ne s’était rencontrée qui fût comparable à celle des romantiques. Et, en effet, en dehors de la « littérature » et de la « politique », à quoi les romantiques se sont-ils intéressés en leur temps ? Qu’y a-t-il de plus superficiel que « la science » de George Sand, à moins que ce ne soit « l’érudition » d’Hugo ? et qui se douterait, à les lire, que leur œuvre est contemporaine des travaux par lesquels, tandis que l’ « archéologie », comme l’appelait Balzac, la linguistique et la philologie, renouvelaient la connaissance du passé, les grands naturalistes, — Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Blainville, — et les physiologistes de l’école de Magendie, renouvelaient les sciences de la nature et de la vie ?

Il en est autrement de Balzac, et son intelligente curiosité s’est étendue à tout ce qui pouvait intéresser un homme de son temps, curiosité rapide, sans doute, et curiosité souvent superficielle, mais curiosité singulièrement active, et dont le résultat a été, tout en augmentant la ressemblance extérieure de son œuvre avec la vie, de donner à cette œuvre un fondement qu’il serait permis d’appeler, et que j’ai déjà nommé « scientifique ». J’entends par là qu’en même temps que des récits, la plupart des romans de Balzac sont des « enquêtes », et il faudrait presque dire des « recueils de documents ». Son Cousin Pons, à cet égard, est d’autant plus significatif qu’ayant été « bâclé » plus vite [mars-mai 1847], les traces d’improvisation y sont plus visibles qu’ailleurs ; et on y saisit, pour ainsi parler, à leur origine, les procédés de Balzac ou, plus emphatiquement, sa « méthode ».

Indépendamment de la biographie du personnage qui donne son nom au roman, Sylvain Pons, ancien prix de Rome pour la musique, le Cousin Pons ne contient pas en effet moins de cinq ou six biographies complètes, qui sont celles du banquier Brünner, de l’Auvergnat Rémonencq, du ménage Cibot, du docteur Poujain et de l’avocat ou de l’ « homme de loi » Fraisier. Or, on remarquera que deux au moins de ces biographies, — celle du banquier Brünner et celle du docteur Poulain, qui ne sont pas les moins intéressantes, — sont à peu près étrangères ou inutiles à l’action. Quelles raisons Balzac a-t-il donc eues de les raconter ?

C’est en premier lieu que, si le banquier Brünner et le docteur Poulain ne font que traverser l’action du roman, la connaissance que l’on nous donne d’eux n’est pas du tout inutile à la reconstitution du « milieu » qui détermine la nature de cette action. Le précepte classique : Semper ad eventum festinet, est peut être une loi du drame, et encore n’en suis-je pas absolument convaincu ! Il n’est pas une loi du roman. D’autres choses, dans le roman, plusieurs autres choses, passent avant la rapidité du récit, et le dénouement n’y doit jamais être la raison de ce récit. Mais, en second lieu, ces biographies si complètes sont le procédé légitime, s’il en fut, et naturel, dont le romancier se sert pour « établir » ses personnages, et les soustraire aux besoins de son intrigue, ou à l’arbitraire de sa propre imagination. Le banquier Brünner et le docteur Poulain n’auront qu’un geste à faire ou quelques mots à dire, mais ce qu’ils diront ou ce qu’ils feront ne sera pas, ne devra pas être une « invention » du romancier. Et, à plus forte raison, l’Auvergnat Rémonencq ou la femme Cibot, qui sont des êtres ou des instincts plus élémentaires. Ni leurs discours ni leurs actions ne doivent sortir comme d’une boîte à surprises, mais de toute une existence dont ils sont le prolongement ou la continuation normale. C’est ce qui donne aux « dessous » des romans de Balzac leur incomparable solidité. Même quand tous les éléments n’ont pas eu le temps d’en être fondus, et que, comme le Cousin Pons, le récit demeure inachevé, les « morceaux en sont bons ». Le document subsiste ; la valeur en est acquise à l’histoire ; et, avec un peu de complaisance ou de flatterie bien inoffensive, c’est, encore une fois, ce qu’il est permis d’appeler le caractère « scientifique » du roman de Balzac

Si d’ailleurs on pensait peut-être que, parmi les « documents » qu’il a ainsi rassemblés, le document physiologique et surtout pathologique abonde, nous n’en disconviendrions pas. Et, à ce propos, ce serait un compte curieux à dresser que celui des nombreuses maladies que Balzac a décrites, — et soignées, — dans sa Comédie humaine, depuis l’apoplexie séreuse du père Goriot, jusqu’à la « plique polonaise » de mademoiselle de Bournac, dans l’Envers de l’Histoire contemporaine. La maladie l’intéresse : elle l’intéresse en philosophe, pour les révélations qu’elle nous apporte sur les singularités de la nature humaine, si nous ne connaissons qu’à demi ceux que nous n’avons vus qu’en parfaite santé ; et elle l’intéresse comme romancier, pour le rôle qu’elle joue dans les complications quotidiennes de la vie. Comment se fait-il, en effet, que nous ayons répugné si longtemps à faire à la maladie, dans l’art, en général, et, en particulier, dans le roman, la place que nous savons bien qu’elle tient, et que nous lui faisons dans l’histoire ? Balzac la lui a conquise ! et si l’on veut qu’il ait abusé plus d’une fois de sa science médicale, ou plutôt du droit de faire le docteur dans une matière qu’il ne connaissait souvent que de la veille, je le veux bien aussi, mais ce n’en est pas moins un trait de ressemblance de plus de son œuvre avec la vie, et sans doute un de ceux qui en accusent le plus nettement le caractère « naturaliste ».

Ce n’est pas seulement qu’une part de réalité, — qui n’entrait point jusqu’alors dans la définition du roman, — s’y trouve ainsi désormais enclose. Mais, des descriptions ou, pour mieux dire, des monographies de ce genre, caractérisent elles-mêmes un changement total d’attitude du peintre à l’égard de son modèle. Nous nous dégageons enfin du romantisme, et même, en un certain sens, du classicisme. Le peintre a fait désormais abdication de ses goûts, et, par principe, — de dessein principal et formé, — il ne s’applique ni à représenter « ce qu’il aime » ni ce qu’il croit pouvoir « embellir » ; mais il reproduit uniquement « ce qui est », et « parce que cela est ». Le savant, le zoologiste, Geoffroy Saint-Hilaire, Blainville, ou Cuvier font-ils un choix parmi les animaux ? S’appliquent-ils à l’étude ou à l’anatomie des uns en négligeant ou en dédaignant celle des autres ? S’intéressent-ils à ceux-ci en raison de leur beauté, et à ceux-là en raison de l’utilité dont ils peuvent être à l’homme ? C’était encore le point de vue de Buffon, et c’était ce qui lui permettait d’écrire la phrase : « La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, est celle de ce fier animal… » Mais il ne s'agit plus maintenant d’utilité ni de conquête ! Il faut prendre les choses telles qu’elles nous sont données. Comprenons-les, si nous le pouvons, et tâchons de percer le mystère dont elles s’enveloppent ! Rendons-nous compte, nous le devons, des rapports qu’elles soutiennent toutes entre elles, et sans quelque intelligence desquels nous ne saurions elles-mêmes les entendre. Étudions-les, sans parti pris, ni secrète intention, sans prétention surtout de les « embellir », comme on disait jadis, ou de les redresser, et ainsi de leur apprendre ce qu’elles devraient être. La subordination, ou, comme on dira bientôt, l’entière soumission de l’observateur à l’objet de son observation, c’est la méthode qui a renouvelé la science : elle inaugure avec Balzac un renouvellement de l’art du théâtre et de celui du roman. Ou plutôt encore, elle ramène le roman à ses véritables conditions, qu’il méconnaissait depuis deux cent cinquante ans ; elle efface en lui ce qui survivait encore de ses origines épiques ; et elle lui donne la possibilité de se développer conformément à une loi qui soit proprement la sienne, et non plus la loi commune du drame ou de la comédie.

Quelques conséquences résultent de là, dont l’une des premières est que, — sans devenir tout à fait indifférent, parce qu’il y a des degrés en tout, — le choix du « sujet » n’a cependant plus l’importance qu’il avait pour les classiques, et surtout pour les romantiques. Il ne faut point faire grand fond sur les comparaisons d’un art à un autre art, et je ne sache rien de plus décevant que ce qu’on appelait naguère l’esthétique générale ! Mais je ne puis m’empêcher d’observer que dans l’histoire de la peinture, c’est ainsi qu’on avait vu l’importance du « sujet » décroître, à mesure que l’on serrait la réalité de plus près ; et la valeur d’art des œuvres n’avait pas pour cela diminué. L’intérêt s’était seulement déplacé. Eugène Fromentin l’a montré dans ce livre admirable qui a pour titre : les Maîtres d’Autrefois, et dont il n’y aurait qu’à modifier légèrement le vocabulaire pour en faire une éloquente apologie du roman naturaliste. Ce que les Hollandais du XVIIe siècle ont demandé à leurs peintres, ç’a été de leur « faire leur portrait », et non pas du tout de les émouvoir pour des chimères, dont la solidité de leur bon sens ne faisait aucun cas, ou pour des images d’un passé dont ils s’éloignaient chaque jour davantage. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’en de telles conditions, tout est « sujet » pour l’artiste qui saura s’y prendre, et c’est la manière dont il traitera ce sujet qui en fera l’intérêt principal. Voyez là-dessus quelque toile de Mieris ou de Gérard Dow, de Terburg ou de Metsu, mais voyez surtout les Rembrandt d’Amsterdam ou les Franz Hals de Harlem. L’intérêt de leurs toiles est d’avoir été « vécues », et après deux cent cinquante ans écoulés, cela nous suffit encore, comme à leurs contemporains !

C’est une révolution du même genre que Balzac a opérée dans le roman, et, comme les Hollandais, en faisant de l’art avec des éléments réputés indignes de l’art. Je connais quelques-uns, même de ses admirateurs, qui ne sont pas très sûrs qu’il ait bien fait, et qui nous désigneraient au doigt dans la Comédie humaine plus d’un épisode à en retrancher. On examinera leurs motifs quand il sera question de la « moralité » de l’œuvre de Balzac. Mais, en attendant, ce qu’il faut bien dire et surtout ce qu’il faut bien voir, c’est qu’entre certains principes de Balzac, et certaines libertés de représentation qu’il s’est données, il n’y a ni contradiction, ni incompatibilité. Son rôle, en effet, n’est que représenter la vie, telle qu’il la voit ou qu’il croit la voir, en nous rendant juges de la réalité de sa vision, et, si l’on veut d’ailleurs que nous la jugions ensemble, nous et lui, en juges impartiaux, ne faut-il pas bien que l’enquête ait été complète ? Elle ne peut l’être évidemment que si nous accordons à toutes les parties de la vie, non pas du tout la même importance, — rien ne serait moins conforme à la réalité, — mais le même intérêt d’observation ; et c’est ce que signifie précisément la doctrine de la subordination ou de la soumission à l’objet. Naturalistes, nous n’avons pas le droit de trouver l’éléphant plus intéressant que le ciron, et s’il arrive que l’un des deux doive occuper dans l’échelle biologique une place plus considérable que l’autre, cela ne tient à aucune raison qui relève de notre libre choix.

On pourrait peut-être expliquer par cette « indifférence au sujet » les insuccès réitérés de Balzac au théâtre ; et, en effet, de cinq ou six pièces que l’on a de lui, si son Mercadet se trouve être encore jouable, c’est qu’il a été refait par ce maître charpentier qui avait nom Adolphe d’Ennery. On ne conçoit pas de drame ou de comédie sans un « sujet, » c’est-à-dire une aventure, dont le commencement, le milieu et la fin s’équilibrent, conformément à certaines règles, ou de certaines lois, si l’on veut ; et Molière lui-même, avec son Misanthrope, ou Le Sage, avec son Turcaret, n’ont pu faire qu’il en fût autrement. C’est à notre curiosité qu’il faut que le théâtre s’adresse d’abord ; et, il peut bien avoir d’autres moyens de satisfaire cette curiosité, mais il n’en a pas d’autres de l’émouvoir, que de l’intéresser « à la chose qui va se passer ». Et je ne dis pas après cela, que Balzac lui-même n’ait pas essayé, dans ses romans, de s’adresser plus d’une fois à ce genre de curiosité, ni que peut-être il n’eût pas bien fait de s’y adresser plus souvent. Je constate seulement ce fait que son impuissance relative de dramaturge semble en quelque manière liée à l’une de ses qualités essentielles comme romancier : les Ressources de Quinola sont la rançon d’Eugénie Grandet, et de César Birotteau.

Et voici enfin, de toutes les conséquences qui découlent de cette « soumission de l’auteur au sujet » la plus importante peut-être : c’est qu’aucun « sujet » n’ayant en soi de valeur absolue, l’intérêt que nous y prenons dépend en grande partie de son rapport avec d’autres sujets, et ainsi la Comédie humaine nous apparaît, au terme de cette analyse de la valeur esthétique des romans de Balzac, comme la forme tout à fait adéquate du roman de Balzac. Ses sujets, à ses propres yeux, — nous l’avons dit plus haut, mais ce n’était qu’une supposition qu’il s’agissait de transformer en une certitude, — n’ont toute leur signification qu’ « en fonction » les uns des autres, et de là l’importance qu’il attache à ses divisions : « Scènes de la Vie parisienne, Scènes de la Vie de province, Scènes de la Vie politique. » Sommes-nous d’ailleurs bien sûrs du « sens » de ces divisions, et croirons-nous sérieusement avec lui que chacune d’elles « formule une époque de la vie humaine » ? Les scènes de la vie de province ou de la vie parisienne ne sont-elles pas nécessairement des scènes de la vie privée ou de la vie politique ? Si les Scènes de la Vie parisienne nous offrent bien « le tableau des goûts, des vices et de toutes les choses effrénées qu’excitent les mœurs particulières aux capitales, » — et encore peut-on vraiment le dire de César Birotteau ? — croirons-nous que Modeste Mignon, Béatrix, le Père Goriot nous représentent « l’enfance, l’adolescence et leurs fautes », tandis qu’Eugénie Grandet, le Curé de Tours, Un grand homme de province à Paris nous représenteraient « l’âge des passions, des calculs, des intérêts et de l’ambition » ? Ces distinctions sont bien subtiles, et il faut convenir qu’on ne les aperçoit pas aussi nettes que Balzac les aurait voulues ! Mais elles n’ont pas moins leur raison d’être, et cette raison d’être est qu’en s’éclairant les unes les autres, Scènes de la Vie de province ou Scènes de la Vie parisienne, elles font participer le détail à la vie des ensembles ; et, non seulement ce qu’on eût pu croire insignifiant ne l’est plus, mais rien n’est insignifiant, et, comme en zoologie, tout se met en place, et s’ordonne, et se classe.

Par tous ces caractères, les romans de Balzac sont donc encore des romans naturalistes ; et si peut-être on se fût tout à l’heure étonné de nous voir tant insister sur ce point, peut-être aussi commence-t-on à voir le motif de cette insistance. C’est qu’à vrai dire, il n’y va de rien de moins que de l’évolution capitale de la littérature française au XIXe siècle, et d’une transformation du roman, si profonde et si radicale, que la manière même de lire les romans qui ont précédé ceux de Balzac en a été changée.

C’est de Balzac surtout qu’il s’agit ici, mais une manière de le louer qui vaut sans doute mieux que tous les dithyrambes, est d’essayer de définir la nature propre de son action. Or, à cet égard, on ne saurait méconnaître qu’entre 1840 et 1850, si l’on a vu le « naturalisme » se dégager du « romantisme, » pour finir par s’y opposer, et par en triompher, c’est le roman de Balzac qui a été le principal agent de la transformation. On a parlé plus d’une fois de l’influence des romanciers contemporains de Balzac sur Balzac lui-même, et cette influence ne paraît pas douteuse. Il a voulu, en écrivant le Lys dans la Vallée, refaire le roman de Sainte-Beuve, et on peut retrouver, dans sa Correspondance, les raisons de ce caprice, en y relevant les traces de l’impression que lui avait causée Volupté. Son jugement vaut bien qu’on le transcrive : « Il a paru un livre, très bien pour certaines âmes, souvent mal écrit, faible, lâche, diffus, que tout le monde a proscrit, mais que j’ai lu courageusement, et où il y a de belles choses. C’est Volupté, par Sainte-Beuve. Qui n’a pas eu sa madame de Couaën est indigne de vivre. Il y a dans cette amitié dangereuse d’une femme mariée près de laquelle l’âme rampe, s’élève, s’abaisse, indécise, ne se résolvant jamais à de l’audace, désirant la faute, ne la commettant pas, toutes les délices du premier âge. » Et un peu plus loin, il indique, en même temps que l’un des défauts du livre, le motif qu’il aura, lui, Balzac, de le refaire. « C’est un livre puritain. Madame de Couaën n’est pas assez femme, et le danger n’existe pas ! » [Lettres à l’Étrangère, 1833, No LXIX.] Balzac s’est proposé de mettre un peu plus de sensualité dans le roman de Sainte-Beuve.

On a essayé aussi de nous le montrer subissant l’influence d’Eugène Suë ; mais au contraire, — et précisément après 1840, — si le mystificateur de Plik et Plok, de La Vigie de Coatven, et d’Attar-Gull, est devenu auteur des Mystères de Paris et du Juif-Errant, ce serait plutôt Eugène Suë qui aurait subi l’influence de Balzac. Observons la chronologie ! Après quoi, si nous sommes tentés de retrouver quelques réminiscences des Mystères de Paris dans la Dernière incarnation de Vautrin, rappelons-nous à temps que le personnage de Vautrin était déjà tout entier dans le Père Goriot. Balzac n’a été envieux que des succès d’argent d’Eugène Suë.

Enfin, quant à George Sand, le jugement de Balzac sur Jacques suffira, je pense, à montrer s’il a pu, même inconsciemment, songer jamais à l’imiter : « Jacques, le dernier roman de madame Dudevant, est un conseil donné aux maris qui gênent leurs femmes, de se tuer pour les rendre libres… Ce livre est faux d’un bout à l’autre. Une jeune fille naïve — c’est lui qui souligne, — quitte, après six mois de mariage, un homme supérieur pour un freluquet, pour un dandy, sans aucune raison physiologique ni morale… Tous ces auteurs courent dans le vide, — ici c’est nous qui soulignons, — sont montés à cheval sur le creux ; il n’y a rien de vrai. J’aime mieux les ogres, le Petit Poucet et la Belle au bois dormant. » [Lettres à l’Étrangère, 1834, No LXXI.] On n’est guère en danger, semble-t-il, de subir l’influence d’un écrivain sur lequel on s’explique avec cette liberté.

Sans doute, ce n’est pas à dire qu’à lui tout seul, et par la seule contagion de son succès, Balzac ait opéré la transformation que nous essayons de résumer. Il y a eu d’autres causes ou, comme on dit aujourd’hui, d’autres facteurs de l’évolution du romantisme vers le naturalisme. Par exemple, on s’est aperçu, vers 1840, qu’une littérature personnelle était ou devenait nécessairement, — et promptement, — monotone ou extravagante. Elle devient monotone, parce qu’à vrai dire, et en dépit de notre vanité, chacun de nous, fût-il Hugo, Lamartine ou Musset, n’a en somme que fort peu de choses à dire de lui-même, et entre lesquelles, assurément, de l’un à l’autre, du poète du Lac à celui de la Tristesse d’Olympio, la manière de les dire met quelque différence, mais ce sont pourtant les mêmes choses ; et nous les reconnaissons. Une littérature personnelle veut-elle cependant éviter ce reproche ? Il faut alors qu’elle cherche son originalité dans le rare ou dans l’exceptionnel, et, en ce cas, que l’artiste, en se contorsionnant, se fasse une manière de dénaturer, pour se l’approprier, tout ce qu’il représente ; et, de cela, les Burgraves ou Ruy Blas sont demeurés des exemples fameux. Il y a un furieux jugement de Balzac sur Ruy Blas, dans ses Lettres à l’Étrangère, et tel, j’en ai peur, que si Victor Hugo l’eût connu, son opinion sur Balzac ne serait peut-être pas celle qu’il a exprimée en 1850, aux obsèques du grand romancier.

D’un autre côté, il y avait une telle contradiction, si profonde, entre l’esthétique du romantisme et l’esprit général du siècle, qu’il était bien difficile qu’elle n’éclatât pas sur plus d’un point à la fois. À la poussée d’individualisme qui avait caractérisé les années de la Révolution et de l’Empire, un commencement de résistance se faisait donc partout sentir, qui n’était encore, à proprement parler, ni ce qu’on allait bientôt appeler le « positivisme », ni le « socialisme », mais qui les annonçait en quelque sorte l’un et l’autre. L’un des représentants de cette résistance est le grand philosophe qui fut Auguste Comte, si supérieur à tous les universitaires qui affectaient de le dédaigner. Son Cours de philosophie positive, achevé de rédiger en 1842, nous offre, avec la Comédie humaine, datée elle aussi de 1842, de remarquables analogies. La moins symptomatique n’est pas sans doute l’importance, nouvelle alors, que Balzac et Comte attachent aux sciences de la vie, qu’ils considèrent tous les deux comme les véritables sciences. Et, en effet, les autres sciences ne sont que les sciences de l’abstraction ou de la pensée pure, mais celles-ci sont les sciences de la réalité. C’est précisément aux environs de 1840 que ces idées commencent à se répandre ; et on comprend aisément qu’ayant pour objet d’enlever l’homme à l’inutile, oiseuse, et vaniteuse contemplation de soi-même, pour l’inciter à s’étudier d’abord en tout ce qui n’est pas lui, mais autre chose que lui, les effets de ces idées se fassent ensemble partout sentir où l’individualisme avait dominé trop longtemps ; et qu’ainsi la transformation de la littérature nous apparaisse comme une conséquence de la transformation générale des esprits.

Ajoutons, si l’on le veut, qu’il y a en littérature des genres, comme le théâtre, qui ne s’accommodent pas longtemps de n’être pour le poète qu’un moyen de s’expliquer, de se commenter, ou de s’admirer lui-même ; et reconnaissons franchement, à cette occasion, qu’Hernani, le Roi s’amuse, les Burgraves ne sont pas du théâtre. Le Chatterton de Vigny n’en est pas davantage, ni le Théâtre de Musset : On ne badine pas avec l’amour, ou Il ne faut jurer de rien. Sur quoi, je ne prétends nullement que l’intérêt littéraire ou que la valeur d’art en soit moindre : Charles Lamb ne l’en aurait trouvée que plus considérable, lui, qui ne reprochait à Shakespeare que de ne pas être parfaitement injouable. Car il a fallu, disait-il, que, pour s’accommoder aux exigences de la scène, ce prince des poètes condescendit à s’humaniser, et en s’humanisant, à se « vulgariser ». Et, pour ma part, c’est une opinion que je ne partage pas ! Mais ce qui du moins est certain, c’est que, si quelque genre en littérature demande impérieusement que l’auteur « s’aliène », pour ainsi parler, de lui-même, et ne se montre jamais à nous qu’en « s’objectivant », c’est le théâtre. Aucun dramaturge n’a été le « montreur » de soi-même ; ou plutôt, et si nous renversons la phrase, la formule sera plus exacte : aucun « montreur » de soi-même n’a été Shakespeare ou Molière. Le succès d’Alexandre Dumas, et celui d’Eugène Scribe, — que ce nègre hilare, mais jaloux, se donnait les airs de mépriser si fort, quoiqu’ils fussent de la même famille de fabricateurs dramatiques, — a dénoncé sur la scène la fausseté de l’idéal romantique ; et on a reconnu, dès ce temps-là, que si le Verre d’eau, par exemple, et Une Chaîne, sont du théâtre, il faut absolument que Lélia et la Confession d’un enfant du siècle ne soient pas du roman.

Mais, de toutes ces causes de transformation, je croirais volontiers que l’influence du roman de Balzac a été la plus active, littérairement, en raison de la simplicité du principe de la « subordination au sujet », et de sa fécondité. Qu’aucun aspect de la réalité ne fût indigne, en soi, d’être représenté par l’art, et que l’objet de l’art ne consistât même qu’à reproduire fidèlement cette réalité, si le classicisme avait été la négation ou du moins la restriction perpétuelle de ce paradoxe, et si le romantisme en était la contradiction, le roman de Balzac en était la démonstration. Commencée par le Curé de Tours [1832] et par Eugénie Grandet [1833], la démonstration s’était poursuivie, d’année en année, avec la Recherche de l’Absolu [1834], le Père Goriot [1834], le Contrat de mariage [1835], la vieille Fille [1836], César Birotteau [1837], le Curé de Village [1839], Une ténébreuse Affaire [1841], autant de récits dont on pourrait dire, — avec un peu d’exagération, pour se mieux faire entendre, et à l’exception toutefois du dernier, — que l’intrigue est à peu près nulle, et qui valent, nous l’avons déjà dit, non point en dépit, mais à cause de cette nullité même ! Ce n’était là rien de moins qu’un déplacement de l’idéal d’art qui avait jusqu’alors été celui du romantisme. Rien ne s’était vu de plus considérable, depuis l’époque où Molière et Racine avaient opéré, au cœur du classicisme, la révolution qui l’avait transformé jadis, vers 1660, en un « naturalisme » uniquement tempéré par les convenances mondaines. Et, — coïncidence assez remarquable ! — c’était, dans l’un et dans l’autre cas, le même moyen qui avait souverainement agi, je veux dire la détermination de la formule définitive d’un genre par les maîtres de ce genre : la comédie de Molière au XVIIe siècle, et, au XIXe siècle, le roman de Balzac.

Je n’ignore pas, j’ai même des raisons personnelles de ne pas ignorer la résistance que la critique, — ou les critiques, — et les historiens de la littérature opposent à la doctrine de l’évolution des genres. Et je conviens d’ailleurs que, pour autoriser cette résistance, s’ils n’invoquent en général que de pauvres raisons, cependant ils ne manqueraient pas d’arguments spécieux. Ils les trouveront peut-être un jour ! Mais on en a opposé de plus spécieux encore au « Darwinisme », et, quelques modifications profondes que les progrès des sciences biologiques aient apportées depuis quarante-cinq ans aux doctrines de Darwin, ni ces progrès ni ces arguments n’ont pu faire que les expressions, devenues classiques, de « sélection naturelle » et de « concurrence vitale » ne continuent d’exprimer des « faits ». C’est ici tout ce que je dirai de l’évolution des « genres », dans l’histoire de la littérature et de l’art. Les genres évoluent, ou ils se transforment, c’est un fait ; la transformation ne se réalise qu’en des circonstances et sous des conditions définies, c’est un autre fait ; et enfin c’en est un troisième que, « comme il y a un point de bonté ou de maturité dans la nature », pareillement, il y a un point de perfection dans l’évolution d’un genre.

Le roman de Balzac a plus d’une fois touché ce point de perfection. Il est venu ajouter au roman, tel qu’on le concevait avant lui, précisément ce qui lui manquait pour être le roman, et non le conte, par exemple, ou la nouvelle, ou la comédie. Ce qui avait empêché le roman d’atteindre la perfection de son genre, c’est qu’ayant pour objet, — et par force ou par nature, non par choix, — la représentation de la vie commune, une fausse esthétique lui imposait cette étrange condition de représenter la vie commune en s’interdisant la représentation des éléments qui la constituent. Imaginons des Hollandais, empêchés de peindre les ustensiles de cuisine, la casserole et le chaudron, le vase de grès ou le pot à tabac, le jupon de leurs vieilles femmes ou les hauts-de-chausses de leurs « magots » ; et demandons-nous ce qui subsisterait de la peinture hollandaise ? Telle était, ou à peu près, la condition que l’on avait faite au roman. Et longtemps, quoiqu’elle fût contradictoire, les romanciers l’avaient subie, parce que, d’une part, les classiques les plus intransigeants n’auraient osé nier que l’ « imitation de la nature et de la vie » fût au moins le fondement, sinon le terme de l’art, et ils ne pouvaient donc ouvertement nier la légitimité du roman ; mais, d’autre part, on exigeait qu’il ne s’attachât, dans la représentation de la nature ou de la société, qu’à ce qui les particularisait, les singularisait, et les caractérisait le moins. C’est Balzac qui le premier a triomphé de ces exigences, et ainsi permis au roman de se « réaliser ».

Qu’arrivait-il, avant lui, quand par hasard un romancier s’avisait de faire entrer dans son récit des éléments qui, par définition, comme la description d’un mobilier ou d’un costume, ou encore comme celle d’une maladie, n’étaient pas réputés littéraires ? Il se « disqualifiait » lui-même, au regard de l’opinion comme de la critique ; et, dans l’histoire des efforts du roman vers la perfection de son genre, tout était donc à recommencer ! Les choses, nous l’avons vu, n’avaient un peu changé qu’avec Walter Scott, quand on avait bien dû reconnaître que ces moyens, réputés médiocrement littéraires, étaient les seuls qu’il y eût de « situer », ou de « localiser » un récit dans l’histoire. Nous avons essayé de dire, dans le présent chapitre, comment Balzac avait fait le reste. Avons-nous assez dit qu’il l’avait fait sans presque y prendre garde ? par une inspiration de génie ; et non point du tout, comme Hugo, dans la Préface de Cromwell, en vertu d’une théorie d’art spécialement élaborée dans des cénacles de littérateurs ? Et sans doute aussi c’est pourquoi, de la Préface de Cromwell, ni de son esthétique presque grotesque, il ne demeure à peu près rien, tandis que nous verrons plus loin quelles ont été les conséquences de l’œuvre de Balzac.

Est-ce donc à dire que l’on se fût mépris jusqu’à Balzac, non seulement sur les moyens de porter le roman à la perfection de son genre, mais sur l’objet même du roman ? Cela se pourrait, et n’aurait rien de très extraordinaire : les poètes et les critiques, en France, ne se sont-ils pas mépris, pendant plus de deux siècles, sur les conditions du lyrisme ? Mais ici c’est autre chose, et la vérité, c’est que pendant longtemps « la représentation de la vie » n’a pas été considérée comme un objet digne de l’art. Ce qui a été en question durant tout l’âge classique, ce ne sont pas les moyens d’acheminer le roman vers sa perfection, c’est, au fond, le roman comme genre littéraire. Et aussi, c’est pourquoi, durant tout l’âge classique, pas plus en Italie qu’en Angleterre ou en Espagne qu’en France, aucun grand écrivain, — à l’exception du seul Cervantes, et don Quichotte est-il un roman ? — ne s’est exercé dans le roman. Des romanciers ont pu se rencontrer, qui furent de remarquables écrivains, Daniel de Foe, par exemple, en Angleterre ou, chez nous, Alain René Le Sage, mais ce n’est ni à son Gil Blas que Le Sage, ni à son Robinson que de Foe ont appliqué leur principal effort. Inversement, un écrivain de quelque considération, durant tout l’âge classique, s’il avait composé quelques romans, n’y voyait que pure bagatelle ; et quiconque eût dit à Voltaire que son Candide ou son Zadig enterreraient sa Zaïre, et même son Charles XII, Voltaire eût trouvé l’impertinence singulière. Encore Candide et Zadig ne sont-ils point des « représentations de la vie » ! C’était donc bien le roman, comme tel, que l’âge classique avait méprisé, regardé comme un genre inférieur, délégué à ceux qui n’étaient point capables de l’Ode ou la Tragédie, voire de l’Épître ou du Vaudeville. Mais aussi c’est pourquoi, rien qu’en le relevant de cette condition d’infériorité, Balzac a fait une si grande chose. « Quelle vanité que la peinture qui attire notre admiration par l’imitation de choses que nous n’admirons point ! » Ce principe avait été celui de l’âge classique. Balzac l’a renversé sans retour, en montrant et en justifiant le pourquoi de cette admiration.

C’est qu’aussi bien si, comme en peinture, l’objet que nous « imitons » n’est qu’une fleur, ou un arbre, ou même un animal, il n’y a de place qu’à la littéralité de l’imitation et à la virtuosité de l’artiste. Je le dis du moins, sans en être absolument sûr, et tout prêt à croire qu’il y a quelque chose de plus dans un paysage de Ruysdaël. Mais ce qui est bien certain, c’est que, quand on « imite » une civilisation ou une société tout entière, alors, la fidélité de l’imitation va plus loin qu’elle-même ; et la « représentation de la vie » devient nécessairement une « étude de mœurs », comme disait Balzac, ou une « étude sociale », comme nous disons aujourd’hui. On ne peut écrire le Père Goriot ou la Cousine Bette sans y envelopper, fût-ce involontairement, une analyse des conditions de la famille française au XIXe siècle, et on ne peut peindre le Médecin de campagne ou le Curé de village sans y mettre en lumière la structure intime de cette société. En ce sens, il y a vraiment dans la Comédie humaine ce qu’on appelle de nos jours une sociologie. C’est elle qu’il nous faut étudier maintenant dans les romans de Balzac, et, après avoir essayé d’en dire la signification historique et la valeur esthétique, il nous faut essayer d’en mesurer la portée sociale.