Humain, trop humain/III

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 135--).




CHAPITRE III


LA VIE RELIGIEUSE



108.

La double lutte contre le mal. — Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en en supprimant la cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révélera peut-être que plus tard. La Religion et l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation, soit par le changement de notre jugement sur les faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe : « Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général (c’est d’où l’art du tragique prend son point de départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple pour le mal de dents, lui suffisent même dans les souffrances les plus graves. Plus l’empire des religions et de tous les arts de narcotisme perd de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques — car on trouve pour la tragédie toujours moins de matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement des maux humains.

109.

Connaissance est douleur. — Qu’on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines religiosi, qu’il y a un Dieu, qu’il exige de nous le bien, qu’il est surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu’il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, — qu’on aimerait à en faire l’échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n’existent pas ; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c’est justement ce qui fait la tragédie, qu’on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l’on a dans la tête et le cœur la stricte méthode de la vérité, et d’un autre côté, qu’on est devenu, par l’évolution de l’humanité, assez tendre, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé ; d’où vient ainsi le danger que l’homme s’ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l’erreur pénétrée. C’est ce qu’exprime Byron en vers immortels :

Sorrow is knowledge : they who know the most
must mourn the deepest o’er the fatal truth,
the Tree of Knowledge is not that of Life[1].

Contre de tels soucis, aucun moyen n’est d’un secours meilleur que d’évoquer la magnifique frivolité d’Horace, au moins pour les pires erreurs et les éclipses du soleil de l’âme, et de se dire à soi-même avec lui :

Quid aeternis minorem
Consiliis animam fatigas ?
Cur non sub alta vel platano vel hac
Pinu jacentes[2]

Mais assurément frivolité ou mélancolie de tout degré vaut mieux qu’un recul romantique et une retraite en bon ordre, un rapprochement avec le christianisme, sous quelque forme que ce soit : car avec lui on ne peut, suivant l’état actuel de la connaissance, décidément plus s’entendre, sans souiller incurablement sa conscience intellectuelle et la trahir vis-à-vis de soi-même et d’autrui. Ces douleurs peuvent être assez pénibles : mais on ne peut sans douleur devenir un guide et un éducateur de l’humanité ; et malheur à celui qui voudrait l’essayer et n’avoir plus cette pure conscience !

110.

La vérité dans la religion. — Dans la période de raisonnement, on n’a pas été juste envers l’importance de la religion, il n’y a pas à en douter : mais il est aussi assuré que, dans la réaction contre le raisonnement qui suivit, on dépassa de nouveau la justice d’un grand pas, en traitant les religions avec amour, même avec passion, et en leur attribuant par exemple une profonde compréhension du monde, que dis-je ? la plus profonde de toutes ; que la science n’aurait qu’à dépouiller du vêtement dogmatique pour posséder la « vérité » sous une forme non mythique. Les religions doivent donc — telle était l’affirmation des adversaires de l’explication — exprimer sensu allegorico, par égard à l’intelligence de la masse, cette sagesse de toute antiquité, qui est la sagesse en soi, en ce sens que toute véritable science de l’âge moderne aurait ramené à elle au lieu d’éloigner d’elle : de sorte qu’entre les plus anciens sages de l’humanité et tous ceux qui suivirent régnerait une harmonie et même une identité de vues, et qu’un progrès des connaissances — supposé qu’on voulût en parler — se rapporterait non pas au principe, mais à sa communication. Toute cette conception de la religion et de la science est erronée à fond ; et personne n’oserait s’en déclarer partisan aujourd’hui encore, si l’éloquence de Schopenhauer ne l’avait prise sous sa garde : cette éloquence à la voix claire et qui pourtant ne parvient à ses auditeurs qu’après un âge d’hommes. S’il est certain qu’on peut, de l’explication religioso-morale de l’homme et du monde par Schopenhauer, tirer beaucoup de profit pour l’intelligence du christianisme et d’autres religions, aussi est-il certain que, sur la valeur de la religion pour la connaissance, il s’est trompé. Lui-même n’était en cela qu’un élève trop docile des maîtres de la science de son temps, qui sacrifiaient tous de concert au romantisme et avaient abdiqué l’esprit de raisonnement né à notre époque actuelle, il n’aurait pu du tout parler du sensus allegoricus de la religion, il aurait plutôt rendu hommage à la vérité, comme il en avait coutume, en ces termes : jamais encore religion n’a, ni médiatement ni immédiatement, ni en dogme ni en parabole, contenu une vérité. Car c’est de l’inquiétude et du besoin que chacune est née, c’est sur les erreurs de la raison qu’elle s’est insinuée dans l’existence ; elle a peut-être parfois, étant mise en péril par la science, introduit mensongèrement dans son système une théorie philosophique, afin qu’on l’y trouvât plus tard établie : mais c’est là un tourdethéologiens, du temps où une religion doute déjà d’elle-même. Ces tours de la théologie, qui, à la vérité, ont été pratiqués de bonne heure dans le christianisme, religion d’un âge érudit, pénétré de philosophie, ontconduit à cette superstition du sensus allegoricus, mais plus encore la coutume des philosophes (notamment des amphibies, philosophes poètes et artistes philosophants) de traiter d’une façon générale tous les sentiments qui se trouvaient en eux comme essence fondamentale de l’homme, et d’attribuer ainsi à leurs propres sentiments religieux une influence considérable sur la construction de leurs systèmes. Comme les philosophes philosophaient plus d’une fois sous l’influence traditionnelle d’habitudes religieuses, ou du moins sous l’empire hérité de longue date de ce fameux « besoin métaphysique », ils arrivaient à des opinions théoriques qui avaient en effet avec les opinions religieuses, judaïques ou chrétiennes ou indiennes, un grand air de ressemblance, — comme les enfants en ont d’habitude avec leurs mères : sauf que, dans ce cas, les pères ne s’expliquaient pas clairement, en voyant cette maternité, comment cela pouvait bien se faire, — mais, dans l’innocence de leur admiration, inventaient des fables sur la ressemblance de famille de la Religion et de la Science. En réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni parenté, ni amitié, ni même inimitié : elles vivent sur des planètes différentes. Toute philosophie qui fait place dans l’obscurité de ses vues dernières à l’éclat d’une queue de comète religieuse rend suspect en soi tout ce qu’elle propose comme science : tout cela est également de la religion, quoique sous le déguisement de la science. — Au demeurant : si tous les peuples étaient d’accord sur certaines matières religieuses, par exemple l’existence d’un Dieu (ce qui, par parenthèse, n’est pas vrai dans l’espèce), cela ne serait toujours qu’un argument contre ces matières affirmées, par exemple l’existence d’un Dieu : le consensus gentium et généralement hominum ne peut équitablement servir de garant qu’à une bêtise. Au contraire, il n’y a pas du tout de consensus omnium sapientium, à l’égard d’une seule matière, sauf cette exception dont parle le vers de Goethe :


Tous les plus sages de tous les temps
Sourient et hochent la tête et sont d’accord pour dire ;
Folie, de s’entêter à l’amélioration des fous !
Enfants de la sagesse, ô tenez les sots
Juste pour des sots, ainsi qu’il convient !

Soit dit sans vers ni rime et appliqué à notre cas : le consensus sapientium consiste à tenir le consensus gentium pour une bêtise.

111.

Origine du culte religieux. — Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse : elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles ; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité ; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle ; l’idée de « développement naturel » manque entièrement ; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles ; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices ; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils ; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon ; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous : l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours : plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature ; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé : si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition : l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, dans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature : quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté ? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement : n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même ? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci : comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible) ? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques : l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement ; car la supposition fondamentale est : à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel ; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir ; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque ; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit ; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit : il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques.

Toutes ces relations magiques avec la nature donnent naissance à d’innombrables cérémonies ; et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche favorable de tout le cours de la nature, notamment de la grande révolution annuelle, par la marche correspondante d’un système de procédure. Le sens du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la nature au profit de l’homme, par conséquent de lui imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les idées d’enchantement d’homme à homme ; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il repose aussi sur d’autres idées plus nettes ; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme, l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance, de l’audience accordée aux suppliants, des contrats entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la protection de la propriété. L’homme, même à des degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur passif : au degré grec de religion, principalement dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit même penser à l’existence commune de deux castes, l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins noble ; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce, elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la noblesse de la religiosité grecque.

112.

À propos de certains antiques appareils de sacrifice. — Combien de sentiments sont perdus pour nous, on peut le voir, par exemple, dans l’union de la farce, même de l’obscénité, avec le sentiment religieux : le sentiment de la possibilité de ce mélange disparaît, nous ne comprenons plus qu’historiquement qu’il a existé, dans les fêtes de Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques elles mystères chrétiens: mais enfin nous reconnaissons encore le sublime allié au burlesque et choses analogues, le touchant combiné avec le ridicule : c’est ce que peut-être un âge postérieur ne comprendra plus davantage.

113.

Le Christianisme comme antiquité. — Lorsque, par un matin de dimanche, nous entendons vibrer les vieilles cloches, nous nous demandons : Est-ce bien possible ! cela se fait pour un Juif crucifié il y a deux mille ans, qui se disait le Fils de Dieu. La preuve d’une pareille affirmation manque. — Assurément la religion chrétienne est dans nos temps une antiquaille subsistante d’un temps fort reculé, et le fait que l’on donne généralement créance à son affirmation, — tandis qu’on est d’ailleurs devenu si sévère dans l’examen des assertions — est peut-être la pièce la plus antique de l’héritage. Un Dieu qui fait des enfants à une mère mortelle ; un sage qui recommande de ne plus travailler, de ne plus tenir d’assises, mais d’être attentif aux signes de la fin du monde imminente ; une justice qui accepte l’innocent comme victime suppléante ; quelqu’un qui commande à ses disciples de boire son sang ; des prières pour obtenir des miracles ; des péchés commis contre un Dieu, expiés par un Dieu ; la peur d’un au-delà, dont, la mort est la porte ; la figure de la croix comme symbole, dans un temps qui ne connaît plus la signification et la honte de la croix — quel vent de frisson nous arrive de tout cela, comme sortant du sépulcre de passés très antiques ! Croirait-on que l’on croie encore à pareille chose ?

114.

Ce qui n’est pas grec dans le Christianisme. — Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques au-dessus d’eux comme des maîtres, et eux-mêmes au-dessous des dieux comme des valets, ainsi que les Juifs. Ils ne voyaient en eux que le mirage des exemplaires les plus réussis de leur propre caste, partant un idéal, et non le contraire de leur propre être. On se sent parents les uns des autres, il se forme un intérêt réciproque, une espèce de symmachie. L’homme prend une noble idée de soi quand il se donne de pareils dieux, et se place dans une relation semblable à celle de la petite noblesse à la grande ; au lieu que les peuples italiens avaient une vraie religion de paysans, en continuelle inquiétude vis-à-vis de puissances malignes et capricieuses et d’esprits-bourreaux. Là où les dieux olympiens reculaient, la vie grecque aussi était plus sombre et plus inquiète. — Le christianisme, au contraire, écrasait et brisait l’homme complètement et l’enfouissait comme en un bourbier profond : dans le sentiment d’une entière abjection, il faisait alors tout d’un coup briller l’éclat d’une miséricorde divine, si bien que l’homme surpris, étourdi de la grâce, poussait un cri de ravissement et pour un instant croyait porter en soi le ciel tout entier. C’est à cet excès maladif du sentiment, à la profonde corruption de tête et de cœur qu’il nécessite, que poussent, toutes les inventions psychologiques du christianisme : il veut anéantir, briser, étourdir, enivrer, il n’y a qu’une chose qu’il ne veut point : la mesure, et c’est pour cela qu’il est, au sens le plus profond, barbare, asiatique, sans noblesse, non-grec.

115.

Être religieux avec avantage. — Il y a des gens honnêtes et bons commerçants, que la religion galonné comme d’un liseré d’humanité supérieure : ceux-là font très bien d’être religieux, cela les embellit. — Tous les hommes qui ne s’entendent pas à quelque métier des armes — la parole et la plume étant comprises parmi les armes — sont serviles : pour de telles gens, la religion chrétienne est fort utile, car la servilité prend alors l’aspect de vertus chrétiennes et en est étonnamment embellie. — Des gens à qui leur vie journalière apparaît trop vide et monotone deviennent acilement religieux ; cela est compréhensible et pardonnable, sauf qu’ils n’ont aucun droit à réclamer de la religiosité de ceux pour qui la vie journalière ne coule pas vide et monotone.

116.

Le chrétien ordinaire. — Si le christianisme avait raison avec ses phrases de Dieu vengeur, d’état général de péché, d’élection de la grâce et de danger d’une damnation éternelle, ce serait un signe de faiblesse d’esprit et de manque de caractère, de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire et travailler avec crainte et tremblement exclusivement à son propre salut ; ce serait un non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel pour la commodité d’un temps. Supposé que généralement il y a foi, le chrétien ordinaire est une figure pitoyable, un homme qui ne sait réellement pas compter jusqu’à trois, et qui du reste, précisément à cause de son incapacité mentale de calculer, ne méritait pas d’être aussi durement châtié que le christianisme le lui promet.

117.

De l’habileté du Christianisme. — C’est un truc du christianisme, d’enseigner si hautement la totale indignité, peccabilité et contemptibilité de l’homme en général, que le mépris des contemporains n’est plus possible avec cela. « Qu’il pèche tant qu’il veut, il ne se distingue pas néanmoins essentiellement de moi ; c’est moi qui suis indigne et méprisable à tous les degrés », voilà ce que se dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu son aiguillon le plus aigu, parce que le chrétien ne croit pas à sa contemptibilité individuelle : il est méchant comme homme en général et se repose un peu sur l’axiome : nous sommes tous pareils.

118.

Changement de personnel. — Aussitôt qu’une religion devient dominante, elle a pour adversaires tous ceux qui avaient été ses premiers prosélytes.

119.

Destinée du Christianisme. — Le christianisme est né pour donner au cœur un soulagement ; mais maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur, pour pouvoir ensuite le soulager. Conséquemment il périra.

120.

La preuve du plaisir. — L’opinion agréable est agréée pour vraie : c’est la preuve du plaisir (ou, comme dit l’Église, la preuve de la force), dont toutes les religions sont si fières, alors qu’elles devraient en rougir. Si la foi ne rendait pas heureux, il n’y aurait pas de foi : combien peu de valeur elle doit donc avoir !

121.

Jeux dangereux. — Celui qui fait aujourd’hui place en lui-même au sentiment religieux doit aussi l’y laisser croître, il ne peut faire autrement. Alors son être se transforme peu à peu, les parties dépendantes, limitrophes de l’élément religieux, y prennent la prééminence, tout l’horizon de son jugement et de son sentiment est entouré de nuages, couvert d’ombres religieuses qui passent. Le sentiment ne peut rester en repos ; qu’on se mette donc en garde.

122.

Les disciples aveugles. — Tant qu’un homme connaît très bien les forces et les faiblesses de sa théorie, de son art, de sa religion, sa force est encore petite. Le disciple et l’apôtre qui n’a point d’yeux pour les faiblesses de la théorie, de la religion, etc., aveuglé par la vue de son maître et sa piété envers lui, a donc ordinairement plus de puissance que le maître. Sans les disciples aveugles, jamais encore l’influence d’un homme et de son oeuvre n’est devenue grande. Aider au triomphe d’une idée n’a souvent d’autre sens que : l’associer si fraternellement à la sottise que le poids de la seconde emporte aussi la victoire pour la première.

123.

Émiettement des églises. — Il n’y a pas assez de religion dans le monde pour anéantir seulement les religions.

124.

Impeccabilité de l’homme. — Si l’on a compris comment « le péché est venu au monde », à savoir par des erreurs de la raison, en vertu desquelles les hommes se prennent réciproquement, bien plus, l’individu se prend lui-même, pour plus noir et méchant que ce n’est en effet le cas, toute la sensibilité est fort soulagée, et hommes et monde apparaissent de temps à autre dans une auréole d’innocence, au point qu’un homme peut s’y trouver foncièrement bien. L’homme est au milieu de la nature toujours l’enfant en soi. Cet enfant rêve sans doute parfois un pénible rêve angoissant, mais lorsqu’il ouvre les yeux, il se revoit toujours au paradis.

125.

Irréligiosité des artistes. — Homère est parmi ses dieux si bien chez lui et, en sa qualité de poète, se trouve avec eux si à l’aise qu’il faut absolument qu’il ait été foncièrement irréligieux ; avec la matière que lui proposait la croyance populaire, — une superstition sèche, grossière, en partie affreuse, — il se comportait d’une manière aussi libre que le sculpteur avec sa glaise, partant avec le même sans-gène que possédèrent Eschyle et Aristophane, et par où, dans les temps modernes, les grands artistes de la Renaissance, ainsi que Shakespeare et Gœthe, se distinguèrent.

126.

Art et facultés de l’interprétation fausse. — Toutes les visions, les effrois, les accablements, les enchantements du saint sont des états morbides connus, que lui-même, en raison d’erreurs religieuses et psychologiques enracinées, interprète seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme des maladies. — Ainsi peut-être aussi le démon de Socrate est-il une maladie de l’ouïe, que lui-même, conformément à sa tendance morale dominante, s’explique seulement d’autre façon qu’il ne ferait aujourd’hui. Il n’en va pas autrement de la folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ; c’est toujours le degré de savoir, d’imagination, d’effort, de moralité dans la tête et le cœur des interprètes, qui en a fait tout cela. Parmi les facultés les plus grandes de ces hommes que l’on appelle génies et saints, il faut mettre celle de se procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent pour le salut de l’humanité.

127.

Vénération de la folie. — Comme on remarquait qu’une émotion rendait souvent la tête plus claire et évoquait d’heureuses inspirations, on pensait que par les émotions les plus fortes on prenait part aux inspirations et aux impressions les plus heureuses : et ainsi l’on vénérait les fous, comme étant les sages et les donneurs d’oracles. Il y a là à la base un raisonnement faux.

128.

Promesses de la science. — La science moderne a pour but : aussi peu de douleur que possible, aussi longue vie que possible — par conséquent une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste en comparaison des promesses des religions.

129.

Donation défendue. — Il n’y a pas assez d’amour et de bonté dans le monde, pour avoir le droit d’en faire encore des donations à des êtres imaginaires.

130.

Survivance du culte religieux dans la conscience. — L’Église catholique, et avant elle tout culte antique, disposait de tout le domaine de moyens par lesquels l’homme est transporté dans des dispositions extraordinaires et arraché au froid calcul de l’intérêt ou à la pensée de la raison pure. Une Église qui fait trembler par des accents profonds, les appels sourds, réguliers, attirants d’une armée de prêtres qui transmet involontairement son excitation à la communauté et la fait être aux écoutes presque anxieusement, comme si un miracle s’apprêtait, l’émanation de l’architecture qui, demeure d’une divinité, s’étend à l’infini et fait redouter dans tous les espaces sombres l’éveil de cette divinité — qui voudrait ramener de tels phénomènes aux hommes, si les conditions prélables n’en sont plus crues ? Mais les résultats de tout cela ne sont néanmoins pas perdus : le monde intérieur des dispositions sublimes, émues, extatiques, profondément, déchirées, heureuses d’espérance, est devenu inné aux hommes principalement par le culte ; ce qui en existe dans l’âme a été cultivé en grand lorsqu’il germait, croissait et fleurissait.

131.

Ressouvenirs religieux. — Si fort que l’on se croie déshabitué de la religion, cela n’en est pas, arrivé au point qu’on n’eut pas déplaisir à éprouver des sentiments et des dispositions religieuses sans contenu intelligible, par exemple dans la msique : et quand une philosophie nous expose la justification d’espérances métaphysiques, de la profonde paix de l’âme qu’on doit leur demander, et par exemple parle « de tout l’Évangile certain dans le regard de la Madone chez Raphaël », nous accueillons de pareilles expressions et démonstrations avec une disposition particulièrement cordiale : le philosophe a ici trop de facilité à prouver, il répond par ce qu’il lui plaît de donner à un coeur qui se plaît à le prendre. À ce propos, l’on remarque combien les libres esprits trop peu circonspects ne sont choqués proprement que des dogmes, mais reconnaissent très bien le charme du sentiment religieux ; ils ont peine à laisser aller le dernier à cause des premiers. — La philosophie scientifique doit être fort sur ses gardes pour ne pas aller, en raison de ce besoin — besoin acquis et conséquemment aussi passager— introduire des erreurs en contrebande : même des logiciens parlent de « pressentiments » de la vérité dans la morale et l’art (par exemple du pressentiment, « que l’essence des choses est une ») : c’est pourtant ce qui devrait leur être interdit. Entre les vérités diligemment découvertes et de pareilles choses « pressenties », il reste cet abîme infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence, celles-ci au besoin. La faim ne prouve pas qu’il y a un aliment pour la satisfaire, mais elle désire cet aliment. « Pressentir » ne signifie pas : reconnaître à aucun degré l’existence d’une chose, mais la tenir pour possible, dans la mesure où on la désire ou la craint ; le « pressentiment » ne fait pas avancer d’un pas dans le pays de la certitude. — On croit involontairement que les parties d’une philosophie qui portent un coloris de religion sont mieux prouvées que les autres ; mais c’est au fond le contraire, on a seulement l’intime désir qu’il puisse en être ainsi, partant que ce qui rend heureux soit aussi le vrai. Ce désir nous conduit à acheter de mauvaises raisons pour de bonnes.

132.

Du besoin de rédemption chrétien. — Par un examen attentif, il doit être possible de trouver au phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le besoin de rédemption, une explication qui soit libre de mythologie : par conséquent purement psychologique. Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques des états et des phénomènes religieux ont été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant libre menait sur ce domaine son existence stérile : car il y avait chez elle à l’avance, comme on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur, Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion chrétienne et de faire subsister la théologie chrétienne ; laquelle, disait-on, devait gagner aux analyses psychologiques des « faits » religieux un nouveau fond et avant tout une nouvelle occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils devanciers, nous hasardons l’explication suivante du phénomène en question. L’homme a conscience de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît presque aussi immuable que tout son être. Qu’il aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par malheur, il en reste à ce vœu : le mécontentement de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en lui son lot d’existence ou les conséquences de ces actions, dites mauvaises ; en sorte qu’il s’ensuit un profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait qu’avec d’autres hommes impartialement : alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme une justice punissante : dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de ses juges et de ses bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de l’imagination ?

133.

Avant de nous représenter cette situation dans ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’est pas arrivé dans cette situation par sa faute et son « péché », mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre très imparfaite de l’imagination et du jugement humains. Premièrement, un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau phénix ; on ne peut se le représenter clairement, par la bonne raison déjà que toute l’idée d’« action non-égoïste », à l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure (laquelle doit cependant avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ? Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu qui par contre est tout amour, tel qu’on l’admet à l’occasion, ne serait capable d’aucune action non-égoïste : à ce propos l’on devrait se souvenir d’une pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une sphère plus humble : « Nous ne pouvons du tout sentir pour d’autres, comme on a coutume de le dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dure, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous procurent », ou, comme dit La Rochefoucauld : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » C’est pourquoi les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais de leur utilité ; qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut. « Sur l’origine des sentiments moraux. » Mais dut un homme souhaiter d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là encore une chose impossible, par la raison qu’il lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et de sacrifice ont un intérêt à la conservation des égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait expressément produire l’existence de l’immoralité (par où,il est vrai, elle se supprimerait elle-même). — En outre : l’idée d’un Dieu inquiète et humilie tant qu’on y croit, mais quant à la façon dont elle est née, c’est sur quoi, dans l’état actuel de l’ethnologie comparée, il ne peut plus y avoir de doute ; et dès que l’on se rend compte de cette naissance, cette croyance est ruinée. Il en va du chrétien, qui compare son être avec celui de Dieu, comme de don Quichotte, qui déprécie sa propre vaillance parce qu’il a en tcte les exploits merveilleux des héros de romande chevalerie : l’unité qui dans les deux cas sert de mesure appartient au domaine de la Fable. Mais si l’idée de Dieu est ruinée, il en est de même du sentiment du « péché » comme d’un crime contre des préceptes divins, comme d’une souillure portée à des êtres consacrés à Dieu. Alors il ne reste vraisemblablement que cette inquiétude qui est très parente et très proche de la crainte des châtiments de la justice mondaine ou du mépris des hommes : l’aiguillon le plus cuisant dans le sentiment du péché est désormais brisé, quand on s’aperçoit que l’on a par ses actes violé sans doute la tradition humaine, les préceptes et les commandements humains, mais sans pourtant mettre en péril par là le « salut éternel des âmes » et leurs relations avec la divinité. Si l’homme réussit à la fois à acquérir la conviction philosophique de la nécessité absolue de toutes les actions et de leur complète irresponsabilité, de la convertir en chair et sang, alors disparaîtra aussi ce reste de remords de conscience.

134.

Si maintenant le chrétien, comme j’ai dit, a été amené au sentiment de mépris de lui-même par quelques erreurs, donc par une fausse explication anti-scientifique de ses actions et de ses sentiments, il doit remarquer avec un extrême étonnement comment cet état de mépris, de remords de conscience, de déplaisir en général, ne tient pas, comment à l’occasion des heures arrivent où tout cela lui a fui de l’âme et où il se sent de nouveau libre et courageux. En vérité, c’est le contentement de soi-même, le bien-être dans sa propre force, de concert avec l’affaiblissement nécessaire de toute excitation profonde par le temps, qui a remporté la victoire : l’homme s’aime de nouveau, il le sent, — mais précisément cet amour neuf, cette neuve estime de soi lui apparaît incroyable, il ne peut y voir que la descente tout imméritée d’un rayon de la grâce d’en-haut. Si auparavant il croyait dans toutes les impressions percevoir des avertissements, des menaces, des punitions et toutes sortes d’indices du courroux divin, il se fait maintenant une interprétation qui donne accès dans ses épreuves à la bonté divine ; cet événement lui advient aimable, cet autre comme une indication secourable, un troisième, et notamment toute sa disposition joyeuse, comme une preuve que Dieu est généreux. De même qu’auparavant, surtout dans l’état de déplaisir, il trouvait de ses actions une explication fausse, de même à présent de ses impressions ; sa disposition consolée est par lui connue comme l’effet d’une puissance régnant hors de lui, l’amour avec lequel au fond il s’aime lui-même lui apparaît comme un amour divin ; ce qu’il nomme grâce et prélude de la rédemption est en réalité grâce envers lui-même, rédemption de lui-même.

135.

Ainsi : une psychologie fausse déterminée, une certaine espèce de fantaisie dans l’interprétation de ses mobiles et de ses aventures, est la condition nécessaire de ce qu’un homme devient chrétien et ressent le besoin de la rédemption. Voit-on clair dans cet égarement de la raison et de l’imagination, on cesse d’être chrétien.

136.

De l’ascétisme et de la sainteté chrétienne. — Autant des penseurs isolés se sont efforcés d’établir, dans ces rares manifestations de la moralité qu’on a coutume d’appeler ascétisme et sainteté, une chose miraculeuse, sous le nez de laquelle tenir la lumière d’une explication raisonnable est déjà presque un crime et un sacrilège : autant est forte à son tour la séduction qui mène à ce crime. Une puissante impulsion naturelle a de tout temps conduit à protester en général contre ces manifestations ; la science étant, comme il a été dit, une imitation de la nature, se permet au moins d’élever des objections contre leur prétendue inexplicabilité, pour ne pas dire inaccessibilité. Il est vrai que jusqu’ici elle n’y a pas réussi : ces manifestations sont toujours inexpliquées, à la grande satisfaction des dits vénérateurs du merveilleux moral. Car, à parler en général : l’inexpliqué doit être absolument inexplicable, l’inexplicable absolument anti-naturel, surnaturel, miraculeux — voilà l’axiome qui se formule dans les âmes de tous les religieux et métaphysiciens (des artistes aussi, lorsqu’ils sont en même temps penseurs) ; au lieu que l’homme de science voit dans cet axiome le « mauvais principe ». — La première vraisemblance générale à laquelle on arrivera par la considération de la sainteté et de l’ascétisme est celle-ci, que leur nature est compliquée : car presque partout, dans le monde physique comme dans le monde moral, on s’est heureusement trouvé de réduire le prétendu merveilleux au compliqué, au multiplement conditionné. Risquons-nous donc à isoler d’abord quelques impulsions de l’âme des saints et des ascètes et, pour finir, à nous les figurer combinées ensemble.

137.

Il y a une bravade de soi-même, aux manifestations les plus sublimes de laquelle appartiennent nombre de formes de l’ascétisme. Certains hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer leur force et leur tendance à la domination qu’à défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs toujours échoué, ils tombent enfin à tyranniser certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire des portions ou des degrés d’eux-mêmes. C’est ainsi que plus d’un penseur professe des doctrines qui visiblement ne servent pas à accroître ou à améliorer sa réputation ; plus d’un évoque expressément la déconsidération des autres sur lui, tandis qu’il lui serait aisé de rester par le silence un homme considéré ; d’autres rappellent des opinions antérieures et ne s’effraient pas d’être dès lors appelés inconséquents : au contraire, ils s’y efforcent et se conduisent comme des cavaliers téméraires qui ne prennent tout leur plaisir au cheval que lorsqu’il est devenu furieux, couvert de sueur, ombrageux. Ainsi l’homme s’élève par des chemins dangereux aux plus hautes cimes, pour se rire de son angoisse et de ses genoux vacillants ; ainsi le philosophe professe des opinions d’ascétisme, d’humilité, de sainteté, dans l’éclat desquelles sa propre figure est enlaidie de la façon la plus odieuse. Cette torture de soi-même, cette raillerie de sa propre nature, ce spernere et sperni, à quoi les religions ont donné tant d’importance, est proprement un très haut degré de vanité. Toute la morale du Sermon sur la Montagne est dans ce cas : l’homme éprouve une véritable volupté à se faire violence par des exigences excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui commande tyranniquement dans son âme. Dans toute morale ascétique, l’homme adore une partie de soi comme une divinité et doit pour cela nécessairement rendre les autres parties diaboliques.

138.

L’homme n’est pas à toute heure également moral, c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon la capacité de détachement, de renoncement à soi-même qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est dans la passion qu’il est le plus moral ; l’émotion supérieure lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels, calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il ne se croirait peut-être jamais capable. Comment cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche parenté de tout ce qui est grand et détermine de fortes émotions ; une fois l’homme porté à une excitation extraordinaire, il peut se déterminer aussi bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable anéantissement de son besoin de vengeance. Ce qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion, c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même lui donne autant ou plus encore de satisfaction que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement, il ne s’agit donc pour lui que de décharger son émotion ; alors il peut, pour soulager son excitation, embrasser les épieux des ennemis et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le renoncement à soi-même, et non pas seulement dans la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être appris à l’humanité que par une longue accoutumance ; une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice fut le symbole le plus fort, le plus efficace de cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le soudain assujettissement d’une passion — c’est comme tel qu’apparaît ce renoncement : et c’est ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec l’autre, la conscience gardant sa même élévation, son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus la moralité de ces moments-là, mais l’admiration de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur prête un appui ; l’orgueil est leur consolation, lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de renoncement à soi-même ne sont pas non plus moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément accomplis en vue d’autrui ; il vaut mieux dire qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.

139.

L’ascète aussi cherche à se rendre la vie légère ; et cela d’ordinaire par une soumission complète à une volonté étrangère ou à une loi et à un rituel étendus ; à peu près de la même façon que le brahmane ne laisse plus rien à sa propre détermination et se détermine à chaque minute par un précepte sacré. Cette soumission est un puissant moyen pour se faire souverain de soi-même ; on est occupé, partant sans ennui, et l’on n’a d’autre part aucune excitation de la volonté propre et de la passion ; l’acte consommé, point de sentiment de responsabilité et par conséquent point de tourments de repentir. On a une fois pour toutes renoncé à sa volonté propre, et c’est plus facile que de n’y renoncer qu’une fois par hasard ; tout comme il est plus facile de renoncer tout à fait à un désir que d’y tenir une mesure. Si nous pensons à la situation actuelle de l’homme vis-à-vis de l’État, nous trouverons, là aussi, que l’obéissance sans conditions est plus aisée que l’obéissance conditionnelle. Le saint se facilite donc la vie par cet abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse quand on admire dans ce phénomène le suprême héroïsme de la moralité. Il est dans tous les cas plus pénible de maintenir sa personnalité sans incertitude ni injustice, que de s’en séparer de la façon qu’on vient de dire ; outre qu’il y faut bien plus d’esprit et de réflexion.

140.

Après avoir, dans beaucoup des actions les plus difficilement explicables des manifestations de ce plaisir de l’émotion en soi, je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères de la sainteté, et de même dans les actes de torture de soi-même (par la faim et les flagellations, les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen par lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de vivre (de leurs nerfs) : ils ont recours aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour se relever, au moins pour quelque temps, de cet affaissement et de cet ennui où leur grande indolence d’esprit et cette soumission à une volonté étrangère que nous avons décrite les fait si souvent tomber.

141.

Le moyen le plus ordinaire qu’emploie l’ascète et le saint pour se rendre enfin la vie encore supportable et intéressante consiste à faire de temps en temps la guerre et à passer de la victoire à la défaite. Pour cela, il lui faut un adversaire et il le trouve dans ce qu’il appelle l’ « ennemi intérieur ». Autrement dit, il utilise son penchant à la vanité, au désir des honneurs et de la domination, ensuite ses appétits sensuels, pour se donner le droit de considérer sa vie comme une bataille continuelle et soi-même comme un champ de bataille, sur lequel les bons et les méchants esprits luttent avec des succès alternatifs. On sait que l’imagination sensible est modérée, même presque supprimée, par la régularité des rapports sexuels ; qu’au rebours l’abstinence ou l’irrégularité dans ces rapports la déchaînent et l’excitent. L’imagination de beaucoup de saints chrétiens était obscène à un point extraordinaire ; grâce à cette théorie, que ces appétits étaient des démons véritables qui sévissaient en eux, ils ne s’en sentaient pas trop responsables ; c’est à ce sentiment que nous devons l’exactitude si instructive de leurs témoignages sur eux-mêmes. Il était de leur intérêt que ce combat fut toujours entretenu en quelque mesure, parce que c’était par lui, comme j’ai dit, que leur vie solitaire était entretenue. Mais, afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les non-saints un intérêt et une admiration durables, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris, bien plus, que le danger de damnation éternelle fût si étroitement lié à ces choses que, très vraisemblablement, durant des siècles entiers, les chrétiens ne firent des enfants qu’avec des remords : quel dommage peut en avoir éprouvé l’humanité ! Et cependant la vérité se tient là la tête en bas : attitude particulièrement indécente pour la vérité. Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et né dans le péché, et dans le christianisme superlatif de Calderon cette idée apparaît encore une fois condensée et ramassée, sous la forme du plus bizarre paradoxe qu’il y ait, dans les vers connus :

Le plus grand crime de l’homme
est d’être né.

Dans toutes les religions pessimistes, l’acte de génération est regardé comme mauvais en soi. Ce n’est pas le moins du monde un jugement des hommes en général, pas même le jugement de tous les pessimistes. Empédocle, par exemple, n’y voit rien de honteux, de diabolique, de criminel ; au contraire il ne voit dans la grande prairie de perdition qu’une seule apparition portant le salut et l’espoir, Aphrodite ; elle lui est caution que la Discorde ne dominera pas éternellement, mais cédera un jour le sceptre à une divinité plus douce. Les pessimistes chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un intérêt à ce qu’une autre opinion restât régnante ; il leur fallait, pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie : un ennemi toujours vivant, et généralement reconnu, tel que le combattre et le réduire les fit toujours de nouveau voir aux non-saints comme des êtres incompréhensibles, à moitié surnaturels. Lorsque enfin cet ennemi, par suite de leur manière de vivre et de leur santé détruite, prenait la fuite pour toujours, ils s’entendaient toujours à voir aussitôt leur for intérieur peuplé de démons nouveaux. L’oscillation de montée et de descente des plateaux de balance Orgueil et Humilité intéressait leurs cervelles subtiles aussi bien que l’alternance de désir et de calme de l’âme. Alors la psychologie servait non seulement à suspecter tout ce qui est humain, mais à le calomnier, à le fouetter, à le crucifier : on voulait se trouver aussi pervers et méchant que possible, on recherchait l’inquiétude sur le salut de l’âme, la désespérance en sa propreforce. Tout élément naturel auquel l’homme attache l’idée de mal, depéché (comme il a coutume de le faire actuellement encore touchant l’élément érotique), importune, assombrit l’imagination, donne une perspective effrayante, fait que l’homme est en lutte avec lui-même et le rend vis-à-vis de lui-même inquiet, méfiant. Même ses rêves contrevient un arrière-gout de conscience torturée. Et cependant cette habitude de souffrir du naturel est dans la réalité des choses totalement dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence des opinions sur les choses. On se rend aisément compte combien les hommes deviennent plus mauvais du fait qu’ils notent comme mauvais ce qui est inévitablement naturel et plus tard le sentent toujours tel. C’est le procédé de la religion et des métaphysiques, qui veulent l’homme méchant et pécheur dénaturé, que de lui rendre la nature suspecte et de le faire ainsi lui-même plus mauvais : car de cette façon il apprend à se sentir mauvais, puisqu’il lui est impossible de dépouiller son vêtement de nature. Peu à peu il se sent, ayant longtemps vécu dans le naturel, oppressé d’un tel fardeau de péchés, que des puissances surnaturelles sont nécessaires pour lui enlever ce fardeau : et ainsi se produit le soi-disant besoin de rédemp- tion, qui répond à un état de péché, non pas du tout naturel, mais acquis par l’éducation. Qu’on parcoure une à une les thèses morales exposées dans les chartes du christianisme, et l’on trouvera partout que les exigences sont tendues outre mesure, afin que l’homme n’y puisse pas suffire : l’intention n’est pas qu’il devienne plus moral, mais qu’il se sente le plus possible pécheur. Si ce sentiment n’était pas agréable à l’homme — pourquoi aurait-il produit une telle conception et s’y serait-il tenu si longtemps ? De même que dans le monde antique il s’est dépensé une force immense d’esprit et d’invention pour augmenter la joie de vivre par des cultes solennels : de même, au temps du christianisme, il a été sacrifié une somme également immense d’esprit à une autre tendance : c’est que l’homme devait se sentir pécheur de toutes façons et être par là généralement excité, vivifié, animé. Exciter, vivifier, animer, à tout prix — n’est-ce pas le mot d’ordre d’une époque énervée, trop mûre, trop civilisée ? Le cercle de tous les sentiments naturels avait été cent fois parcouru, l’âme était devenue lasse : c’est alors que le saint et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie. Ils s’exposèrent à tous les yeux, non pas proprement pour être imités de beaucoup, mais comme un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant, qui se représentait sur les confins du monde et de l’ultra-monde où chacun croyait alors apercevoir tantôt des rayons de lumière célestes, tantôt de sinistres langues de flammes, jaillissant des profondeurs. L’œil du saint, dirigé sur la signification à tout égard effrayante de la courte vie terrestre, sur l’approche de la décision dernière au sujet de nouveaux laps de vie infinis, cet œil ardent dans un corps à demi anéanti faisait trembler les hommes du vieux monde presque dans les dernières profondeurs ; regarder, détourner le regard avec épouvante, chercher de nouveau l’attrait du spectacle, y céder, s’en saouler jusqu’à ce que l’âme frémit d’ardeur et de frisson fiévreux, — ce fut la dernière jouissance que l’antiquité inventa, après qu’elle-même se fut blasée au spectacle de la chasse aux bêtes et des luttes de l’homme.

142.

Pour résumer ce qui a été dit : cet état d’âme où se plaît le saint ou l’apprenti saint se compose d’éléments que nous connaissons bien tous, sauf que, sous l’influence d’autres idées que les religieuses, ils se montrent avec une nuance tout autre, et alors encourent d’ordinaire le blâme des hommes autant que, dans cette chamarrure de religion et d’ultime signification de l’être, ils peuvent compter sur l’admiration, la vénération même, — du moins autant qu’ils y pouvaient compter dans des temps antérieurs. Tantôt, ce que pratique le saint, c’est ce défi à lui-même qui est parent du désir de domination à tout prix et même au plus solitaire donne la sensation de la puissance, tantôt son sentiment débordant saute, du désir de donner carrière à ses passions, au désir de les arrêter court comme des chevaux sauvages, sous la pression puissante d’une âme fière ; tantôt il veut une cessation complète de tous les sentiments destructeurs, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un repos durable au sein d’une indolence brute, animale et végétative ; tantôt il cherche la lutte et l’allume en lui parce que l’ennui lui montre sa face bâillante : il fouette sa divinisation de lui-même par le mépris de lui-même et la cruauté, il se plaît à l’éveil sauvage de ses appétits et à la douleur pénétrante du péché, voire à l’idée de la perdition, il sait mettre une entrave à ses passions, par exemple à celle de l’extrême désir de la domination, si bien qu’il passe à l’extrême humilité et que son âme traquée est par ce contraste arrachée de tous les gonds ; et enfin quand il rêve de visions, d’entretiens avec les morts ou des êtres divins, c’est au fond une espèce rare de jouissance qu’il désire, peut-être cette jouissance dans laquelle toutes les autres sont ramassées en un nœud. Novalis, une des autorités en matière de sainteté par expérience et par instinct, révèle une fois tout le secret avec une joie naïve : « Il est assez étonnant que, depuis longtemps, l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune. »

143.

Ce n’est pas ce qu’est le saint, mais ce qu’il signifie aux yeux du non saint, qui lui donne sa valeur dans l’histoire universelle. C’est parce qu’on se trompait sur lui, parce qu’on expliquait à faux ses états d’âme et qu’on le séparait de soi autant que possible, comme quelque chose d’absolument incomparable et d’étrangement surnaturel : c’est par là qu’il s’assura cette force extraordinaire avec laquelle il put s’imposer à l’imagination de peuples entiers, d’époques entières. Lui-même ne se connaissait point ; lui-même entendait le livre de ses tendances, de ses inclinations, de ses actions, selon un art d’interprétation aussi affecté et aussi artificiel que l’interprétation pneumatique de la Bible. Ce qu’il y avait de contourné et de morbide dans sa nature, avec son amalgame de pauvreté d’esprit, de méchant savoir, de santé gâtée, de nerfs exaspérés, restait aussi caché à son regard qu’à celui de son spectateur. Il n’était pas un homme particulièrement bon, encore moins un homme particulièrement sage : mais il signifiait quelque chose qui dépassait la mesure humaine en bonté et en sagesse. La foi en lui soutenait la foi au divin et au merveilleux, à un sens religieux de toute existence, à un dernier jour de jugement qui était imminent. Dans l’éclat vespéral du soleil d’un monde finissant, qui rayonnait sur les peuples chrétiens, l’ombre du saint grandissait en des proportions énormes : et même jusqu’à une hauteur telle que même dans notre temps, qui ne croit plus en Dieu, il y a encore des penseurs qui croient aux saints.

144.

Il va de soi qu’à ce crayon du saint, qui est esquissé d’après la moyenne de l’espèce tout entière, on peut opposer maint crayon qui produirait sans doute une impression plus agréable. Des exceptions isolées se distinguent de l’espèce, soit par une grande douceur et un grand amour des hommes, soit par le charme d’une force d’action inusitée ; d’autres sont attrayants au suprême degré, parce que des conceptions illusoires ont répandu sur tout leur être des torrents de lumière ; c’est le cas par exemple pour le célèbre fondateur du christianisme, qui se tenait pour le fils de Dieu incarné et partant se sentait exempt de péché ; si bien que par une chimère — que l’on ne doit pas juger trop durement, parce que toute l’antiquité fourmille de fils de Dieu — il atteignit le même b.ut, le sentiment de complète exemption de péché, de complète irresponsabilité, qu’aujourd’hui chacun peut acquérir par la science. — J’ai également négligé les saints hindous, qui se placent à un degré intermédiaire entre les saints chrétiens et les philosophes grecs,et par conséquent ne représentent pas un type pur : la connaissance, la science — dans la mesure où il y en avait une, — l’élévation au-dessus des autres hommes par l’exercice de la logique et l’éducation de la pensée étaient chez les bouddhistes autant exigées comme un indice de sainteté que ces mêmes qualités sont, dans le monde chrétien, écartées et excommuniées comme indice de non-sainteté.

  1. Connaissance est douleur : ceux qui savent le plus — doivent pleurer le plus profondément sur cette vérité fatale, — l’Arbre de la Science n’est pas celui de la Vie.
  2. Que tourmentes-tu de desseins éternels une âme trop petite ?
    Pourquoi ne pas aller ou sous le haut platane, ou sous ce pin, s’étendre ?