Humain, trop humain/III
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 135--).
La double lutte contre le mal. — Quand un
mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien
en en supprimant la cause, ou bien en modifiant
l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par
un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne
se révélera peut-être que plus tard. La Religion et
l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation,
soit par le changement de notre jugement sur les
faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe :
« Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant
un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général
(c’est d’où l’art du tragique prend son point de
départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple
pour le mal de dents, lui suffisent même dans les
souffrances les plus graves. Plus l’empire des
religions et de tous les arts de narcotisme perd
de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques —
car on trouve pour la tragédie toujours moins de
matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car
ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement
des maux humains.
Connaissance est douleur. — Qu’on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines religiosi, qu’il y a un Dieu, qu’il exige de nous le bien, qu’il est surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu’il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, — qu’on aimerait à en faire l’échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n’existent pas ; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c’est justement ce qui fait la tragédie, qu’on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l’on a dans la tête et le cœur la stricte méthode de la vérité, et d’un autre côté, qu’on est devenu, par l’évolution de l’humanité, assez tendre, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé ; d’où vient ainsi le danger que l’homme s’ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l’erreur pénétrée. C’est ce qu’exprime Byron en vers immortels :
Sorrow is knowledge : they who know the most
must mourn the deepest o’er the fatal truth,
the Tree of Knowledge is not that of Life[1].
Contre de tels soucis, aucun moyen n’est d’un secours meilleur que d’évoquer la magnifique frivolité d’Horace, au moins pour les pires erreurs et les éclipses du soleil de l’âme, et de se dire à soi-même avec lui :
Quid aeternis minorem
Consiliis animam fatigas ?
Cur non sub alta vel platano vel hac
Pinu jacentes[2] —
Mais assurément frivolité ou mélancolie de tout
degré vaut mieux qu’un recul romantique et une
retraite en bon ordre, un rapprochement avec le
christianisme, sous quelque forme que ce soit : car
avec lui on ne peut, suivant l’état actuel de la connaissance, décidément plus s’entendre, sans souiller incurablement sa conscience intellectuelle et la
trahir vis-à-vis de soi-même et d’autrui. Ces douleurs peuvent être assez pénibles : mais on ne peut
sans douleur devenir un guide et un éducateur de
l’humanité ; et malheur à celui qui voudrait l’essayer et n’avoir plus cette pure conscience !
La vérité dans la religion. — Dans la période de raisonnement, on n’a pas été juste envers l’importance de la religion, il n’y a pas à en douter : mais il est aussi assuré que, dans la réaction contre le raisonnement qui suivit, on dépassa de nouveau la justice d’un grand pas, en traitant les religions avec amour, même avec passion, et en leur attribuant par exemple une profonde compréhension du monde, que dis-je ? la plus profonde de toutes ; que la science n’aurait qu’à dépouiller du vêtement dogmatique pour posséder la « vérité » sous une forme non mythique. Les religions doivent donc — telle était l’affirmation des adversaires de l’explication — exprimer sensu allegorico, par égard à l’intelligence de la masse, cette sagesse de toute antiquité, qui est la sagesse en soi, en ce sens que toute véritable science de l’âge moderne aurait ramené à elle au lieu d’éloigner d’elle : de sorte qu’entre les plus anciens sages de l’humanité et tous ceux qui suivirent régnerait une harmonie et même une identité de vues, et qu’un progrès des connaissances — supposé qu’on voulût en parler — se rapporterait non pas au principe, mais à sa communication. Toute cette conception de la religion et de la science est erronée à fond ; et personne n’oserait s’en déclarer partisan aujourd’hui encore, si l’éloquence de Schopenhauer ne l’avait prise sous sa garde : cette éloquence à la voix claire et qui pourtant ne parvient à ses auditeurs qu’après un âge d’hommes. S’il est certain qu’on peut, de l’explication religioso-morale de l’homme et du monde par Schopenhauer, tirer beaucoup de profit pour l’intelligence du christianisme et d’autres religions, aussi est-il certain que, sur la valeur de la religion pour la connaissance, il s’est trompé. Lui-même n’était en cela qu’un élève trop docile des maîtres de la science de son temps, qui sacrifiaient tous de concert au romantisme et avaient abdiqué l’esprit de raisonnement né à notre époque actuelle, il n’aurait pu du tout parler du sensus allegoricus de la religion, il aurait plutôt rendu hommage à la vérité, comme il en avait coutume, en ces termes : jamais encore religion n’a, ni médiatement ni immédiatement, ni en dogme ni en parabole, contenu une vérité. Car c’est de l’inquiétude et du besoin que chacune est née, c’est sur les erreurs de la raison qu’elle s’est insinuée dans l’existence ; elle a peut-être parfois, étant mise en péril par la science, introduit mensongèrement dans son système une théorie philosophique, afin qu’on l’y trouvât plus tard établie : mais c’est là un tourdethéologiens, du temps où une religion doute déjà d’elle-même. Ces tours de la théologie, qui, à la vérité, ont été pratiqués de bonne heure dans le christianisme, religion d’un âge érudit, pénétré de philosophie, ontconduit à cette superstition du sensus allegoricus, mais plus encore la coutume des philosophes (notamment des amphibies, philosophes poètes et artistes philosophants) de traiter d’une façon générale tous les sentiments qui se trouvaient en eux comme essence fondamentale de l’homme, et d’attribuer ainsi à leurs propres sentiments religieux une influence considérable sur la construction de leurs systèmes. Comme les philosophes philosophaient plus d’une fois sous l’influence traditionnelle d’habitudes religieuses, ou du moins sous l’empire hérité de longue date de ce fameux « besoin métaphysique », ils arrivaient à des opinions théoriques qui avaient en effet avec les opinions religieuses, judaïques ou chrétiennes ou indiennes, un grand air de ressemblance, — comme les enfants en ont d’habitude avec leurs mères : sauf que, dans ce cas, les pères ne s’expliquaient pas clairement, en voyant cette maternité, comment cela pouvait bien se faire, — mais, dans l’innocence de leur admiration, inventaient des fables sur la ressemblance de famille de la Religion et de la Science. En réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni parenté, ni amitié, ni même inimitié : elles vivent sur des planètes différentes. Toute philosophie qui fait place dans l’obscurité de ses vues dernières à l’éclat d’une queue de comète religieuse rend suspect en soi tout ce qu’elle propose comme science : tout cela est également de la religion, quoique sous le déguisement de la science. — Au demeurant : si tous les peuples étaient d’accord sur certaines matières religieuses, par exemple l’existence d’un Dieu (ce qui, par parenthèse, n’est pas vrai dans l’espèce), cela ne serait toujours qu’un argument contre ces matières affirmées, par exemple l’existence d’un Dieu : le consensus gentium et généralement hominum ne peut équitablement servir de garant qu’à une bêtise. Au contraire, il n’y a pas du tout de consensus omnium sapientium, à l’égard d’une seule matière, sauf cette exception dont parle le vers de Goethe :
Tous les plus sages de tous les temps
Sourient et hochent la tête et sont d’accord pour dire ;
Folie, de s’entêter à l’amélioration des fous !
Enfants de la sagesse, ô tenez les sots
Juste pour des sots, ainsi qu’il convient !
Soit dit sans vers ni rime et appliqué à notre cas :
le consensus sapientium consiste à tenir le consensus gentium pour une bêtise.
Origine du culte religieux. — Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse : elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles ; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité ; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle ; l’idée de « développement naturel » manque entièrement ; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles ; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices ; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils ; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon ; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous : l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours : plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature ; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé : si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition : l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, dans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature : quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté ? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement : n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même ? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci : comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible) ? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques : l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement ; car la supposition fondamentale est : à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel ; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir ; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque ; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit ; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit : il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques.
Toutes ces relations magiques avec la nature
donnent naissance à d’innombrables cérémonies ;
et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop
grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche
favorable de tout le cours de la nature, notamment
de la grande révolution annuelle, par la marche correspondante d’un système de procédure. Le sens
du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la
nature au profit de l’homme, par conséquent de lui
imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les
idées d’enchantement d’homme à homme ; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il
repose aussi sur d’autres idées plus nettes ; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme,
l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance,
de l’audience accordée aux suppliants, des contrats
entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la
protection de la propriété. L’homme, même à des
degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible
esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur
passif : au degré grec de religion, principalement
dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit
même penser à l’existence commune de deux castes,
l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins
noble ; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce,
elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la
noblesse de la religiosité grecque.
À propos de certains antiques appareils de sacrifice. — Combien de sentiments sont perdus
pour nous, on peut le voir, par exemple, dans
l’union de la farce, même de l’obscénité, avec le
sentiment religieux : le sentiment de la possibilité
de ce mélange disparaît, nous ne comprenons plus
qu’historiquement qu’il a existé, dans les fêtes de
Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques
elles mystères chrétiens: mais enfin nous reconnaissons encore le sublime allié au burlesque et choses
analogues, le touchant combiné avec le ridicule :
c’est ce que peut-être un âge postérieur ne comprendra plus davantage.
Le Christianisme comme antiquité. — Lorsque,
par un matin de dimanche, nous entendons vibrer les vieilles cloches, nous nous demandons :
Est-ce bien possible ! cela se fait pour un Juif
crucifié il y a deux mille ans, qui se disait le Fils de
Dieu. La preuve d’une pareille affirmation manque.
— Assurément la religion chrétienne est dans nos
temps une antiquaille subsistante d’un temps fort
reculé, et le fait que l’on donne généralement
créance à son affirmation, — tandis qu’on est d’ailleurs devenu si sévère dans l’examen des assertions — est peut-être la pièce la plus antique de l’héritage. Un Dieu qui fait des enfants à une mère mortelle ; un sage qui recommande de ne plus travailler, de ne plus tenir d’assises, mais d’être attentif
aux signes de la fin du monde imminente ; une
justice qui accepte l’innocent comme victime suppléante ; quelqu’un qui commande à ses disciples
de boire son sang ; des prières pour obtenir des
miracles ; des péchés commis contre un Dieu,
expiés par un Dieu ; la peur d’un au-delà, dont, la
mort est la porte ; la figure de la croix comme symbole, dans un temps qui ne connaît plus la signification et la honte de la croix — quel vent de
frisson nous arrive de tout cela, comme sortant du
sépulcre de passés très antiques ! Croirait-on que
l’on croie encore à pareille chose ?
Ce qui n’est pas grec dans le Christianisme. — Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques
au-dessus d’eux comme des maîtres, et eux-mêmes
au-dessous des dieux comme des valets, ainsi que
les Juifs. Ils ne voyaient en eux que le mirage des
exemplaires les plus réussis de leur propre caste,
partant un idéal, et non le contraire de leur propre
être. On se sent parents les uns des autres, il se
forme un intérêt réciproque, une espèce de symmachie. L’homme prend une noble idée de soi
quand il se donne de pareils dieux, et se place dans
une relation semblable à celle de la petite noblesse
à la grande ; au lieu que les peuples italiens avaient
une vraie religion de paysans, en continuelle inquiétude vis-à-vis de puissances malignes et capricieuses et d’esprits-bourreaux. Là où les dieux olympiens reculaient, la vie grecque aussi était plus
sombre et plus inquiète. — Le christianisme, au
contraire, écrasait et brisait l’homme complètement
et l’enfouissait comme en un bourbier profond : dans
le sentiment d’une entière abjection, il faisait alors
tout d’un coup briller l’éclat d’une miséricorde
divine, si bien que l’homme surpris, étourdi de la
grâce, poussait un cri de ravissement et pour un
instant croyait porter en soi le ciel tout entier.
C’est à cet excès maladif du sentiment, à la profonde
corruption de tête et de cœur qu’il nécessite, que
poussent, toutes les inventions psychologiques du
christianisme : il veut anéantir, briser, étourdir,
enivrer, il n’y a qu’une chose qu’il ne veut point :
la mesure, et c’est pour cela qu’il est, au sens
le plus profond, barbare, asiatique, sans noblesse,
non-grec.
Être religieux avec avantage. — Il y a des
gens honnêtes et bons commerçants, que la religion galonné comme d’un liseré d’humanité supérieure : ceux-là font très bien d’être religieux, cela
les embellit. — Tous les hommes qui ne s’entendent pas à quelque métier des armes — la parole et la plume étant comprises parmi les armes — sont
serviles : pour de telles gens, la religion chrétienne est fort utile, car la servilité prend alors
l’aspect de vertus chrétiennes et en est étonnamment embellie. — Des gens à qui leur vie journalière apparaît trop vide et monotone deviennent
acilement religieux ; cela est compréhensible et
pardonnable, sauf qu’ils n’ont aucun droit à réclamer de la religiosité de ceux pour qui la vie journalière ne coule pas vide et monotone.
Le chrétien ordinaire. — Si le christianisme
avait raison avec ses phrases de Dieu vengeur,
d’état général de péché, d’élection de la grâce et
de danger d’une damnation éternelle, ce serait un
signe de faiblesse d’esprit et de manque de caractère,
de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire
et travailler avec crainte et tremblement
exclusivement à son propre salut ; ce serait un
non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel
pour la commodité d’un temps. Supposé que généralement
il y a foi, le chrétien ordinaire est une
figure pitoyable, un homme qui ne sait réellement
pas compter jusqu’à trois, et qui du reste, précisément
à cause de son incapacité mentale de calculer,
ne méritait pas d’être aussi durement châtié que le
christianisme le lui promet.
De l’habileté du Christianisme. — C’est un
truc du christianisme, d’enseigner si hautement la
totale indignité, peccabilité et contemptibilité de
l’homme en général, que le mépris des contemporains
n’est plus possible avec cela. « Qu’il pèche
tant qu’il veut, il ne se distingue pas néanmoins
essentiellement de moi ; c’est moi qui suis indigne
et méprisable à tous les degrés », voilà ce que se
dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu
son aiguillon le plus aigu, parce que le chrétien ne
croit pas à sa contemptibilité individuelle : il est
méchant comme homme en général et se repose un
peu sur l’axiome : nous sommes tous pareils.
Changement de personnel. — Aussitôt qu’une
religion devient dominante, elle a pour adversaires
tous ceux qui avaient été ses premiers prosélytes.
Destinée du Christianisme. — Le christianisme
est né pour donner au cœur un soulagement ; mais
maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur,
pour pouvoir ensuite le soulager. Conséquemment
il périra.
La preuve du plaisir. — L’opinion agréable est
agréée pour vraie : c’est la preuve du plaisir (ou,
comme dit l’Église, la preuve de la force), dont
toutes les religions sont si fières, alors qu’elles
devraient en rougir. Si la foi ne rendait pas heureux, il n’y aurait pas de foi : combien peu de valeur
elle doit donc avoir !
Jeux dangereux. — Celui qui fait aujourd’hui
place en lui-même au sentiment religieux doit
aussi l’y laisser croître, il ne peut faire autrement. Alors son être se transforme peu à peu, les parties
dépendantes, limitrophes de l’élément religieux, y
prennent la prééminence, tout l’horizon de son jugement
et de son sentiment est entouré de nuages,
couvert d’ombres religieuses qui passent. Le sentiment
ne peut rester en repos ; qu’on se mette donc
en garde.
Les disciples aveugles. — Tant qu’un homme
connaît très bien les forces et les faiblesses de sa
théorie, de son art, de sa religion, sa force est encore
petite. Le disciple et l’apôtre qui n’a point
d’yeux pour les faiblesses de la théorie, de la religion,
etc., aveuglé par la vue de son maître et sa
piété envers lui, a donc ordinairement plus de puissance
que le maître. Sans les disciples aveugles,
jamais encore l’influence d’un homme et de son
œuvre n’est devenue grande. Aider au triomphe
d’une idée n’a souvent d’autre sens que : l’associer
si fraternellement à la sottise que le poids de la
seconde emporte aussi la victoire pour la première.
Émiettement des églises. — Il n’y a pas assez
de religion dans le monde pour anéantir seulement les religions.
Impeccabilité de l’homme. — Si l’on a compris
comment « le péché est venu au monde », à savoir
par des erreurs de la raison, en vertu desquelles
les hommes se prennent réciproquement, bien plus,
l’individu se prend lui-même, pour plus noir et
méchant que ce n’est en effet le cas, toute la sensibilité est fort soulagée, et hommes et monde apparaissent de temps à autre dans une auréole d’innocence, au point qu’un homme peut s’y trouver
foncièrement bien. L’homme est au milieu de la
nature toujours l’enfant en soi. Cet enfant rêve
sans doute parfois un pénible rêve angoissant,
mais lorsqu’il ouvre les yeux, il se revoit toujours
au paradis.
Irréligiosité des artistes. — Homère est parmi
ses dieux si bien chez lui et, en sa qualité de poète,
se trouve avec eux si à l’aise qu’il faut absolument
qu’il ait été foncièrement irréligieux ; avec la matière que lui proposait la croyance populaire, — une superstition sèche, grossière, en partie affreuse, — il se comportait d’une manière aussi libre que
le sculpteur avec sa glaise, partant avec le même
sans-gène que possédèrent Eschyle et Aristophane,
et par où, dans les temps modernes, les grands
artistes de la Renaissance, ainsi que Shakespeare
et Gœthe, se distinguèrent.
Art et facultés de l’interprétation fausse. —
Toutes les visions, les effrois, les accablements, les
enchantements du saint sont des états morbides
connus, que lui-même, en raison d’erreurs religieuses
et psychologiques enracinées, interprète
seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme
des maladies. — Ainsi peut-être aussi le démon
de Socrate est-il une maladie de l’ouïe, que lui-même,
conformément à sa tendance morale dominante,
s’explique seulement d’autre façon qu’il ne
ferait aujourd’hui. Il n’en va pas autrement de la
folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ;
c’est toujours le degré de savoir, d’imagination,
d’effort, de moralité dans la tête et le cœur
des interprètes, qui en a fait tout cela. Parmi les
facultés les plus grandes de ces hommes que l’on
appelle génies et saints, il faut mettre celle de se
procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent
pour le salut de l’humanité.
Vénération de la folie. — Comme on remarquait
qu’une émotion rendait souvent la tête plus
claire et évoquait d’heureuses inspirations, on pensait
que par les émotions les plus fortes on prenait
part aux inspirations et aux impressions les plus
heureuses : et ainsi l’on vénérait les fous, comme
étant les sages et les donneurs d’oracles. Il y a là
à la base un raisonnement faux.
Promesses de la science. — La science moderne
a pour but : aussi peu de douleur que possible,
aussi longue vie que possible — par conséquent
une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste
en comparaison des promesses des religions.
Donation défendue. — Il n’y a pas assez d’amour
et de bonté dans le monde, pour avoir le
droit d’en faire encore des donations à des êtres
imaginaires.
Survivance du culte religieux dans la conscience. —
L’Église catholique, et avant elle tout
culte antique, disposait de tout le domaine de
moyens par lesquels l’homme est transporté dans
des dispositions extraordinaires et arraché au froid
calcul de l’intérêt ou à la pensée de la raison
pure. Une Église qui fait trembler par des accents
profonds, les appels sourds, réguliers, attirants
d’une armée de prêtres qui transmet involontairement son excitation à la communauté et la fait
être aux écoutes presque anxieusement, comme si
un miracle s’apprêtait, l’émanation de l’architecture
qui, demeure d’une divinité, s’étend à l’infini et fait
redouter dans tous les espaces sombres l’éveil de
cette divinité — qui voudrait ramener de tels
phénomènes aux hommes, si les conditions prélables n’en sont plus crues ? Mais les résultats de
tout cela ne sont néanmoins pas perdus : le monde
intérieur des dispositions sublimes, émues, extatiques, profondément, déchirées, heureuses d’espérance, est devenu inné aux hommes principalement par le culte ; ce qui en existe dans l’âme a été
cultivé en grand lorsqu’il germait, croissait et fleurissait.
Ressouvenirs religieux. — Si fort que l’on se
croie déshabitué de la religion, cela n’en est pas,
arrivé au point qu’on n’eut pas déplaisir à éprouver des sentiments et des dispositions religieuses
sans contenu intelligible, par exemple dans la msique : et quand une philosophie nous expose la
justification d’espérances métaphysiques, de la profonde paix de l’âme qu’on doit leur demander, et
par exemple parle « de tout l’Évangile certain dans
le regard de la Madone chez Raphaël », nous accueillons
de pareilles expressions et démonstrations
avec une disposition particulièrement cordiale : le
philosophe a ici trop de facilité à prouver, il répond
par ce qu’il lui plaît de donner à un cœur qui se plaît
à le prendre. À ce propos, l’on remarque combien
les libres esprits trop peu circonspects ne sont choqués
proprement que des dogmes, mais reconnaissent
très bien le charme du sentiment religieux ; ils
ont peine à laisser aller le dernier à cause des premiers.
— La philosophie scientifique doit être fort
sur ses gardes pour ne pas aller, en raison de ce
besoin — besoin acquis et conséquemment aussi
passager — introduire des erreurs en contrebande :
même des logiciens parlent de « pressentiments »
de la vérité dans la morale et l’art (par exemple
du pressentiment, « que l’essence des choses est
une ») : c’est pourtant ce qui devrait leur être interdit.
Entre les vérités diligemment découvertes et
de pareilles choses « pressenties », il reste cet abîme
infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence,
celles-ci au besoin. La faim ne prouve pas
qu’il y a un aliment pour la satisfaire, mais elle
désire cet aliment. « Pressentir » ne signifie pas :
reconnaître à aucun degré l’existence d’une chose,
mais la tenir pour possible, dans la mesure où on
la désire ou la craint ; le « pressentiment » ne fait
pas avancer d’un pas dans le pays de la certitude.
— On croit involontairement que les parties d’une
philosophie qui portent un coloris de religion sont
mieux prouvées que les autres ; mais c’est au fond
le contraire, on a seulement l’intime désir qu’il
puisse en être ainsi, partant que ce qui rend heureux
soit aussi le vrai. Ce désir nous conduit à
acheter de mauvaises raisons pour de bonnes.
Du besoin de rédemption chrétien. — Par un
examen attentif, il doit être possible de trouver au
phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le
besoin de rédemption, une explication qui soit libre
de mythologie : par conséquent purement psychologique.
Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques
des états et des phénomènes religieux ont
été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant
libre menait sur ce domaine son existence
stérile : car il y avait chez elle à l’avance, comme
on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur,
Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion
chrétienne et de faire subsister la
théologie chrétienne ; laquelle, disait-on, devait gagner
aux analyses psychologiques des « faits » religieux
un nouveau fond et avant tout une nouvelle
occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils
devanciers, nous hasardons l’explication suivante
du phénomène en question. L’homme a conscience
de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît
presque aussi immuable que tout son être. Qu’il
aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale
pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que
doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par
malheur, il en reste à ce vœu : le mécontentement
de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en
lui son lot d’existence ou les conséquences de ces
actions, dites mauvaises ; en sorte qu’il s’ensuit un
profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause
et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas
ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se
comparait qu’avec d’autres hommes impartialement :
alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement
sa part du fardeau général de mécontentement et
d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un
être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience
perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ;
c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que
son être lui apparaît si sombre, si bizarrement
défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même
être, attendu qu’il flotte devant son imagination
comme une justice punissante : dans tous les détails
possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par
avance les coups de fouet de ses juges et de ses
bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui,
par la perspective d’une incommensurable durée
de la peine, surpasse en cruauté tous les autres
effrois de l’imagination ?
Avant de nous représenter cette situation dans
ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’est pas arrivé dans cette situation par sa faute et son « péché », mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et
hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre
très imparfaite de l’imagination et du jugement
humains. Premièrement, un être qui serait capable
exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est
plus fabuleux encore que l’oiseau phénix ; on ne
peut se le représenter clairement, par la bonne
raison déjà que toute l’idée d’« action non-égoïste », à
l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un
homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile
personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi
que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans
une nécessité intérieure (laquelle doit cependant
avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ?
Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu
qui par contre est tout amour, tel qu’on l’admet à
l’occasion, ne serait capable d’aucune action non-égoïste : à ce propos l’on devrait se souvenir d’une
pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une
sphère plus humble : « Nous ne pouvons du tout
sentir pour d’autres, comme on a coutume de le
dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dure, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère,
ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables
qu’ils nous procurent », ou, comme dit La Rochefoucauld : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » C’est pourquoi
les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais
de leur utilité ; qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut. « Sur l’origine des sentiments moraux. » Mais dut un homme souhaiter
d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de
vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là
encore une chose impossible, par la raison qu’il
lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir
faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette
vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et
de sacrifice ont un intérêt à la conservation des
égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et
que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait
expressément produire l’existence de l’immoralité
(par où, il est vrai, elle se supprimerait elle-même).
— En outre : l’idée d’un Dieu inquiète et humilie
tant qu’on y croit, mais quant à la façon dont elle
est née, c’est sur quoi, dans l’état actuel de l’ethnologie
comparée, il ne peut plus y avoir de doute ;
et dès que l’on se rend compte de cette naissance,
cette croyance est ruinée. Il en va du chrétien, qui
compare son être avec celui de Dieu, comme de
don Quichotte, qui déprécie sa propre vaillance
parce qu’il a en tcte les exploits merveilleux des
héros de romande chevalerie : l’unité qui dans les
deux cas sert de mesure appartient au domaine
de la Fable. Mais si l’idée de Dieu est ruinée, il
en est de même du sentiment du « péché » comme
d’un crime contre des préceptes divins, comme
d’une souillure portée à des êtres consacrés à Dieu.
Alors il ne reste vraisemblablement que cette inquiétude
qui est très parente et très proche de la
crainte des châtiments de la justice mondaine ou
du mépris des hommes : l’aiguillon le plus cuisant
dans le sentiment du péché est désormais brisé,
quand on s’aperçoit que l’on a par ses actes violé
sans doute la tradition humaine, les préceptes et les
commandements humains, mais sans pourtant
mettre en péril par là le « salut éternel des âmes »
et leurs relations avec la divinité. Si l’homme réussit
à la fois à acquérir la conviction philosophique
de la nécessité absolue de toutes les actions et de
leur complète irresponsabilité, de la convertir en
chair et sang, alors disparaîtra aussi ce reste de
remords de conscience.
Si maintenant le chrétien, comme j’ai dit, a été
amené au sentiment de mépris de lui-même par
quelques erreurs, donc par une fausse explication
anti-scientifique de ses actions et de ses sentiments,
il doit remarquer avec un extrême étonnement
comment cet état de mépris, de remords de conscience,
de déplaisir en général, ne tient pas, comment
à l’occasion des heures arrivent où tout cela
lui a fui de l’âme et où il se sent de nouveau libre
et courageux. En vérité, c’est le contentement de
soi-même, le bien-être dans sa propre force, de concert avec l’affaiblissement nécessaire de toute excitation
profonde par le temps, qui a remporté la
victoire : l’homme s’aime de nouveau, il le sent, —
mais précisément cet amour neuf, cette neuve estime
de soi lui apparaît incroyable, il ne peut y voir que
la descente tout imméritée d’un rayon de la grâce
d’en-haut. Si auparavant il croyait dans toutes les
impressions percevoir des avertissements, des menaces, des punitions et toutes sortes d’indices du
courroux divin, il se fait maintenant une interprétation qui donne accès dans ses épreuves à la
bonté divine ; cet événement lui advient aimable,
cet autre comme une indication secourable, un troisième, et notamment toute sa disposition joyeuse,
comme une preuve que Dieu est généreux. De
même qu’auparavant, surtout dans l’état de déplaisir, il trouvait de ses actions une explication fausse,
de même à présent de ses impressions ; sa disposition consolée est par lui connue comme l’effet d’une
puissance régnant hors de lui, l’amour avec lequel
au fond il s’aime lui-même lui apparaît comme un
amour divin ; ce qu’il nomme grâce et prélude de
la rédemption est en réalité grâce envers lui-même,
rédemption de lui-même.
Ainsi : une psychologie fausse déterminée, une
certaine espèce de fantaisie dans l’interprétation de
ses mobiles et de ses aventures, est la condition
nécessaire de ce qu’un homme devient chrétien et
ressent le besoin de la rédemption. Voit-on clair
dans cet égarement de la raison et de l’imagination,
on cesse d’être chrétien.
De l’ascétisme et de la sainteté chrétienne. —
— Autant des penseurs isolés se sont efforcés d’établir, dans ces rares manifestations de la moralité
qu’on a coutume d’appeler ascétisme et sainteté,
une chose miraculeuse, sous le nez de laquelle tenir
la lumière d’une explication raisonnable est déjà
presque un crime et un sacrilège : autant est forte à
son tour la séduction qui mène à ce crime. Une
puissante impulsion naturelle a de tout temps conduit à protester en général contre ces manifestations ; la science étant, comme il a été dit, une imitation de la nature, se permet au moins d’élever
des objections contre leur prétendue inexplicabilité,
pour ne pas dire inaccessibilité. Il est vrai que
jusqu’ici elle n’y a pas réussi : ces manifestations
sont toujours inexpliquées, à la grande satisfaction
des dits vénérateurs du merveilleux moral. Car, à
parler en général : l’inexpliqué doit être absolument
inexplicable, l’inexplicable absolument anti-naturel,
surnaturel, miraculeux — voilà l’axiome
qui se formule dans les âmes de tous les religieux
et métaphysiciens (des artistes aussi, lorsqu’ils sont
en même temps penseurs) ; au lieu que l’homme de
science voit dans cet axiome le « mauvais principe ».
— La première vraisemblance générale à laquelle
on arrivera par la considération de la sainteté et de
l’ascétisme est celle-ci, que leur nature est compliquée :
car presque partout, dans le monde physique
comme dans le monde moral, on s’est heureusement
trouvé de réduire le prétendu
merveilleux au compliqué, au multiplement conditionné.
Risquons-nous donc à isoler d’abord quelques impulsions de l’âme des saints et des ascètes et, pour
finir, à nous les figurer combinées ensemble.
Il y a une bravade de soi-même, aux manifestations
les plus sublimes de laquelle appartiennent
nombre de formes de l’ascétisme. Certains
hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer
leur force et leur tendance à la domination qu’à
défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs
toujours échoué, ils tombent enfin à tyranniser
certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire
des portions ou des degrés d’eux-mêmes. C’est ainsi
que plus d’un penseur professe des doctrines qui
visiblement ne servent pas à accroître ou à améliorer
sa réputation ; plus d’un évoque expressément
la déconsidération des autres sur lui, tandis
qu’il lui serait aisé de rester par le silence un
homme considéré ; d’autres rappellent des opinions
antérieures et ne s’effraient pas d’être dès lors appelés
inconséquents : au contraire, ils s’y efforcent et se
conduisent comme des cavaliers téméraires qui ne
prennent tout leur plaisir au cheval que lorsqu’il est
devenu furieux, couvert de sueur, ombrageux.
Ainsi l’homme s’élève par des chemins dangereux
aux plus hautes cimes, pour se rire de son angoisse
et de ses genoux vacillants ; ainsi le philosophe
professe des opinions d’ascétisme, d’humilité, de
sainteté, dans l’éclat desquelles sa propre figure est
enlaidie de la façon la plus odieuse. Cette torture
de soi-même, cette raillerie de sa propre nature,
ce spernere et sperni, à quoi les religions ont donné
tant d’importance, est proprement un très haut degré
de vanité. Toute la morale du Sermon sur la Montagne
est dans ce cas : l’homme éprouve une véritable
volupté à se faire violence par des exigences
excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui
commande tyranniquement dans son âme. Dans
toute morale ascétique, l’homme adore une partie
de soi comme une divinité et doit pour cela nécessairement
rendre les autres parties diaboliques.
L’homme n’est pas à toute heure également moral,
c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon
la capacité de détachement, de renoncement à soi-même
qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant
et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est
dans la passion qu’il est le plus moral ; l’émotion supérieure
lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels,
calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il
ne se croirait peut-être jamais capable. Comment
cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche
parenté de tout ce qui est grand et détermine de
fortes émotions ; une fois l’homme porté à une excitation
extraordinaire, il peut se déterminer aussi
bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable
anéantissement de son besoin de vengeance. Ce
qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion,
c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et
remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même
lui donne autant ou plus encore de satisfaction
que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement,
il ne s’agit donc pour lui que de décharger
son émotion ; alors il peut, pour soulager
son excitation, embrasser les épieux des ennemis
et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le
renoncement à soi-même, et non pas seulement dans
la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être
appris à l’humanité que par une longue accoutumance ;
une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice
fut le symbole le plus fort, le plus efficace de
cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire
sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le
soudain assujettissement d’une passion — c’est
comme tel qu’apparaît ce renoncement : et c’est
ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En
réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec
l’autre, la conscience gardant sa même élévation,
son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en
repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus
la moralité de ces moments-là, mais l’admiration
de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur
prête un appui ; l’orgueil est leur consolation,
lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de
renoncement à soi-même ne sont pas non plus
moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément
accomplis en vue d’autrui ; il vaut mieux dire
qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.
L’ascète aussi cherche à se rendre la vie légère ;
et cela d’ordinaire par une soumission complète à
une volonté étrangère ou à une loi et à un rituel
étendus ; à peu près de la même façon que le
brahmane ne laisse plus rien à sa propre détermination et se détermine à chaque minute par un
précepte sacré. Cette soumission est un puissant
moyen pour se faire souverain de soi-même ; on
est occupé, partant sans ennui, et l’on n’a d’autre
part aucune excitation de la volonté propre et de
la passion ; l’acte consommé, point de sentiment de
responsabilité et par conséquent point de tourments de repentir. On a une fois pour toutes
renoncé à sa volonté propre, et c’est plus facile
que de n’y renoncer qu’une fois par hasard ; tout
comme il est plus facile de renoncer tout à fait à un
désir que d’y tenir une mesure. Si nous pensons à
la situation actuelle de l’homme vis-à-vis de l’État,
nous trouverons, là aussi, que l’obéissance sans
conditions est plus aisée que l’obéissance conditionnelle. Le saint se facilite donc la vie par cet
abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse
quand on admire dans ce phénomène le suprême
héroïsme de la moralité. Il est dans tous les cas
plus pénible de maintenir sa personnalité sans
incertitude ni injustice, que de s’en séparer de la
façon qu’on vient de dire ; outre qu’il y faut bien
plus d’esprit et de réflexion.
Après avoir, dans beaucoup des actions les plus
difficilement explicables des manifestations de ce
plaisir de l’émotion en soi, je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie
des caractères de la sainteté, et de même dans les
actes de torture de soi-même (par la faim et les
flagellations, les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen par lequel ces
natures luttent contre la lassitude générale de leur
volonté de vivre (de leurs nerfs) : ils ont recours
aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour se relever, au moins pour quelque
temps, de cet affaissement et de cet ennui où leur
grande indolence d’esprit et cette soumission à une
volonté étrangère que nous avons décrite les fait si
souvent tomber.
Le moyen le plus ordinaire qu’emploie l’ascète et le saint pour se rendre enfin la vie encore supportable et intéressante consiste à faire de temps en temps la guerre et à passer de la victoire à la défaite. Pour cela, il lui faut un adversaire et il le trouve dans ce qu’il appelle l’« ennemi intérieur ». Autrement dit, il utilise son penchant à la vanité, au désir des honneurs et de la domination, ensuite ses appétits sensuels, pour se donner le droit de considérer sa vie comme une bataille continuelle et soi-même comme un champ de bataille, sur lequel les bons et les méchants esprits luttent avec des succès alternatifs. On sait que l’imagination sensible est modérée, même presque supprimée, par la régularité des rapports sexuels ; qu’au rebours l’abstinence ou l’irrégularité dans ces rapports la déchaînent et l’excitent. L’imagination de beaucoup de saints chrétiens était obscène à un point extraordinaire ; grâce à cette théorie, que ces appétits étaient des démons véritables qui sévissaient en eux, ils ne s’en sentaient pas trop responsables ; c’est à ce sentiment que nous devons l’exactitude si instructive de leurs témoignages sur eux-mêmes. Il était de leur intérêt que ce combat fut toujours entretenu en quelque mesure, parce que c’était par lui, comme j’ai dit, que leur vie solitaire était entretenue. Mais, afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les non-saints un intérêt et une admiration durables, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris, bien plus, que le danger de damnation éternelle fût si étroitement lié à ces choses que, très vraisemblablement, durant des siècles entiers, les chrétiens ne firent des enfants qu’avec des remords : quel dommage peut en avoir éprouvé l’humanité ! Et cependant la vérité se tient là la tête en bas : attitude particulièrement indécente pour la vérité. Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et né dans le péché, et dans le christianisme superlatif de Calderon cette idée apparaît encore une fois condensée et ramassée, sous la forme du plus bizarre paradoxe qu’il y ait, dans les vers connus :
Le plus grand crime de l’homme
est d’être né.
Dans toutes les religions pessimistes, l’acte de
génération est regardé comme mauvais en soi. Ce
n’est pas le moins du monde un jugement des hommes en général, pas même le jugement de tous les
pessimistes. Empédocle, par exemple, n’y voit rien
de honteux, de diabolique, de criminel ; au contraire
il ne voit dans la grande prairie de perdition qu’une seule apparition portant le salut et l’espoir, Aphrodite ; elle lui est caution que la Discorde ne dominera pas éternellement, mais cédera un jour le sceptre à une divinité plus douce. Les pessimistes
chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un
intérêt à ce qu’une autre opinion restât régnante ;
il leur fallait, pour peupler la solitude et le désert
spirituel de leur vie : un ennemi toujours vivant,
et généralement reconnu, tel que le combattre et
le réduire les fit toujours de nouveau voir aux
non-saints comme des êtres incompréhensibles, à
moitié surnaturels. Lorsque enfin cet ennemi, par
suite de leur manière de vivre et de leur santé détruite,
prenait la fuite pour toujours, ils s’entendaient
toujours à voir aussitôt leur for intérieur
peuplé de démons nouveaux. L’oscillation de montée
et de descente des plateaux de balance Orgueil
et Humilité intéressait leurs cervelles subtiles aussi
bien que l’alternance de désir et de calme de l’âme.
Alors la psychologie servait non seulement à suspecter
tout ce qui est humain, mais à le calomnier,
à le fouetter, à le crucifier : on voulait se trouver
aussi pervers et méchant que possible, on recherchait
l’inquiétude sur le salut de l’âme, la désespérance
en sa propre force. Tout élément naturel auquel
l’homme attache l’idée de mal, depéché (comme
il a coutume de le faire actuellement encore touchant
l’élément érotique), importune, assombrit
l’imagination, donne une perspective effrayante,
fait que l’homme est en lutte avec lui-même et le
rend vis-à-vis de lui-même inquiet, méfiant. Même
ses rêves contrevient un arrière-goût de conscience torturée. Et cependant cette habitude de souffrir
du naturel est dans la réalité des choses totalement
dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence
des opinions sur les choses. On se rend aisément
compte combien les hommes deviennent plus mauvais
du fait qu’ils notent comme mauvais ce qui est
inévitablement naturel et plus tard le sentent toujours
tel. C’est le procédé de la religion et des
métaphysiques, qui veulent l’homme méchant et
pécheur dénaturé, que de lui rendre la nature suspecte
et de le faire ainsi lui-même plus mauvais :
car de cette façon il apprend à se sentir mauvais,
puisqu’il lui est impossible de dépouiller son vêtement
de nature. Peu à peu il se sent, ayant longtemps
vécu dans le naturel, oppressé d’un tel fardeau
de péchés, que des puissances surnaturelles
sont nécessaires pour lui enlever ce fardeau : et
ainsi se produit le soi-disant besoin de rédemption,
qui répond à un état de péché, non pas du
tout naturel, mais acquis par l’éducation. Qu’on
parcoure une à une les thèses morales exposées
dans les chartes du christianisme, et l’on trouvera
partout que les exigences sont tendues outre mesure,
afin que l’homme n’y puisse pas suffire : l’intention
n’est pas qu’il devienne plus moral, mais
qu’il se sente le plus possible pécheur. Si ce sentiment
n’était pas agréable à l’homme — pourquoi
aurait-il produit une telle conception et s’y serait-il
tenu si longtemps ? De même que dans le monde
antique il s’est dépensé une force immense d’esprit et d’invention pour augmenter la joie de vivre
par des cultes solennels : de même, au temps du
christianisme, il a été sacrifié une somme également immense d’esprit à une autre tendance : c’est
que l’homme devait se sentir pécheur de toutes façons et être par là généralement excité, vivifié, animé. Exciter, vivifier, animer, à tout prix — n’est-ce pas le mot d’ordre d’une époque énervée,
trop mûre, trop civilisée ? Le cercle de tous les sentiments naturels avait été cent fois parcouru, l’âme
était devenue lasse : c’est alors que le saint et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie.
Ils s’exposèrent à tous les yeux, non pas proprement pour être imités de beaucoup, mais comme
un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant, qui
se représentait sur les confins du monde et de l’ultra-monde où chacun croyait alors apercevoir tantôt
des rayons de lumière célestes, tantôt de sinistres
langues de flammes, jaillissant des profondeurs.
L’œil du saint, dirigé sur la signification à tout égard
effrayante de la courte vie terrestre, sur l’approche
de la décision dernière au sujet de nouveaux laps
de vie infinis, cet œil ardent dans un corps à demi
anéanti faisait trembler les hommes du vieux
monde presque dans les dernières profondeurs ;
regarder, détourner le regard avec épouvante,
chercher de nouveau l’attrait du spectacle, y céder,
s’en saouler jusqu’à ce que l’âme frémit d’ardeur et
de frisson fiévreux, — ce fut la dernière jouissance que l’antiquité inventa, après qu’elle-même se fut
blasée au spectacle de la chasse aux bêtes et des
luttes de l’homme.
Pour résumer ce qui a été dit : cet état d’âme où
se plaît le saint ou l’apprenti saint se compose
d’éléments que nous connaissons bien tous, sauf
que, sous l’influence d’autres idées que les religieuses, ils se montrent avec une nuance tout autre,
et alors encourent d’ordinaire le blâme des hommes
autant que, dans cette chamarrure de religion et
d’ultime signification de l’être, ils peuvent compter
sur l’admiration, la vénération même, — du moins
autant qu’ils y pouvaient compter dans des temps
antérieurs. Tantôt, ce que pratique le saint, c’est ce
défi à lui-même qui est parent du désir de domination à tout prix et même au plus solitaire donne
la sensation de la puissance, tantôt son sentiment
débordant saute, du désir de donner carrière à ses
passions, au désir de les arrêter court comme des
chevaux sauvages, sous la pression puissante d’une
âme fière ; tantôt il veut une cessation complète de
tous les sentiments destructeurs, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un repos durable au sein
d’une indolence brute, animale et végétative ; tantôt
il cherche la lutte et l’allume en lui parce que
l’ennui lui montre sa face bâillante : il fouette sa divinisation de lui-même par le mépris de lui-même et la
cruauté, il se plaît à l’éveil sauvage de ses appétits
et à la douleur pénétrante du péché, voire à l’idée
de la perdition, il sait mettre une entrave à ses passions, par exemple à celle de l’extrême désir de
la domination, si bien qu’il passe à l’extrême humilité et que son âme traquée est par ce contraste
arrachée de tous les gonds ; et enfin quand il rêve
de visions, d’entretiens avec les morts ou des êtres
divins, c’est au fond une espèce rare de jouissance
qu’il désire, peut-être cette jouissance dans laquelle
toutes les autres sont ramassées en un nœud. Novalis, une des autorités en matière de sainteté par expérience et par instinct, révèle une fois tout le secret
avec une joie naïve : « Il est assez étonnant que,
depuis longtemps, l’association de la volupté, de la
religion et de la cruauté n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune. »
Ce n’est pas ce qu’est le saint, mais ce qu’il
signifie aux yeux du non saint, qui lui donne sa
valeur dans l’histoire universelle. C’est parce qu’on
se trompait sur lui, parce qu’on expliquait à faux
ses états d’âme et qu’on le séparait de soi autant
que possible, comme quelque chose d’absolument
incomparable et d’étrangement surnaturel : c’est
par là qu’il s’assura cette force extraordinaire avec
laquelle il put s’imposer à l’imagination de peuples
entiers, d’époques entières. Lui-même ne se connaissait point ; lui-même entendait le livre de ses
tendances, de ses inclinations, de ses actions, selon
un art d’interprétation aussi affecté et aussi artificiel que l’interprétation pneumatique de la Bible.
Ce qu’il y avait de contourné et de morbide dans
sa nature, avec son amalgame de pauvreté d’esprit,
de méchant savoir, de santé gâtée, de nerfs exaspérés, restait aussi caché à son regard qu’à celui
de son spectateur. Il n’était pas un homme particulièrement bon, encore moins un homme particulièrement sage : mais il signifiait quelque chose
qui dépassait la mesure humaine en bonté et en
sagesse. La foi en lui soutenait la foi au divin et au
merveilleux, à un sens religieux de toute existence,
à un dernier jour de jugement qui était imminent.
Dans l’éclat vespéral du soleil d’un monde finissant, qui rayonnait sur les peuples chrétiens,
l’ombre du saint grandissait en des proportions
énormes : et même jusqu’à une hauteur telle que
même dans notre temps, qui ne croit plus en Dieu,
il y a encore des penseurs qui croient aux saints.
Il va de soi qu’à ce crayon du saint, qui est esquissé d’après la moyenne de l’espèce tout entière, on peut opposer maint crayon qui produirait sans doute une impression plus agréable. Des exceptions isolées se distinguent de l’espèce, soit par une grande douceur et un grand amour des hommes, soit par le charme d’une force d’action inusitée ; d’autres sont attrayants au suprême degré, parce que des conceptions illusoires ont répandu sur tout leur être des torrents de lumière ; c’est le cas par exemple pour le célèbre fondateur du christianisme, qui se tenait pour le fils de Dieu incarné et partant se sentait exempt de péché ; si bien que par une chimère — que l’on ne doit pas juger trop durement, parce que toute l’antiquité fourmille de fils de Dieu — il atteignit le même but, le sentiment de complète exemption de péché, de complète irresponsabilité, qu’aujourd’hui chacun peut acquérir par la science. — J’ai également négligé les saints hindous, qui se placent à un degré intermédiaire entre les saints chrétiens et les philosophes grecs, et par conséquent ne représentent pas un type pur : la connaissance, la science — dans la mesure où il y en avait une, — l’élévation au-dessus des autres hommes par l’exercice de la logique et l’éducation de la pensée étaient chez les bouddhistes autant exigées comme un indice de sainteté que ces mêmes qualités sont, dans le monde chrétien, écartées et excommuniées comme indice de non-sainteté.
- ↑ Connaissance est douleur : ceux qui savent le plus — doivent pleurer le plus profondément sur cette vérité fatale, — l’Arbre de la Science n’est pas celui de la Vie.
- ↑ Que tourmentes-tu de desseins éternels une âme trop petite ?
Pourquoi ne pas aller ou sous le haut platane, ou sous ce pin, s’étendre ?