Humain, trop humain/IV

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Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 183-246).




CHAPITRE IV


DE L’ÂME DES ARTISTES ET DES ÉCRIVAINS



145.

Le parfait est censé ne s’être pas fait. — Nous sommes habitués, en face de toute chose parfaite, à ne pas poser le problème de sa formation : mais à jouir du présent, comme s’il avait surgi du sol par un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l’influence d’un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un temple grec comme celui de Pæstum) que si un beau matin un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure de ces blocs énormes : ou plutôt, que si une âme avait soudain pénétré par enchantement dans une pierre et voulait maintenant parler par son entremise. L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi il aide volontiers à cette illusion et introduit dans l’art ces éléments d’inquiétude enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d’aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la création, comme un moyen de tromper, pour disposer l’âme du spectateur ou de l’auditeur en sorte qu’elle croie au jaillissement soudain du parfait. La science de l’art doit, comme il s’entend de soi, contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les mauvaises habitudes de l’intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l’artiste.

146.

Le sens de la vérité chez l’artiste. — L’artiste a, quant à la connaissance de la vérité, une moralité plus faible que le penseur ; il ne veut absolument pas se laisser enlever les interprétations de Ja vie brillantes, profondes de sens, et se met en garde contre des méthodes et des résultats simples et rassis. En apparence, il lutte pour la dignité et l’importance supérieure de l’homme, en réalité il ne veut pas abandonner les conditions les plus efficaces pour son art, tels que le fantastique, le mythique, l’incertain, l’extrême, le sens du symbole, la surestime de la personnalité, la croyance à quelque chose de miraculeux dans le génie : il tient ainsi la persistance de son genre de création pour plus considérable que le dévouement scientifique à la vérité sous toutes les formes, dût-elle apparaître aussi nue que possible.

147.

L’art, évocateur des morts. — L’art assumé accessoirement la tâche de conserver l’être, même de rendre un peu de couleur, à des représentations éteintes et pâlies ; il tresse, quand il s’acquitte de cette tâche, un lien autour de siècles divers et en fait revenir les esprits. À la vérité, ce n’est qu’une vie apparente, comme au-dessus des tombeaux, qui par là prend naissance, ou bien comme le retour des morts chéris dans le rêve, mais au moins pour quelques instants le vieux sentiment s’éveille une fois encore et le cœur bat selon un rythme autrement oublié. Il faut, en considérant cette utilité générale de l’art, pardonner à l’artiste lui-même de ne point se placer aux premiers rangs de la culture et de la virilisation progressive de l’humanité : il est toute sa vie resté un enfant ou un adolescent et s’est tenu au point où l’a pris sa vocation artistique ; or les sentiments des premiers degrés de la vie sont, de l’aveu général, plus proches de ceux des périodes passées que de ceux du siècle présent. Bon gré mal gré, il aura pour tâche de rendre l’humanité enfant ; c’est sa gloire et sa limite.

148.

Le poète, allégeur de la vie. — Les poètes, étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à l’homme, détournent leur regard du présent pénible ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des époques et des idées très lointaines, à des religions et à des civilisations mourantes ou mortes. Ils sont proprement toujours et nécessairement des Épigones. On peut, à parler franc, dire quelques choses défavorables de leurs moyens d’alléger la vie : ils corrigent et guérissent seulement en passant, seulement pour le moment ; ils empêchent même l’homme de travailler à une amélioration véritable de son état, en supprimant et en déchargeant par des palliatifs la passion des inquiets, qui poussent à l’action.

149.

La lente flèche de la beauté. — La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir. — Que désirons-nous donc à l’aspect de la beauté ? C’est d’être beaux : nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est attaché. — Mais c’est une erreur.

150.

Vivification de l’art. — L’art relève la tête quand les religions perdent du terrain. Il recueille une foule de sentiments et de tendances produites par la religion, il les prend à cœur et devient alors lui-même plus profond, plus rempli d’âme, au point qu’il peut communiquer l’élévation et l’enthousiasme, chose qu’auparavant il ne pouvait pas encore. Le trésor de sentiment religieux grossi en torrent déborde toujours de nouveau et veut conquérir de nouveaux royaumes ; mais le progrès des lumières a ébranlé les dogmes de la religion et inspiré une défiance fondamentale : alors le sentiment, chassé par les lumières de la sphère religieuse, se jette dans l’art ; en quelques cas aussi dans la vie politique, voire même directement dans la science. Partout où dans les efforts humains on aperçoit une coloration supérieure plus sombre, on peut conjecturer que la crainte des esprits, le parfum de l’encens et les ombres de l’Église y sont restés attachés.

151.

Par quoi le mètre donne de la beauté. — Le mètre place un crêpe sur la réalité ; il donne lieu à quelque artifice de langage, à quelque indécision de pensée ; par l’ombre qu’il jette sur les idées, tantôt il cache, tantôt il fait saillir. De même que l’ombre est nécessaire pour embellir, de même le « sombre » est nécessaire pour éclaircir. — L’art rend supportable l’aspect de la vie en plaçant dessus le crêpe de la pensée indécise.

152.

L’art des âmes laides. — On trace à l’art des limites trop étroites, si l’on exige que seules les âmes bien ordonnées, moralement équilibrées, puissent avoir en lui leur expression. De même que dans les arts plastiques, de même il y a en musique et en poésie un artdes âmes laides, à côté de l’art des belles ames ; et les plus puissants effets de l’art, briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les bètes en hommes, c’est cet art-là peut-être qui les a le mieux obtenus.

153.

L’art rend le cœur lourd au penseur. — La force du besoin métaphysique et la peine que la nature trouve enfin à s’en séparer peut se déduire de ce que, dans l’esprit libre encore, quand il a secoué toute métaphysique, les plus hauts effets de l’art produisent une résonance des cordes metaphysiques dès longtemps muettes, même brisées, lorsque par exemple, à un certain passage de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se sent planer au-dessus de la terre dans un dôme d’étoiles, avec le rêve de l’immortalité au cœur : toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui et la terre descendre toujours plus profondément. — Prend-il conscience de cet état, il sentira peut-être une piqûre profonde au cœur et soupirera après l’homme qui lui ramènerait la bien-aimée perdue, qu’on l’appelle Religion ou Métaphysique. C’est en de pareils moments que son caractère intellectuel est mis à l’épreuve.

154.

Jouer avec la vie. — Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et un moment supprimer là conscience démesurément passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs. La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font point illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le sérieux leur était trop connu pour une douleur (la misère des hommes est justement le thème sur lequel les dieux aiment tant entendre chanter), et ils savaient que par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance. Mais en punition de cette façon de voir, ils furent tellement infectés du plaisir de faire des fables, qu’il leur était pénible dans la vie de tous les jours de se tenir libres de mensonge et d’imposture, comme d’ailleurs tout peuple de poètes a de même plaisir au mensonge et par-dessus le marché n’en est pas responsable. Les peuples voisins trouvaient sans doute parfois que c’était à en désespérer.

155.

Croyance à l’inspiration. — Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.

156.

Encore l’inspiration. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit enfin un flot aussi subit que si une inspiration immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est ce qui produit l’illusion connue, au maintien de laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part une telle inspiration apparente, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice.

157.

Les souffrances du génie et leur valeur. — Le génie artistique veut donner une jouissance, mais s’il se tient à un degré très haut, il lui manque facilement ceux qui pourraient la prendre ; il offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant ; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique ? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente ; et parfois ses souffrances sont réellement trop grandes, mais seulement parce que son ambition, son envie sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent ; tandis qu’un artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter auxdites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde : les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être souffrant : lesquelles tirent leur valeur de l’union avec des connaissances particulièrement pénibles et abstruses (la pitié de soi a peu de valeur). — Mais quelle mesure, quelle balance d’essai y a-t-il pour leur authenticité ? N’est-il pas presque commandé d’être défiant envers tous ceux qui parlent dé sentiments de cette n’ature chez eux-mêmes ?

158.

Fatalité des grandeurs. — Toute grande apparition est suivie de la décadence, spécialement dans le domaine de l’art. Le modèle de la grandeur excite les natures un peu vaines à l’imitation superficielle ou à l’exagération ; c’est la fatalité que tous les grands talents ont en eux, d’étouffer beaucoup de forces et de germes plus faibles et de faire, pour ainsi dire, le vide dans la nature autour d’eux. Le cas le plus heureux dans le développement d’un art est que plusieurs génies se limitent réciproquement ; dans cette lutte, il y a d’ordinaire pour les natures plus faibles et plus tendres une part d’air et de lumière aussi.

159.

L’art périlleux pour l’artiste. — Lorsque l’art s’empare violemment d’un individu, il l’attire en arrière aux conceptions des époques où l’art florissait avec le plus de force, il exerce donc une influence rétrograde. "L’artiste s’engage de plus en plus dans la vénération des excitations soudaines, croit aux dieux et aux démons, anime la nature, prend la science en haine, devient mobile dans ses tendances, comme les hommes dé l’antiquité, et souhaite un bouleversement de toutes les conditions qui ne sont pas favorables à l’art, et cela avec la violence et l’injustice d’un enfant. Or, de soi l’artiste est déjà un être arriéré parce qu’il reste dans le jeu, qui convient à la jeunesse et à l’enfant : à cela vient s’ajouter que peu à peu il subit une déformation qui le fait rétrograder en d’autres temps. Ainsi finit par se produire un violent antagonisme entre lui et les hommes du mêraeâge de son époque, et une fin troublée ; ainsi, d’après les récits des anciens, Homère et Eschyle finirent par vivre et mourir dans la mélancolie.

160.

Hommes créés. — Quand on dit que l’auteur dramatique (et généralement l’artiste) crée réellement des caractères, c’est là une belle illusion et exagération, dans l’existence et la propagation de laquelle l’art célèbre un triomphe qu’il n’a pas voulu et qui est pour ainsi dire surabondant. En fait, nous ne savons pas grand’chose d’un homme réellement vivant et nous faisons une généralisation très superficielle, quand nous lui attribuons tel ou tel caractère : c’est à cette situation très imparfaite vis-à-vis de l’homme que répond le poète, en faisant (c’est en ce sens qu’il « crée ») des esquisses d’hommes aussi superficielles que l’est notre connaissance des hommes. Il y a beaucoup de poudre aux yeux dans ces caractères créés par les artistes ; ce ne sont pas du tout des produits naturels incarnés, mais semblables aux hommes peints un peu trop légèrement,ils ne supportent pas d’être regardés de près. Même quand on dit que le caractère des hommes vivants ordinaires se contredit souvent, que celui que crée le dramaturge est le modèle qui a flotté devant les yeux de la nature, cela est tout à fait faux. Un homme réel est quelque chose d’absolument nécessaire (même dans ces soi-disant contradictions), mais nous ne connaissons pas toujours cette nécessité. L’homme inventé, le fantôme, a la prétention de signifier quelque chose de nécessaire, mais seulement pour des gens qui ne comprennent un homme réel que dans une simplification grossière et antinaturelle : si bien qu’un ou deux gros traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière dessus et beaucoup d’ombre et de demi-obscurité autour, satisfont complètement leurs prétentions. Ils sont ainsi facilement disposés à traiter le fantôme comme un homme réel, nécessaire, parce qu’ils sont accoutumés à prendre dans l’homme réel un fantôme, une silhouette, une abrévation arbitraire, pour le tout. — Que le peintre et le sculpteur expriment le moins du monde l’ « Idée » de l’homme, c’est là une vaine imagination et une illusion des sens : on est tyrannisé par l’œil quand on parle de pareille façon, parce que cet œil ne voit du corps humain que la superficie, que la peau ; mais l’intérieur du corps rentre tout autant dans l’Idée. L’art plastique veut rendre les caractères visibles sur la peau ; l’art du langage use de la parole pour le même but, il rend le caractère par le son articulé. L’art part de la naturelle ignorance de l’homme sur son être intérieur (corps et caractère) : il n’existe pas pour les physiciens et les philosophes.

161.

Excès d’estime de soi dans la foi aux artistes et aux philosophes. — Nous pensons tous que l’excellence d’une œuvre d’art, d’un artiste, est prouvée, quand ils nous saisissent, nous ébranlent. Mais il faudrait d’abord que notre propre excellence de jugement et d’impression fût prouvée : ce qui n’est pas le cas. Qui a, dans le domaine de l’art plastique, plus saisi et ravi que le Bernin ? qui a plus puissamment agi que ce rhéteur postérieur à Démosthène, qui introduisit le style asiatique et le fit dominer deux siècles durant ? Cette domination sur des siècles entiers ne prouve rien pour l’excellence et la valeur durable d’un style ; c’est pourquoi l’on ne doit pas avoir trop d’assurance dans sa bonne opinion d’un artiste quelconque : c’est là non seulement la foi en la vérité de nos impressions, mais encore en l’infaillibilité de notre jugement ou impression, quand jugement ou impression ou l’un et l’autre peuvent eux-mêmes être d’espèce trop grossière ou trop fine, surexcités ou incultes. De même les effets bienfaisants et édifiants d’une philosophie, d’une religion ne prouvent rien pour leur vérité : tout aussi peu que le bonheur que l’aliéné goûte à son idée fixe prouve quoi que ce soit pour la sagesse de cette idée.

162.

Culte du génie par vanité. — Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un f tableau de Piaphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre, favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miraculum, qu’il ne nous blesse pas (Gœthe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare son étoile des hauteurs lointaines ; sur quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas[1] »). Mais abstraction faite de ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». — D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.

163.

La conscience de métier. — Gardez-vous de parler de dons naturels, de talents innés ! On peut nommer des grands hommes de tout genre qui furent peu doués. Mais ils acquirent la grandeur, devinrent des « génies » (comme on dit), par des qualités dont on n’aime pas à signaler le manque lorsqu’on les sent en soi : ils eurent tous cette robuste conscience d’artisans, qui commence par apprendre à former parfaitement les parties, avant de se risquer à faire un grand ensemble ; ils se donnèrent du temps pour cela, parce qu’ils avaient plus de plaisir à la réussite du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet d’un ensemble éblouissant. La recette, par exemple, pour qu’un homme devienne bon romancier, est facile à donner, mais l’exécution suppose des qualités que l’on a coutume de perdre de vue, quand on dit : « Je n’ai pas assez de talent. » Qu’on fasse un peu cent et plus de projets de nouvelles, pas un dépassant deux pages, mais d’une telle netteté que tout mot y soit nécessaire ; qu’on mette chaque jour par écrit des anecdotes, jusqu’à ce qu’on apprenne à en trouver la forme la plus pleine, la plus efficace ; qu’on soit infatigable à recueillir et à dépeindre des types et des caractères humains ; qu’on raconte avant tout aussi souvent que possible et qu’on écoute raconter, avec un œil et une oreille perçants pour saisir l’effet produit sur les autres assistants ; qu’on voyage comme un paysagiste et un dessinateur de costumes ; qu’on extraye pour son usage de chaque science ce qui, bien exposée produit des effets artistiques ; qu’on réfléchisse enfin sur les motifs des actions humaines, qu’on ne dédaigne aucune indication qui puisse en instruire, et qu’on se fasse collectionneur de pareilles choses jour et nuit. Qu’on laisse passer dans ce multiple exercice quelque dix années : mais ce qui ensuite sera créé dans l’atelier pourra sortir aussi à la lumière des rues. — Que font, au contraire, la plupart ? Ils ne commencent pas par la partie, mais par l’ensemble. Ils feront peut-être une fois un bon coup, éveilleront l’attention, et dès lors feront des coups de plus en plus mauvais, pour des raisons bien naturelles. — Parfois, quand l’intelligence et le caractère manquent pour former un tel plan de vie artistique, c’est le destin et la nécessité qui prennent leur place et mènent pas à pas le maître futur à travers toutes les exigences de son métier.

164.

Danger et avantage du culte du génie. — La foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est, non pas nécessairement, mais très souvent, encore unie à cette superstition entièrement ou à demi religieuse, que ces esprits seraient d’origine surhumaine et posséderaient certaines facultés merveilleuses, au moyen desquelles ils acquerraient leurs connaissances par une tout autre voie que le reste des hommes. On leur attribue volontiers une vue immédiate de l’essence du monde, comme par un trou dans le manteau de l’apparence, et l’on croit que, sans la peine et les efforts de la science, grâce à leur merveilleux regard divinatoire, ils pourraient communiquer quelque chose de définitif et de décisif sur l’homme et le monde. Tant que le miracle en matière de connaissance trouve encore des croyants, peut-être peut-on accorder qu’il en provient une utilité pour les croyants mêmes, étant donné que ceux-ci, par leur absolue soumission aux grands esprits, assurent à leurs propres esprits, pour le temps du développement, la discipline et l’école la meilleure. Au contraire, il y a lieu au moins de se demander si la superstition du génie, de ses privilèges et de ses facultés spéciales est d’utilité pour le génie lui-même, lorsqu’elle s’enracine chez lui. C’est en tout cas un symptôme dangereux quand l’homme est près de cette crainte religieuse de lui-même, qu’il s’agisse de cette célèbre crainte des Césars ou de la crainte du génie considérée ici ; quand l’odeur des sacrifices que l’on n’offre équitablement qu’à un dieu pénètre dans le cerveau du génie, au point qu’il commence à chanceler et à se tenir pour quelque chose de surnaturel. Les conséquences sont à la longue : le sentiment de l’irresponsabilité, des privilèges exceptionnels, la persuasion qu’il fait une grâce rien que par son commerce, une folle rage à propos de toute tentative de le comparer à d’autres ou de le taxer même plus bas, de mettre en lumière ce qu’il y a de manqué dans son œuvre. Par cela même qu’il cesse d’exercer une critique contre lui-même, les pennes finissent par tomber de son plumage une à une ; cette superstition mine les racines de sa force et fera peut-être même de lui un hypocrite, après que sa force l’aura quitté. Même pour de grands esprits, il y a vraisemblablement plus d’utilité à se rendre compte de leur force et de son origine, à comprendre ainsi quelles qualités purement humaines ont conflué en eux, quelles circonstances heureuses y ont concouru : ainsi une energie qui un jour trouve sa voie, une application décidée à des fins de détail, un grand courage personnel, puis la chance d’une éducation qui a de bonne heure offert les meilleurs maîtres, modèles, méthodes. À la vérité, si leur but est de produire l’effet le plus grand possible, l’incertitude sur soi-même et cette addition d’une demi-folie a toujours fait beaucoup ; car ce qu’on a admiré et envié de tout temps en eux, c’est justement cette force grâce à laquelle ils rendent les hommes sans volonté et les entraînent à l’illusion que des guides surnaturels iraient devant eux. Oui, cela élève et anime les hommes, de croire quelqu’un en possession de forces surnaturelles : c’est en ce sens que le délire a, comme dit Platon, apporté aux hommes les plus grandes bénédictions. — Dans de rares cas isolés, cette espèce de délire peut bien aussi avoir été le moyen par où une telle nature excessive dans toutes les directions a été maintenue solidement : même dans la vie des individus les conceptions illusoires ont souvent la valeur de remèdes, qui par eux-mêmes sont des poisons ; cependant le poison finit, dans tout « génie » qui croit à sa divinité, par se montrer à mesure que le « génie » devient vieux : qu’on se souvienne par exemple de Napoléon, dont l’être s’est certainement formé justement par cette foi en lui-même et en son étoile, et par le mépris des hommes qui en découlait, jusqu’à produire la puissante unité qui le fait saillir d’entre tous les hommes modernes, jusqu’à ce qu’enfin cette même croyance aboutit à un fatalisme presque insensé, lui déroba toute sa rapidité et son acuité de coup d’œil et devint la cause de sa ruine.

165.

Le génie et la nullité. — Ce sont précisément, parmi les artistes, les cerveaux originaux, créant d’eux-mêmes, qui peuvent, dans la circonstance, produire le vide et le néant complets, tandis que les natures plus dépendantes, les talents, comme on dit, abondent en souvenirs de tout le bon possible et même dans l’état de faiblesse produisent quelque chose de passable. Mais si les originaux sont abandonnés d’eux-mêmes, le souvenir ne leur donne aucune aide : ils deviennent vides.

166.

Le public. — Le peuple ne demande rien de plus à la tragédie que d’être bien émus, pour pouvoir une bonne fois y aller de sa larme ; l’artiste au contraire, qui voit Ja tragédie nouvelle, trouve son plaisir dans les inventions et les procédés techniques ingénieux, dans le traitement et la division de la matière, dans le nouveau tour donné à de vieux motifs, à de vieilles pensées. Sa situation est la situation esthétique vis-à-vis de l’œuvre d’art, celle du créateur ; la première décrite, qui regarde uniquement le sujet, est celle du peuple. De l’homme entre deux il n’y a rien à dire, il n’est ni peuple ni artiste et ne sait pas ce qu’il veut : aussi son plaisir est-il confus et médiocre.

167.

Éducation artistique du public. — Si le même motif n’est pas traité de cent façons par différents maîtres, le public n’apprend pas à s’élever aau-dessus de l’intérêt du sujet ; mais à la fin lui-même saisira les nuances, les délicates inventions neuves dans la façon de traiter ce motif, et en jouira, lorsqu’il le connaîtra de longue date par de nombreuses manipulations et qu’il n’y sentira plus le piquant de la nouveauté, de l’attente.

168.

L’artiste et sa suite doivent marcher au pas. — Le passage d’un degré du style à l’autre doit être assez lent pour que non seulement les artistes, mais aussi les auditeurs et spectateurs soient de la partie et sachent exactement ce qui se passe. Autrement il se produit tout d’un coup ce grand abîme entre l’artiste, qui crée ses œuvres sur une hauteur isolée, et le public, qui n’est plus capable de monter à cette hauteur et enfin redescend plus bas avec chagrin. Car lorsque l’artiste n’élève plus son public, celui-ci tombe rapidement, et sa chute est d’autant plus profonde et périlleuse qu’un génie l’a porté plus haut, semblable à l’aigle, des serres duquel la tortue enlevée dans les nues retombe pour son malheur.

169.

Origine du comique . — Si l’on considère que l’homme, durant bien des cent mille années, fut un animal accessible à la crainte au suprême degré, et que tout ce qui est soudain, inattendu, lui commandait d’être prêt à combattre, peut-être prêt à mourir, que même plus tard encore, en état de société, toute la sécurité reposait sur l’attendu, sur la tradition dans la pensée et l’activité, on ne peut pas s’étonner qu’en présence de toute chose soudaine, inattendue en parole et en action, quand elle se produit sans danger ni dommage, l’homme soit soulagé, passe à l’opposé de la crainte : l’être tremblant d’angoisse, ramassé sur lui-même, se détend, se déploie à l’aise, — l’homme rit. C’est ce passage d’une angoisse momentanée à une gaîté de courte durée qu’on nomme le comique. Au contraire, dans le phénomène du tragique, l’homme passe rapidement d’une grande gaîté durable à une grande angoisse ; mais comme parmi les mortels la grande gaîté durable est bien plus rare que le motif d’angoisse, il y a aussi beaucoup plus de comique que de tragique dans le monde ; on rit bien plus souvent que l’on n’est ému.

170.

Ambition d’artiste. — Les artistes grecs, par exemple les tragiques, composaient pour vaincre ; tout leur art ne peut être imaginé sans concours : la bonne Éris d’Hésiode, l’ambition, donnait à leur génie ses ailes. Or cette ambition voulait avant tout que leur oeuvre eût le plus haut degré d’excellence à leurs propres yeux, telle qu’ils comprenaient l’excellence, sans égard à un goût régnant et à l’opinion générale sur l’excellent dans une œuvre d’art ; et c’est ainsi qu’Eschyle et Euripide restèrent longtemps sans succès, jusqu’à ce qu’ils eussent enfin formé des juges d’art qui appréciassent leur œuvre selon les règles qu’ils posaient eux-mêmes. De cette façon, ils recherchent la victoire sur des concurrents d’après leur propre estime, devant leur propre tribunal, ils veulent réellement être plus excellents ; ensuite ils demandent au dehors une approbation de cette propre estime, une confirmation de leur jugement. Rechercher l’honneur veut dire : « se rendre supérieur et désirer que cela paraisse aussi publiquement. » La première chose manque-t-elle et la seconde est-elle néanmoins désirée, on parle de vanité. La seconde manque-t-elle et n’est-elle pas réclamée, on parle d’orgueil.

171.

Le nécessaire dans l’œuvre d’art. — Ceux qui parlent tant de l’élément nécessaire dans une œuvre d’art exagèrent, s’ils sont artistes, in majorem artis gloriam, ou, s’ils sont profanes, par ignorance. Les formes d’une œuvre d’art qui donnent à sa pensée la parole, qui sont par conséquent sa façon de s’exprimer, ont toujours quelque chose de facultatif, comme toute espèce de langage. Le sculpteur peut ajouter ou omettre beaucoup de petits traits : de même l’interprète, qu’il soit comédien, ou, en ce qui concerne la musique, virtuose ou chef d’orchestre. Ces nombreux petits traits et ces polissures lui font plaisir aujourd’hui, demain non, ils sont là plutôt en vue de l’artiste que de l’art, car il a aussi besoin, dans la contrainte et l’effort sur soi-même que l’expression de sa pensée principale exige de lui, de gâteaux et de jouets à l’occasion, pour ne pas devenir morose.

172.

Faire oublier le maître. — Le pianiste qui exécute l’œuvre d’un maître aura joué le mieux possible, s’il a fait oublier le maître et s’il a donné l’illusion qu’il racontait une histoire de sa vie ou vivait quelque chose actuellement. À la vérité : s’il n’est rien qui vaille, chacun maudira son bavardage par lequel il nous parle de sa vie. Il faut donc qu’il s’entende à captiver l’imagination de l’auditeur. C’est par là que s’expliquent à leur tour toutes les faiblesses et les folies de la « virtuosité ».

173.

Corriger la fortune. — Il y adans la vie des grands artistes de fâcheuses conjonctures, qui forcent par exemple le peintre à n’esquisser son tableau le plus important qu’à l’état d’idée fugitive ou forcèrent par exemple Beethoven à ne nous laisser dans mainte grande sonate (comme celle en si majeur) que l’insuffisante réduction pour piano d’une symphonie. Ici l’artiste qui vient plus tard doit chercher à corriger après coup la vie du grand homme : c’est ce que ferait par exemple celui qui, maître de tous les effets d’orchestre, éveillerait à la vie pour nous cette symphonie tombée à la mort apparente du piano.

174.

Réduire. — Beaucoup de choses, d’événements ou de personnes ne supportent pas d’être traités à une petite échelle. On ne peut pas réduire le groupe du Laocoon en figurine ; la grandeur lui est nécessaire. Mais il est beaucoup plus rare que quelque chose, de nature petite, supporte l’agrandissement ; c’est pourquoi les biographes réussiront toujours plus à rendre un grand homme petit, qu’un petit grand.

175.

Sensibilité dans l’art du présent. — Les artistes se mécomptent fréquemment aujourd’hui, quand ils travaillent à un effet sensible de leurs œuvres ; car leurs spectateurs et auditeurs n’ont, plus leurs sens au complet et entrent, tout à fait contre le gré de l’artiste, par son œuvre dans une « sainteté » d’impression qui est proche parente de l’ennui. — Leur sensibilité commence peut-être juste où celle de l’artiste cesse, elles se rencontrent donc tout au plus en un point.

176.

Shakespeare moraliste. — Shakespeare a beaucoup réfléchi sur les passions et sans doute eu de son tempérament un accès très prochain à beaucoup d’entre elles (les poètes dramatiques sont en général d’assez méchants hommes). Toutefois, il ne pouvait pas, comme Montaigne, parler là-dessus, mais il mettait ses considérations sur les passions dans la bouche de ses figures passionnées : chose, il est vrai, contraire à la nature, mais qui rend ses drames si pleins de pensée qu’ils font paraître tous les autres vides et éveillent facilement une répugnance générale à leur égard. — Les maximes de Schiller (qui se fondent presque toujours sur des idées fausses ou insignifiantes) sont précisément des maximes de théâtre, et produisent en cette qualité des effets très forts : au lieu que les maximes de Shakespeare font honneur à son modèle Montaigne et enferment des pensées tout à fait graves, sous une forme aiguisée, mais sont par là trop lointaines et trop fines pour l’œil du public théâtral, partant sans effet.

177.

Se mettre bien à portée de l’oreille. — Il ne faut pas seulement savoir bien jouer, mais aussi bien se mettre à portée de l’oreille. Le violon dans lamaindu plus grand maître ne donne de soi qu’un murmure, quand l’espace est trop grand ; on peut alors confondre le maître avec le premier apprenti venu.

178.

L’incomplet considéré comme l’efficace. — De même que des figures en relief agissent si fortement sur l’imagination parce qu’elles sont pour ainsi dire en train de sortir de la muraille et tout à coup, retenues on ne sait par quoi, s’arrêtent : ainsi parfois l’exposition incomplète, comme en relief, d’une pensée, d’une philosophie tout entière, est plus efficace que l’explication complète : on laisse plus à faire au spectateur, il est excité à continuer ce qui fait saillie devant ses yeux en lumière et ombre si forte, à achever la pensée, et à triompher lui-même de cet obstacle qui jusqu’alors s’opposait au dégagement complet de l’idée.

179.

Contre les originaux. — C’est quand l’Art se revêt de l’étoffe la plus râpée qu’on le reconnaît le mieux pour l’art.

180.

Esprit collectif. — Un bon écrivain n’a pas seulement son propre esprit, mais aussi l’esprit de ses amis.

181.

Deux sortes de méconnaissance. — Le malheur des écrivains pénétrants et clairs est qu’on les prend pour superficiels et que, par conséquent, on ne se donne pour eux aucune peine : et la chance des écrivains obscurs est que le lecteur s’exténue sur eux et met à leur compte le plaisir que lui cause sa diligence.

182.

Rapports avec la science. — Tous ceux-là ne portent pas de réel intérêt à une science, qui ne commencent à s’échauffer pour elle que s’ils y ont eux-mêmes fait des découvertes.

183.

La clé. — La pensée isolée à laquelle un homme de valeur, aux rires et railleries des gens sans valeur, attache un grand prix, est pour lui une clé de trésors cachés, pour ceux-là rien de plus qu’un morceau de vieille ferraille.

184.

Intraduisible. — Ce n’est ni le meilleur ni le pire d’un livre qui est intraduisible.

185.

Paradoxes de l’auteur. — Les soi-disant paradoxes de l’auteur, dont un lecteur se choque, ne sont souvent pas du tout dans le livre de l’auteur, mais dans la tête du lecteur.

186.

Esprit. — Les auteurs les plus spirituels produisent un sourire à peine sensible.

187.

L’antithèse. — L’antithèse est la porte étroite par où l’erreur se glisse le plus volontiers jusqu’à la vérité.

188.

Les penseurs comme stylistes. — La plupart des penseurs écrivent mal parce qu’ils ne nous communiquent pas seulement leurs pensées, mais aussi le penser de leurs pensées.

189.

Idées dans la poésie. — Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du rythme : ordinairement parce que celles-ci ne sont pas capables d’aller à pied.

190.

Péché contre l’esprit du lecteur. — Quand l’auteur renie son talent, uniquement pour se mettre au niveau du lecteur, il commet le seul péché mortel que l’autre ne lui pardonnera jamais : à supposer, bien entendu, qu’il s’en rende un peu compte. On peut d’ailleurs dire à l’homme tout le mal possible de lui ; mais par la manière dont on le dit, il faut savoir relever sa vanité.

191.

Limites de l’honnêteté. — Même à l’écrivain le plus honnête il échappe un mot de trop, s’il veut arrondir une période.

192.

Le meilleur auteur. — Le meilleur auteur sera celui qui a honte d’être un homme de lettres.

193.

Loi draconienne contre les écrivains. — On devrait considérer un écrivain comme un malfaiteur qui ne mérite que dans les cas les plus rares son acquittement ou sa grâce : ce serait un remède contre l’envahissement des livres.

194.

Les fous de la civilisation moderne. — Les fous des cours du moyen âge correspondent à nos feuilletonistes ; c’est la même espèce d’hommes, à moitié raisonnables, facétieux, exagérés, sots, qui ne sont là parfois que pour adoucir le pathétique dè la situation par des saillies, par du bavardage, et couvrir de leurs cris le glas trop lourd, trop solennel des grands événements ; autrefois au service des princes et des nobles, maintenant au service des partis (de même que dans l’esprit de parti et la passion de parti survit maintenant encore une bonne part de la vieille obséquiosité dans les rapports de peuple à princes). Mais toute la classe des littérateurs modernes est fort voisine des feuilletonistes ; ce sont les « fous de la civilisation moderne », qu’on juge avec plus d’indulgence, si on ne les prend pas pour entièrement responsables. Considérer l’état d’écrivain comme une profession devrait, en bonne justice, passer pour un genre de démence.

195.

Renouvelé des Grecs. — Ce qui gêne beaucoup présentement la marche de la science est que tous les mots, par une exagération de sentiment qui dure depuis cent années, sont devenus bouffis et ampoulés. Le degré supérieur de culture qui se tient sous la domination (sinon même sous la tyrannie) de la science a un besoin absolu de bien dégriser le sentiment et de concentrer fortement tous les mots ; en quoi les Grecs du temps de Démosthène nous ont précédés. L’exagération distingue tous les écrits modernes ; et même lorsqu’ils sont écrits simplement, les mots y sont encore sentis trop excentriquement. Sévère réflexion, concision, sang-froid, simplicité, poussée même volontairement jusqu’aux limites, bref quant-à-soi du sentiment et laconisme, — voilà les seuls remèdes possibles. — Au reste cette manière froide d’écrire et de sentir est, à titre de contraste, très attrayante aujourd’hui : et à vrai dire, il y a là un nouveau danger. Car la froideur pénétrante est aussi bien un moyen d’excitation qu’un haut degré de chaleur.

196.

Bons conteurs mauvais explicateurs. — Chez les bons conteurs, souvent une sûreté et une rigueur psychologique admirable, tant qu’elle peut se montrer dans l’action de leurs personnages, se trouve en contraste vraiment risible avec le manque d’exercice de leur réflexion psychologique : si bien que leur culture paraît à un moment aussi éminemment élevée qu’au moment qui suit elle paraît pitoyablement basse. Il arrive même trop fréquemment qu’ils expliquent à faux exprès leurs propres héros et leurs actes, — il n’y a pas de doute, tant la chose sonne l’invraisemblance. Peut-être le plus grand pianiste n’a-t-il que peu réfléchi sur les conditions techniques et sur la vertu, les défauts, l’utilité et l’éducabilité spéciales de chaque doigt (éthique dactylique), et fait-il des fautes grossières lorsqu’il parle de choses de ce genre.

197.

Les livres de gens qui nous sont connus et leurs lecteurs. — Nous lisons les écrits de gens qui nous sont connus (amis et ennemis) d’une façon double, attendu que notre connaissance est sans cesse à nos côtés qui chuchote : « c’est de lui, c’est une notation de son être intérieur, de ses aventures, de son talent», et que d’autre part une autre espèce de connaissance cherche en même temps à établir quel est le profit de cet ouvrage en soi, quelle estime il mérite en général, abstraction faite de son auteur, quel enrichissement de la science il apporte avec lui. Les deux manières de lire et d’apprécier se détruisent, il s’entend de soi, réciproquement. De même un entretien avec un ami ne donnera lieu à de bons fruits de connaissance que si l’un et l’autre finissent par ne penser plus qu’à la chose même et oublient qu’ils sont des amis.

198.

Sacrifice rythmique. —De bons écrivains modifient le rythme de plus d’une période, uniquement parce qu’ils ne reconnaissent pas aux lecteurs ordinaires la capacité de saisir la mesure que suivait la période dans sa première forme : c’est pourquoi ils leur donnent une facilité, en accordant la préférence à des rythmes plus connus. — Cet égard à l’incapacité rythmique du lecteur actuel a déjà arraché maint soupir, car beaucoup de choses lui ont été déjà sacrifiées. — Est-ce qu’il n’en arrive pas de même à de bons musiciens ?

199.

L’incomplet comme attrait artistique. — L’incomplet produit souvent plus d’effet que le complet, notamment dans le panégyrique : pour son but, on a besoin précisément d’une piquante lacune, comme d’un élément irrationnel, qui fait miroiter une mer devant l’imagination de l’auditeur et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé, par conséquent les bornes de l’objet qu’il s’agit de louer. À citer les mérites connus d’un homme, si on est complet et étendu, on fait toujours naître le soupçon que ce soient làses seuls mérites. L’homme qui loue complètement se met au-dessus de celui qu’il loue, il semble le voir de haut. C’est pourquoi le complet produit un effet d’affaiblissement.

200.

Précaution en écrivant et en enseignant. Qui a une fois écrit et sent en lui la passion d’écrire n’apprend presque de tout ce qu’il fait et vit que ce qui est littérairement communicabale. Il ne pense plus à lui, mais à l’écrivain et à son public : il veut la compréhension, mais non pour son propre usage. Celui qui enseigne est la plupart du temps incapable de mener quelque tâche propre pour son propre bien, il pense toujours au bien de ses élèves, et toute connaissance ne lui donne de plaisir qu’autant qu’il peut l’enseigner. Il finit par se considérer comme un passage du savoir, et en somme comme un moyen, au point qu’il a perdu le sérieux en ce qui le concerne.

201.

Les mauvais écrivains nécessaires. — Il faudra toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils répondent au goût des âges non développés, non mûris ; ceux-ci ont leurs besoins aussi bien que les plus mûrs. Si la vie humaine était plus longue, le nombre des individus venus à maturité serait supérieur ou du moins égal à celui des individus non mûrs ; mais ainsi la très grande majorité meurt trop jeune, c’est-à-dire qu’il y a toujours beaucoup plus d’intelligences non développées ayant mauvais goût. Celles-ci désirent en outre avec la grande véhémence de la jeunesse la satisfaction de leur besoin : et ainsi elles se procurent de force de mauvais auteurs.

202.

Trop près et trop loin. — Si le lecteur et l’auteur ne se comprennent souvent pas, c’est que l’auteur connaît trop bien son thème et le trouve presque fastidieux, si bien qu’il se dispense des exemples, qu’il connaît par centaines ; mais le lecteur est étranger au sujet et le trouve facilement mal justifié, si les exemples lui sont supprimés.

203.

Une préparation à l’art disparue. — De tout ce dont s’occupait le lycée, le plus important était l’exercice de style latin : c’était bien là un exercice d’art, au lieu que toutes les autres occupations n’avaient pour but que de le savoir. Donner la préférence à la composition allemande, c’est barbarie, car nous n’avons pas de style allemand modèle, approprié à l’éloquence publique ; mais si l’on veut par la composition allemande favoriser l’exercice de la pensée, il sera certainement mieux d’y faire provisoirement complète abstraction du style, partant de distinguer entre l’exercice de la pensée et celui de l’expression. Ce dernier devrait s’appliquer à des façons diverses de traiter une matière donnée et non à l’invention indépendante d’une, matière. La simple expression d’une matière donnée était la tâche du discours latin, pour lequel les vieux maîtres possédaient une finesse d’oreille depuis longtemps perdue. Celui qui jadis apprenait à bien écrire dans une langue moderne le devait à cet exercice (aujourd’hui on doit, faute de mieux, se mettre à l’école des vieux Français). Mais il y a plus : il acquérait une conception de la grandeur et de la difficulté de la forme, et d’avance était préparé à l’art en général par la seule véritable voie, par la pratique.

204.

L’obscur et le trop clair l’un à côté de l’autre. — Des écrivains qui ne savent en général donner aucune clarté à leurs idées choisiront de préférence dans le détail les désignations et les superlatifs les plus forts, les plus exagérés ; de là naît un effet de lumière pareil à un éclairage de torches dans les sentiers embrouillés d’une forêt.

205.

Peinture littéraire. — Un objet important aura sa représentation la meilleure quand on tirera comme un chimiste les couleurs du tableau de l’objet lui-même et qu’alors on les emploiera comme un artiste : en sorte que l’on fera naître le dessin des limitations et des transitions des couleurs. Ainsi le tableau acquerra quelque chose de l’attrayant élément naturel qui donne à l’objet lui-même sa signification.

206.

Livres qui enseignent à danser. — Il y a des écrivains qui, parce qu’ils représentent l’impossible comme possible et parlent de ce qui est moral et génial comme si l’un et l’autre n’étaient qu’une fantaisie, un caprice, provoquent un sentiment de liberté joyeuse, comme si l’homme se posait sur la pointe des pieds et, par une joie intérieure, était absolument obligé de danser.

207.

Idées qui ne sont pas venues à terme. — Tout de même que non seulement l’âge viril, mais aussi la jeunesse et l’enfance, ont un prix en soi et ne sont pas du tout à apprécier seulement comme transitions et passages ; de même aussi les pensées qui ne sont pas venues à terme ont leur prix. Aussi ne faut-il pas tourmenter un poète par un commentaire subtil et se rire de l’incertitude de son horizon, comme si la route qui mène à plus d’idées était encore ouverte. On se tient au seuil : on attend comme au déterrement d’un trésor : c’est comme s’il devait se faire une heureuse trouvaille de pensées profondes. Le poète prélève quelque chose du plaisir du penseur à trouver une idée capitale et nous en rend ainsi avides au point que nous la pourchassons ; mais elle passe en voltigeant au-dessus de notre tête en montrant les plus belles ailes de papillon — et cependant elle nous échappe.

208.

Le livre devient presque un homme. — C’est pour tout écrivain une surprise toujours neuve que son livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre lui-même d’une vie propre ; cela le fâche comme si une partie d’un insecte se séparait et s’en allait désormais suivre son propre chemin. Peut-être l’oubliera-t-il presque entièrement, peut-être s’élèvera-t-il au-dessus des conceptions qu’il y a déposées, peut-être même ne l’entendra-t-il plus et au-ra-t-il perdu cet essor dont il volait lorsqu’il concevait ce livre : cependant le livre se cherche, des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient l’âme de principes et d’actions — bref : il vit comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant ce n’est pas un homme. — Le lot le plus heureux est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et de sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants, éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que lui-même n’est plus que la cendre grise, tandis que le feu a été conservé et propagé partout. — Or si l’on considère que toute action d’un homme, et non pas seulement un livre, devient en quelque matière l’occasiond’autresactions, de décisions, dépensées, que tout ce qui se fait se noue indissolublement à tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité qui existe, celle du mouvement : ce qui a été une fois mis en mouvement est dans la chaîne totale de tout l’être, comme un insecte dans l’ambre, enfermé et éternisé.

209.

Joie dans la vieillesse. — Le penseur, et de même l’artiste, qui a mis en sûreté le meilleur de lui-même dans des œuvres, ressent une joie presque maligne quand il voit comment son corps et son esprit sont par le temps brisés et détruits lentement, comme s’il voyait d’un coin un voleur travailler son coffre-fort, sachant, lui, que le coffre est vide et que tous ses trésors sont sauvés.

210.

Fécondité tranquille. — Les aristocrates-nés de l’esprit ne sont pas trop pressés ; leurs créations paraissent et tombent de l’arbre par un tranquille soir d’automne, sans qu’ils soient hâtivement désirés, sollicités, pressés par la nouveauté, Le désir incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie, d’envie, d’ambition. Si l’on est quelque chose, on n’a réellement besoin de faire rien — et pourtant l’on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes « productifs » une espèce encore supérieure.

211.

Achille et Homère. — Il en va toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne la parole qu’à la passion et à l’expérience d’autrui ; il est artiste pour savoir, du peu qu’il a ressenti, tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont pas le moins du monde les hommes de la grande passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels, avec le sentiment inconscient que l’on accordera plus de créance à leur passion peinte, si leur propre vie parle en faveur de leur expérience en la matière. On n’a qu’à se laisser seulement aller, à ne pas se maîtriser, à donner le champ libre à sa colère, à son appétit : aussitôt tout le monde s’écrie : qu’il est passionné ! Mais pour la passion qui sévit profondément, qui dévore l’individu et souvent le détruit, la chose a quelque importance : celui qui la subit ne la décrit certes pas en drames, mélodies ou romans. Les artistes sont fréquemment des individus sans frein, dans la mesure justement où ils ne sont pas artistes ; mais c’est autre chose.

212.

Vieux doutes sur l’action de l’art. — Faudrait-il dire que réellement la pitié et la terreur soient, comme le veut Aristote, purgées par la tragédie, si bien que l’auditeur s’en retourne chez lui plus froid et plus calme ? Faudrait-il dire que des histoires de revenants rendent moins timoré et moins superstitieux ? Il est vrai pour certains faits physiques, par exemple pour la puissance amoureuse, que la satisfaction d’un besoin crée une sédation et un abaissement momentané de l’instinct. Mais la terreur et la pitié ne sont pas en ce sens des besoins d’organes déterminés, qui veulent être soulagés. Et à la longue tout instinct même est fortifié par l’exercice de sa satisfaction, malgré ces sédations périodiques. Il serait possible que la terreur et la pitié fussent dans chaque cas particulier adoucies et allégées par la tragédie : néanmoins elles pourraient en somme devenir généralement plus fortes par l’influence tragique, et Platon aurait malgré tout raison, quand il pense que, par la tragédie, on devient dans l’ensemble plus inquiet et plus impressionnable. Le poète tragique lui-même acquerrait alors nécessairement une vue du monde sombre, effrayante et une âme attendrie, excitable, avide de larmes ; ainsi l’on devrait souscrire à l’opinion de Platon, si les poètes tragiques et aussi les cités entières qui se plaisent surtout à eux descendent à un manque de mesure et de frein toujours plus grand. — Mais quel droit notre temps a-t-il en général à donner une réponse à la grande question de Platon touchant l’influence morale de l’art ? Aurions-nous même l’art, — où prenons-nous l’influence, une influence quelconque de l’art ?

213.

Plaisir pris à l’absurde. — Comment l’homme peut-il prendre plaisir à l’absurde ? Aussi loin, en vérité qu’il y a du rire dans le monde, c’est là le cas ; l’on petit même dire que, presque partout où il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l’absurde. Le renversement de l’expérience en son contraire, de ce qui a un but en ce qui n’en a point, du nécessaire en capricieux, sans pourtant que ce fait cause aucun dommage et soit jamais conçu que par .bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous délivre momentanément de la contrainte de la nécessité, de l’appropriation à des fins, et de l’expérience, dans lesquelles nous voyons pour l’ordinaire nos maîtres impitoyables ; nous jouons et nous rions alors que l’attendu (qui d’ordinaire porte ombrage et inquiétude) se réalise sans nuire. C’est la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales.

214.

Ennoblissement de la réalité. — Parce que les hommes voyaient dans l’instinct aphrodisiaque une divinité et le sentaient agir en eux avec une reconnaissance portée à l’adoration, cette passion s’est dans le cours du temps compliquée de séries de conceptions plus élevées, et par là s’est en effet beaucoup ennoblie. C’est ainsi que quelques peuples, grâce à cet art d’idéalisation, ont fait de certaines maladies de puissants auxiliaires de la civilisation : par exemple les Grecs qui, dans les siècles antérieurs, souffraient de grandes épidémies nerveuses (sous forme d’épilepsie et de danse de St-Guy) et en ont formé le type magnifique de la Bacchante. — Les Grecs ne possédaient rien moins qu’une santé équilibrée ; — leur secret était de rendre même à la maladie, pourvu qu’elle eût de la puissance, les honneurs d’une divinité.

215.

Musique. — La musique n’est pas en soi et pour soi tellement significative de notre être intime, si profondément émouvante, qu’elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais son antique union avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans les forces et les faiblesses du son, que nous avons maintenant l’illusion qu’elle parle directement à l’être intime et provienne de l’être intime. La musique dramatique n’est possible que lorsque l’art des sons a conquis un immense empire de moyens symboliques, par la chanson, l’opéra et cent formes d’essais de peinture par les sons. La « musique absolue » est ou bien une forme en soi, au stade grossier de la musique où le son mesuré et diversement accentué cause du plaisir en général, ou bien le symbolisme des formes parlant à l’entendement sans l’aide de la poésie, après que dans une longue évolution les deux arts ont été unis et qu’enfin la forme musicale est entièrement chargée de fils d’idées et de sentiments. Les hommes qui sont restés en arrière dans l’évolution de la musique peuvent sentir le même morceau d’une façon toute formelle, là où les plus avancés entendent tout symboliquement. En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, elle ne parle point de « volonté », de « chose en soi » ; c’est là chose que l’intellect ne pouvait s’imaginer qu’en un siècle qui avait conquis pour le symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même qui a seulement introduit cette signification dans les sons : de même qu’il a également mis dans les rapports de lignes et de masse en architecture une signification, qui de soi est tout à fait étrangère aux lois mécaniques.

216.

Geste et langage. — Plus ancienne que le langage est l’imitation des gestes, qui se produit involontairement et, maintenant encore, malgré une restriction générale du langage des gestes et une domination acquise des muscles, est si forte que nous ne pouvons regarder un visage en mouvement sans innervation de notre visage (on peut observer que la feinte d’un bâillement provoque, chez une personne qui la voit, un bâillement naturel). Le geste imité ramenait celui qui l’imitait au sentiment qu’il exprimait dans le visage ou le corps de l’imité. C’est ainsi que l’on apprenait à se comprendre : c’est ainsi encore que l’enfant apprend à comprendre la mère. En général, des sentiments douloureux peuvent bien s’exprimer aussi par des gestes, qui causent de leur côté une douleur (par exemple s’arracher les cheveux, se frapper la poitrine, défigurer et contracter violemment les muscles de la face). Inversement : des gestes de plaisir étaient eux-mêmes plaisants et se prêtaient par là facilement à la communication de l’intelligence (le rire étant la manifestation du chatouillement, qui est plaisant, servait à son tour à l’expression d’autres sensations plaisantes). Dès qu’on s’entendait par gestes, il pouvait naître à son tour une symbolique des gestes : je veux dire qu’on pouvait s’entendre sur un langage de sons, à la condition qu’on produisît d’abord le son et le geste (auquel il s’ajoutait comme symbole), plus tard seuement le son. — Il semble alors qu’à une époque ancienne il soit souvent arrivé la même chose qui maintenant se produit à nos yeux et à nos oreilles dans le développement de la musique, notamment de la musique dramatique : tandis que d’abord la musique, dépourvue de la danse et de la mimique (langage des gestes) qui l’explique, est un vain bruit, l’oreille, par une longue accoutumance à cette association de musique et de mouvement, est instruite à interpréter sur-le-champ les figures de sons et arrive enfin à un degré de compréhension rapide, où elle n’a plus du tout besoin du mouvement visible et comprend sans lui le compositeur. On parle alors de musique absolue, c’est-à-dire de musique où tout est sur-le-champ compris symboliquement, sans plus de secours auxiliaire.

217.

L’immatérialité du grand art. — Nos oreilles, grâce à l’exercice extraordinaire de l’entendement par le développement artistique de la musique nouvelle, se sont faites toujours, plus intellectuelles. Ce qui fait que nous supportons des accents beaucoup plus forts, beaucoup plus de « bruit », c’est que nous sommes beaucoup mieux exercés à écouter en lui la signification, que nos ancêtres. De fait, tous nos sens, par cela même qu’ils demandent d’abord la signification, par conséquent ce que « cela veut dire » et non plus ce que « c’est », se sont quelque peu émoussés : un tel émoussement se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament des sons ; car aujourd’hui les oreilles qui font les distinctions un peu fines, par exemple entre ut dièse et ré bémol, appartiennent aux exceptions. À ce point de vue, notre oreille est devenue plus grossière. Ensuite, le côté repoussant du monde, originairement hostile aux sens, a été conquis pour la musique ; son domaine de puissance, notamment pour l’expression du sublime, du terrible, du mystérieux, s’en est étonnamment élargi : notre musique donne maintenant la parole à des choses qui jadis n’avaient pas de langue. Pareillement quelques peintres ont rendu l’œil plus intellectuel et se sont avancés bien au delà de ce qu’on nommait auparavant plaisir des couleurs et des formes. Ici encore le côté du monde qui passait, à l’origine, pour repoussant a été conquis par l’intelligence artistique. — De tout cela, quelle est la conséquence ? Plus l’œil et l’oreille deviennent susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des limites où ils deviennent immatériels : le plaisir est mis dans le cerveau, les organes des sens mêmes deviennent mous et faibles, le symbolique prend de plus en plus la place du réel, — et ainsi nous arrivons par cette voie à la barbarie aussi sûrement que par toute autre. En attendant on peut dire encore : le monde est plus laid qu’autrefois, mais il signifie un monde plus beau qu’il n’était autrefois. Mais plus le parfum d’ambre de cette signification se répand et se volatilise, plus rares deviennent ceux qui la comprennent encore : et les autres en restent enfin à la laideur et,cherchent à en jouir directement, en quoi nécessairement ils échoueront toujours. Il y a ainsi en Allemagne un double courant de développement musical : ici un groupe de dix mille personnes aux prétentions toujours plus hautes, plus délicates, et toujours écoutant de plus en plus ce que « cela veut dire », et là l’immense majorité, qui chaque année devient plus incapable de comprendre l’élément significatif même sous la forme de la laideur matérielle, et par cette raison apprend à saisir dans la musique ce qui est en soi laid et répugnant, c’est-à-dire bassement matériel, avec de plus en plus déplaisir.

218.

La Pierre est plus pierre que jadis. — Nous ne comprenons plus en général l’architecture, au moins pas, à beaucoup près, de la façon dont nous comprenons la musique. Nous avons grandi hors de la symbolique des lignes et des figures, comme nous nous sommes désaccoutumés des effets sonores de la rhétorique, et nous n’avons plus sucé dès le premier moment de notre vie cette espèce de lait maternel de l’éducation. Dans un édifice grec ou chrétien, tout à l’origine signifiait quelque chose, et cela part rapport à un ordre de choses supérieur : cette idée d’une signification inépuisable restait autour de l’édifice, pareille à un voile enchanté. La beauté n’entrait qu’accessoirement dans le système, sans intéresser essentiellement le sentiment foncier de sublimité sinistre, de consécration par le voisinage des dieux et la magie ; la beauté adoucissait extraordinairement l’horreur — mais cette horreur était partout la condition première. — Qu’est-ce pour nous maintenant que la beauté d’un édifice ? La même chose que le beau visage d’une femme sans esprit : quelque chose comme un masque.

219.

Origine religieuse de la musique moderne. — La musique pleine d’âme prend naissance dans le catholicisme régénéré après le concile de Trente, par Palestrina qui servit de résonance à l’esprit nouvellement éveillé, intime et profondément ému ; plus tard, avec Bach, aussi dans le protestantisme, dans la mesure où celui-ci avait été par les piétistes rendu plus profond et délivré de son caractère dogmatique originaire. La condition et la base nécessaires à ces deux créations est la possession d’une musique telle que l’âge de la Renaissance et de la pré-Renaissance l’avaient en propre, à savoir : cette étude savante de la musique, ce plaisir au fond scientifique qu’on prenait aux œuvres d’art de l’harmonie et la conduite dés voix. D’un autre côté, l’opéra devait aussi avoir précédé ; l’opéra dans lequel le profane faisait connaître sa protestation contre une musique froide devenue trop savante, et voulait redonner à Polyhymnie une âme. — Sans cette tendance profondément religieuse, sans l’expression sonore de l’âme intimement émue, la musique serait restée savante ou d’opéra ; l’esprit de contre-Réforme est l’esprit de la musique moderne (car ce piétisme qui est dans la musique de Bach est aussi une sorte de contre-Réforme). Tant est profonde l’obligation que nous avons à la vie religieuse. — La musique fut la contre-Renaissance dans le domaine de l’art ; c’est d’elle que ressortit la peinture postérieure des Carrache, d’elle peut-être aussi le style baroque : plus en tout cas que l’architecture de la Renaissance ou de l’antiquité. Et maintenant encore on pourrait se demander : si notre musique moderne pouvait mouvoir les pierres, les assemblerait-elle en une architecture antique ? J’en doute fort. Car ce qui règne dans la musique, la passion, le plaisir en des dispositions élevées, très exaltées, le vouloir-devenir-vivant à tout prix, là succession rapide des sensations, le fort effet de relief en lumière et ombre, la juxtaposition de l’extase et du naïf, — tout cela a déjà une fois régné dans les arts plastiques et créé de nouvelles lois du style : — mais ce n’était ni dans l’antiquité ni au temps de la Renaissance.

220.

L’au-delà dans l’art. — Ce n’est pas sans un profond chagrin qu’on s’avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une explication céleste, que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité, et ils n’auraient pu l’être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l’arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l’illusion humaine : ainsi cette espèce d’art ne peut plus refleurir, qui, comme la Divine Comédie, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l’art. Il se fera une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister un tel art, une telle foi d’artistes.

221.

La Révolution dans la poésie. — La sévère contrainte que les auteurs dramatiques français s’imposaient par rapport à l’unité d’action, de lieu et de temps, à la structure du style, du vers et de la phrase, au choix des mots et des pensées, fut une école aussi importante que celle du contrepoint et de la fugue dans le développement de la musique moderne ou que les figures à la Gorgias dans l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut paraître absurde ; néanmoins il n’y a pas d’autre moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer par se limiter de la façon la plus forte (peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu à peu à marcher avec grâce même dans les sentiers étroits qui passent comme des ponts au-dessus d’effrayants précipices, et l’on remporte comme butin la plus extrême souplesse de mouvement : c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent paraître être rejetés tout à fait : cette apparence est le résultat suprême d’une évolution nécessaire dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas un si heureux affranchissement graduel des liens imposés par soi-même. Lessing tourna la forme française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne, en dérision dans l’Allemagne et renvoya à Shakespeare ; et ainsi l’on perdit la continuité de cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière dans le naturalisme — autrement dit dans les commencements de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper en s’ingéniant sans cesse à se redonner des liens de diverses sortes ; mais même le mieux doué ne réussit qu’à une continuelle expérimentation, lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple, involontairement respecté, encore que nié, de la tragédie française et se maintint assez indépendant de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives dramatiques). Aux Français même, après Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands talents qui auraient continué cette évolution de la tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté ; ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne, un saut dans une sorte d’état de nature à la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une fois pour toutes perdu pour la culture européenne. Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme aux mille formes, née même pour les plus grands orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand ne pouvait encore, parce que la nature du Français est beaucoup plus parente de la grecque que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre de la Révolution et se remettant ensuite le frein, lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de lui-même, — mais ce fut le frein de la froide logique, non plus celui de la mesure artistique. À la vérité, nous jouissons pour un temps, par cette délivrance, de la poésie de tous les peuples, de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse naturelle, de végétation primitive, de floraison sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au « grand barbare » Shakespeare ; nous goûtons les joies de la couleur locale et du costume de l’époque, qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les peuples artistes ; nous usons largement des « avantages de la barbarie » de notre temps, que Gœthe fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour le plus favorable le défaut de forme de son Faust, Mais pour combien de temps encore ? Le flot envahissant de poésie de tous les styles de tous les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible floraison cachée aurait encore été possible ; tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs expérimentateurs, des copistes casse-cou, quelque grande que soit leur puissance au commencement. Le public enfin, qui a désappris à voir dans l’entravement de la force d’expression, dans la domination organisatrice de tous les moyens de l’art, l’acte proprement artistique, doit priser de plus en plus la force pour l’amour de la force, la couleur pour l’amour de la couleur, la pensée pour l’amour de la pensée, l’inspiration pour l’amour de l’inspiration ; il ne jouira donc plus des éléments et des conditions de l’art, sinon isolément, et pour comble de biens émettra l’exigence naturelle, que l’artiste doit se montrer à lui isolément aussi. Oui, l’on a rejeté les liens « déraisonnables » de l’art gréco-français, mais insensiblement l’on s’est accoutumé à trouver déraisonnables tous les liens, toutes les limitations ; et ainsi l’art marche à l’encontre de sa délivrance et touche en même temps — chose, il est vrai, éminemment instructive — toutes les phases de ses débuts, de son enfance, de son imperfection, de ses tentatives et de ses débordements de jadis : il répète, en allant à sa perte, sa naissance, son progrès. Un des plus grands, à l’instinct de qui l’on peut sans doute se fier et à la théorie duquel il n’a rien manqué qu’un supplément d’une trentaine d’années de pratique, — Lord Byron a dit une fois : « En ce qui concerne la poésie en général, je suis, plus j’y réfléchis, toujours plus fermement convaincu que tous tant que nous sommes nous faisons fausse route, l’un aussi bien que l’autre. Nous suivons tous un système révolutionnaire radicalement faux, — notre génération ou la prochaine arrivera encore à la même conviction. » C’est le même Byron qui dit : « Je regarde Shakespeare comme le pire des modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes. » Et au fond, l’intuition artistique mûrie de Gœthe, dans la seconde partie de sa vie, ne dit-elle pas exactement la même chose ? cette intuition par laquelle il gagna une telle avance sur une série de générations, qu’on peut prétendre en gros que Gœthe n’a point encore exercé son action et que son temps est encore à venir ? C’est précisément parce que sa nature le maintint longtemps dans l’ornière de la révolution poétique, précisément parce qu’il exploita à fond tout ce qui indirectement, par cette rupture de la tradition, avait été découvert de mines, de vues, de moyens nouveaux, et ce qui avait été en même temps exhumé sous les ruines de l’art, que sa métamorphose et sa marche postérieure a tant de poids : elle signifie qu’il sentait le besoin profond de reprendre la tradition de l’art, et de prêter aux décombres et aux fûts de colonnes restés debout du temple, au moins par l’imagination de l’œil, la perfection et l’intégrité antiques, si la force du bras devait se montrer trop faible pour construire, là où des forces monstrueuses furent déjà nécessaires pour détruire. Il vivait ainsi dans l’art comme dans la réminiscence de l’art vrai : sa poésie était devenue un auxiliaire de la réminiscence, de l’intelligence des époques d’art antique, au loin reculées. Ses demandes étaient, à la vérité, irréalisables par rapport à la puissance de l’âge moderne, mais le chagrin qu’il en ressentait fut largement surpassé par la joie qu’un jour elles seraient réalisées et que nous aussi nous pourrons encore participer à cette réalisation. Pas d’individus, mais des masques plus ou moins idéaux ; pas de réalité, mais une généralité allégorique ; les caractères d’époque, les couleurs locales, volatilisés presque jusqu’à l’invisible et rendus mythiques ; la sensation actuelle et les problèmes de la société actuelle resserrés en les formes les plus simples, dépouillés de leurs qualités attractives, surexcitantes, pathologiques, rendues sans effet dans tout autre sens que le sens artistique ; pas de matières et de caractères neufs, mais les anciens, dès longtemps accoutumés, dans une série toujours continuée de revivification et de reformation : voilà l’art tel que Gœthe le comprenait tardivement, tel que les Grecs et aussi les Français le pratiquaient.

222.

Ce qui reste de l’art. — Il est vrai, l’art a une valeur bien plus grande dans certaines hypothèses métaphysiques, par exemple si la croyance est admise que le caractère est immuable et que l’être du monde se répète perpétuellement dans tous les caractères et les actions : dans ce cas, l’œuvre de l’artiste devient l’image de l’éternellement arrêté, tandis que pour notre conception l’artiste ne peut jamais donner à son image de valeur que pour un temps, parce que l’homme en général est le produit d’une évolution et sujet à changement, que l’individu n’est rien de fixe et d’arrêté. Il en est de même dans une autre hypothèse métaphysique : supposé que notre monde visible ne fût qu’une apparence, comme les métaphysiciens l’admettent, l’art alors viendrait se placer assez près du monde réel : car entre le monde de l’apparence et le monde de rêve de l’artiste, il n’y aurait en ce cas que trop de ressemblance ; et les différences qui resteraient mettraient même l’importance de l’art plus haut que l’importance de la nature, parce que l’art exprimerait les formes identiques, les types et les modèles de la nature. — Mais ces hypothèses sont fausses : quelle place, après cette constatation, reste encore à l’art ? Avant tout, il a, durant des milliers d’années, enseigné à considérer avec intérêt et plaisir la vie sous toutes ses formes et à pousser si avant nos sensations que nous finissons par nous écrier : « Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne. » Cette théorie de l’art, de prendre plaisir à l’existence et de regarder la vie humaine comme un morceau de la nature, sans se laisser trop violemment aller à son mouvement, comme objet d’évolution régulière, — cette théorie a pris racine en nous, elle vient maintenant au jour comme un besoin tout puissant de connaissance. On pourrait abandonner l’art, qu’on ne perdrait pas pour cela la faculté apprise de lui : de même qu’on a abandonné la religion, mais non les élévations et les transports de l’âme conquis grâce à elle. Comme l’art plastique et la musique mesurent la richesse de sentiments réellement conquise et gagnée par la religion, de même, après une disparition de l’art, l’intensité et la multiplicité des joies de la vie qu’il a implantées demanderaient encore satisfaction. L’homme de science est le développement ultérieur de l’artiste

223.

Crépuscule de l’art. — De même que dans la vieillesse on se souvient du jeune âge et qu’on célèbre des fêtes du souvenir, de même l’humanité se laisse aller à considérer l’art comme un souvenir ému des joies de la jeunesse. Peut-être que jamais auparavant l’art n’a été compris avec tant de profondeur et d’âme qu’au temps actuel, où la magie de la mort semble jouer autour de lui. Qu’on pense à cette ville grecque de l’Italie méridionale, qui, un seul jour de l’année, célébrait encore ses fêtes grecques, en se lamentant et pleurant de voir la barbarie étrangère triompher chaque jour davantage de ses mœurs originelles ; jamais sans doute on n’a joui de ce qui est grec, nulle part on n’a savouré ce nectar doré avec une telle volupté, que parmi ces Hellènes périssants. L’artiste passera bientôt pour un magnifique legs du passé, et, comme à un merveilleux étranger dont la force et la beauté faisaient le bonheur des temps anciens, des honneurs lui seront rendus, tels que nous ne les accordons pas aisément à nos semblables. Ce qu’il y a de meilleur en nous vient peut-être de ce sentiment d’époques antérieures, que nous pouvons maintenant à peine atteindre directement ; le soleil s’est déjà couché, mais il éclaire et enflamme encore le ciel de notre vie, quoique déjà nous ne le voyions plus.

  1. Allusion aux vers de Gœthe :
    Die Sterne, die begehrt man nicht,
    Man freut sich ihrer Pracht.
    (On ne désire pas les étoiles, on se réjouit de leur splendeur).