Humain, trop humain/IV
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 183-246).
Le parfait est censé ne s’être pas fait. — Nous
sommes habitués, en face de toute chose parfaite,
à ne pas poser le problème de sa formation : mais
à jouir du présent, comme s’il avait surgi du sol par
un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l’influence d’un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un
temple grec comme celui de Pæstum) que si un beau
matin un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure
de ces blocs énormes : ou plutôt, que si une âme
avait soudain pénétré par enchantement dans une
pierre et voulait maintenant parler par son entremise. L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein
effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi il aide volontiers à cette illusion et
introduit dans l’art ces éléments d’inquiétude
enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d’aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la
création, comme un moyen de tromper, pour disposer l’âme du spectateur ou de l’auditeur en sorte
qu’elle croie au jaillissement soudain du parfait.
La science de l’art doit, comme il s’entend de soi,
contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les
mauvaises habitudes de l’intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l’artiste.
Le sens de la vérité chez l’artiste. — L’artiste
a, quant à la connaissance de la vérité, une moralité plus faible que le penseur ; il ne veut absolument pas se laisser enlever les interprétations de
Ja vie brillantes, profondes de sens, et se met en
garde contre des méthodes et des résultats simples
et rassis. En apparence, il lutte pour la dignité et
l’importance supérieure de l’homme, en réalité il
ne veut pas abandonner les conditions les plus
efficaces pour son art, tels que le fantastique, le
mythique, l’incertain, l’extrême, le sens du symbole, la surestime de la personnalité, la croyance
à quelque chose de miraculeux dans le génie : il
tient ainsi la persistance de son genre de création
pour plus considérable que le dévouement scientifique à la vérité sous toutes les formes, dût-elle
apparaître aussi nue que possible.
L’art, évocateur des morts. — L’art assumé
accessoirement la tâche de conserver l’être, même
de rendre un peu de couleur, à des représentations
éteintes et pâlies ; il tresse, quand il s’acquitte de
cette tâche, un lien autour de siècles divers et en
fait revenir les esprits. À la vérité, ce n’est qu’une
vie apparente, comme au-dessus des tombeaux,
qui par là prend naissance, ou bien comme le
retour des morts chéris dans le rêve, mais au
moins pour quelques instants le vieux sentiment
s’éveille une fois encore et le cœur bat selon un
rythme autrement oublié. Il faut, en considérant
cette utilité générale de l’art, pardonner à l’artiste
lui-même de ne point se placer aux premiers rangs
de la culture et de la virilisation progressive de
l’humanité : il est toute sa vie resté un enfant ou
un adolescent et s’est tenu au point où l’a pris sa
vocation artistique ; or les sentiments des premiers
degrés de la vie sont, de l’aveu général, plus proches de ceux des périodes passées que de ceux du
siècle présent. Bon gré mal gré, il aura pour tâche
de rendre l’humanité enfant ; c’est sa gloire et sa
limite.
Le poète, allégeur de la vie. — Les poètes,
étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à
l’homme, détournent leur regard du présent pénible
ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils
font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour
y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup
d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte
qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des
époques et des idées très lointaines, à des religions
et à des civilisations mourantes ou mortes. Ils sont
proprement toujours et nécessairement des Épigones. On peut, à parler franc, dire quelques choses
défavorables de leurs moyens d’alléger la vie : ils
corrigent et guérissent seulement en passant, seulement pour le moment ; ils empêchent même
l’homme de travailler à une amélioration véritable
de son état, en supprimant et en déchargeant par
des palliatifs la passion des inquiets, qui poussent
à l’action.
La lente flèche de la beauté. — La plus noble
sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul
coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût),
mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec
soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on
revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir
longtemps tenu modestement au cœur, prend de
nous possession complète, remplit nos yeux de
larmes, notre cœur de désir. — Que désirons-nous
donc à l’aspect de la beauté ? C’est d’être beaux :
nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est
attaché. — Mais c’est une erreur.
Vivification de l’art. — L’art relève la tête
quand les religions perdent du terrain. Il recueille
une foule de sentiments et de tendances produites
par la religion, il les prend à cœur et devient alors
lui-même plus profond, plus rempli d’âme, au
point qu’il peut communiquer l’élévation et l’enthousiasme, chose qu’auparavant il ne pouvait pas
encore. Le trésor de sentiment religieux grossi en
torrent déborde toujours de nouveau et veut conquérir de nouveaux royaumes ; mais le progrès des
lumières a ébranlé les dogmes de la religion et
inspiré une défiance fondamentale : alors le sentiment, chassé par les lumières de la sphère religieuse, se jette dans l’art ; en quelques cas aussi
dans la vie politique, voire même directement dans
la science. Partout où dans les efforts humains on
aperçoit une coloration supérieure plus sombre, on
peut conjecturer que la crainte des esprits, le parfum de l’encens et les ombres de l’Église y sont
restés attachés.
Par quoi le mètre donne de la beauté. — Le
mètre place un crêpe sur la réalité ; il donne lieu à
quelque artifice de langage, à quelque indécision
de pensée ; par l’ombre qu’il jette sur les idées,
tantôt il cache, tantôt il fait saillir. De même que
l’ombre est nécessaire pour embellir, de même le
« sombre » est nécessaire pour éclaircir. — L’art
rend supportable l’aspect de la vie en plaçant dessus le crêpe de la pensée indécise.
L’art des âmes laides. — On trace à l’art des limites trop étroites, si l’on exige que seules les âmes
bien ordonnées, moralement équilibrées, puissent
avoir en lui leur expression. De même que dans
les arts plastiques, de même il y a en musique et
en poésie un artdes âmes laides, à côté de l’art des
belles ames ; et les plus puissants effets de l’art,
briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les
bètes en hommes, c’est cet art-là peut-être qui les
a le mieux obtenus.
L’art rend le cœur lourd au penseur. — La
force du besoin métaphysique et la peine que la
nature trouve enfin à s’en séparer peut se déduire
de ce que, dans l’esprit libre encore, quand il a
secoué toute métaphysique, les plus hauts effets
de l’art produisent une résonance des cordes metaphysiques dès longtemps muettes, même brisées, lorsque par exemple, à un certain passage
de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se
sent planer au-dessus de la terre dans un dôme
d’étoiles, avec le rêve de l’immortalité au cœur :
toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui
et la terre descendre toujours plus profondément.
— Prend-il conscience de cet état, il sentira peut-être une piqûre profonde au cœur et soupirera après
l’homme qui lui ramènerait la bien-aimée perdue,
qu’on l’appelle Religion ou Métaphysique. C’est en
de pareils moments que son caractère intellectuel
est mis à l’épreuve.
Jouer avec la vie. — Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et
un moment supprimer là conscience démesurément
passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs.
La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien
âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font
point illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un
jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le
sérieux leur était trop connu pour une douleur
(la misère des hommes est justement le thème sur
lequel les dieux aiment tant entendre chanter), et
ils savaient que par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance. Mais en punition de cette
façon de voir, ils furent tellement infectés du plaisir de faire des fables, qu’il leur était pénible dans
la vie de tous les jours de se tenir libres de mensonge et d’imposture, comme d’ailleurs tout peuple de poètes a de même plaisir au mensonge et
par-dessus le marché n’en est pas responsable. Les
peuples voisins trouvaient sans doute parfois que
c’était à en désespérer.
Croyance à l’inspiration. — Les artistes ont un
intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines,
aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de
l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale
d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon
de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste
ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement,
extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ;
ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les
carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu
ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque
sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne
moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la
mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais
l’improvisation artistique est à un niveau fort bas
en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont
de grands travailleurs, infatigables non seulement
à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible,
modifier, arranger.
Encore l’inspiration. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit
enfin un flot aussi subit que si une inspiration
immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est
ce qui produit l’illusion connue, au maintien de
laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les
artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a
fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois
tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part
une telle inspiration apparente, par exemple dans
le domaine de la bonté, de la vertu, du vice.
Les souffrances du génie et leur valeur. — Le génie artistique veut donner une jouissance,
mais s’il se tient à un degré très haut, il lui manque facilement ceux qui pourraient la prendre ; il
offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant ; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique ? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente ; et parfois ses souffrances sont réellement trop
grandes, mais seulement parce que son ambition, son envie sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent ; tandis qu’un
artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter auxdites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde : les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être souffrant : lesquelles tirent leur valeur de l’union
avec des connaissances particulièrement pénibles
et abstruses (la pitié de soi a peu de valeur). —
Mais quelle mesure, quelle balance d’essai y a-t-il
pour leur authenticité ? N’est-il pas presque commandé
d’être défiant envers tous ceux qui parlent
de sentiments de cette n’ature chez eux-mêmes ?
Fatalité des grandeurs. — Toute grande apparition
est suivie de la décadence, spécialement dans
le domaine de l’art. Le modèle de la grandeur excite
les natures un peu vaines à l’imitation superficielle
ou à l’exagération ; c’est la fatalité que tous
les grands talents ont en eux, d’étouffer beaucoup
de forces et de germes plus faibles et de faire, pour
ainsi dire, le vide dans la nature autour d’eux. Le
cas le plus heureux dans le développement d’un art
est que plusieurs génies se limitent réciproquement ;
dans cette lutte, il y a d’ordinaire pour les
natures plus faibles et plus tendres une part d’air
et de lumière aussi.
L’art périlleux pour l’artiste. — Lorsque
l’art s’empare violemment d’un individu, il l’attire
en arrière aux conceptions des époques où l’art florissait avec le plus de force, il exerce donc une
influence rétrograde. "L’artiste s’engage de plus en
plus dans la vénération des excitations soudaines,
croit aux dieux et aux démons, anime la nature,
prend la science en haine, devient mobile dans ses
tendances, comme les hommes de l’antiquité, et
souhaite un bouleversement de toutes les conditions
qui ne sont pas favorables à l’art, et cela avec
la violence et l’injustice d’un enfant. Or, de soi l’artiste
est déjà un être arriéré parce qu’il reste dans
le jeu, qui convient à la jeunesse et à l’enfant : à
cela vient s’ajouter que peu à peu il subit une déformation
qui le fait rétrograder en d’autres temps.
Ainsi finit par se produire un violent antagonisme
entre lui et les hommes du même âge de son époque,
et une fin troublée ; ainsi, d’après les récits des
anciens, Homère et Eschyle finirent par vivre et
mourir dans la mélancolie.
Hommes créés. — Quand on dit que l’auteur
dramatique (et généralement l’artiste) crée réellement
des caractères, c’est là une belle illusion et
exagération, dans l’existence et la propagation de
laquelle l’art célèbre un triomphe qu’il n’a pas voulu
et qui est pour ainsi dire surabondant. En fait,
nous ne savons pas grand’chose d’un homme réellement
vivant et nous faisons une généralisation très superficielle, quand nous lui attribuons tel ou tel
caractère : c’est à cette situation très imparfaite
vis-à-vis de l’homme que répond le poète, en faisant
(c’est en ce sens qu’il « crée ») des esquisses
d’hommes aussi superficielles que l’est notre connaissance
des hommes. Il y a beaucoup de poudre
aux yeux dans ces caractères créés par les artistes ;
ce ne sont pas du tout des produits naturels incarnés,
mais semblables aux hommes peints un peu
trop légèrement, ils ne supportent pas d’être regardés
de près. Même quand on dit que le caractère
des hommes vivants ordinaires se contredit souvent,
que celui que crée le dramaturge est le modèle qui
a flotté devant les yeux de la nature, cela est tout à
fait faux. Un homme réel est quelque chose d’absolument
nécessaire (même dans ces soi-disant contradictions),
mais nous ne connaissons pas toujours
cette nécessité. L’homme inventé, le fantôme, a la
prétention de signifier quelque chose de nécessaire,
mais seulement pour des gens qui ne comprennent
un homme réel que dans une simplification grossière
et antinaturelle : si bien qu’un ou deux gros
traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière
dessus et beaucoup d’ombre et de demi-obscurité
autour, satisfont complètement leurs prétentions.
Ils sont ainsi facilement disposés à traiter le fantôme
comme un homme réel, nécessaire, parce
qu’ils sont accoutumés à prendre dans l’homme réel
un fantôme, une silhouette, une abrévation arbitraire, pour le tout. — Que le peintre et le sculpteur
expriment le moins du monde l’« Idée » de l’homme,
c’est là une vaine imagination et une illusion
des sens : on est tyrannisé par l’œil quand on parle
de pareille façon, parce que cet œil ne voit du
corps humain que la superficie, que la peau ; mais
l’intérieur du corps rentre tout autant dans l’Idée.
L’art plastique veut rendre les caractères visibles
sur la peau ; l’art du langage use de la parole pour
le même but, il rend le caractère par le son articulé.
L’art part de la naturelle ignorance de l’homme
sur son être intérieur (corps et caractère) : il n’existe
pas pour les physiciens et les philosophes.
Excès d’estime de soi dans la foi aux artistes
et aux philosophes. — Nous pensons tous que
l’excellence d’une œuvre d’art, d’un artiste, est
prouvée, quand ils nous saisissent, nous ébranlent.
Mais il faudrait d’abord que notre propre excellence
de jugement et d’impression fût prouvée :
ce qui n’est pas le cas. Qui a, dans le domaine de
l’art plastique, plus saisi et ravi que le Bernin ? qui
a plus puissamment agi que ce rhéteur postérieur
à Démosthène, qui introduisit le style asiatique et
le fit dominer deux siècles durant ? Cette domination
sur des siècles entiers ne prouve rien pour l’excellence
et la valeur durable d’un style ; c’est
pourquoi l’on ne doit pas avoir trop d’assurance dans
sa bonne opinion d’un artiste quelconque : c’est là
non seulement la foi en la vérité de nos impressions,
mais encore en l’infaillibilité de notre jugement
ou impression, quand jugement ou impression
ou l’un et l’autre peuvent eux-mêmes être
d’espèce trop grossière ou trop fine, surexcités ou
incultes. De même les effets bienfaisants et édifiants
d’une philosophie, d’une religion ne prouvent
rien pour leur vérité : tout aussi peu que le
bonheur que l’aliéné goûte à son idée fixe prouve
quoi que ce soit pour la sagesse de cette idée.
Culte du génie par vanité. — Pensant du bien
de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de
nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un
f tableau de Piaphaël ou une scène pareille à celles
d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons
que le talent de ces choses est un miracle tout à fait
démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons
encore des sentiments religieux, une grâce d’en
haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre,
favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à
condition d’être supposé très éloigné de nous,
comme un miraculum,
qu’il ne nous blesse pas
(Gœthe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare
son étoile des hauteurs lointaines ; sur
quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles,
on ne les désire pas[1] »). Mais abstraction faite de
ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie
ne paraît pas le moins du monde quelque chose de
foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en
mécanique, du savant astronome ou historien, du
maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent
si l’on se représente des hommes dont la pensée
est active dans une direction unique, qui utilisent
tout comme matière première, qui ne cessent d’observer
diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui,
qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens.
Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à
poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher
toujours des matériaux et de travailler toujours à
y mettre la forme. Toute activité de l’homme est
compliquée à miracle, non pas seulement celle du
génie : mais aucune n’est un « miracle ». —
D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de
génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ?
qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel
on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse
avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !)
Les hommes ne parlent intentionnellement de génie
que là où les effets de la grande intelligence leur
sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre
part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin »
c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En
outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement,
tout ce qui est en train de se faire est déprécié.
Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste
comment elle s’est faite ; c’est son avantage,
car partout où l’on peut assister à la formation,
on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression
écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement
comme une perfection actuelle. Voilà
pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression
qui passent pour géniaux, et non les hommes de
science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation
ne sont qu’un enfantillage de la raison.
La conscience de métier. — Gardez-vous de
parler de dons naturels, de talents innés ! On peut
nommer des grands hommes de tout genre qui
furent peu doués. Mais ils acquirent la grandeur,
devinrent des « génies » (comme on dit), par des
qualités dont on n’aime pas à signaler le manque
lorsqu’on les sent en soi : ils eurent tous cette
robuste conscience d’artisans, qui commence par
apprendre à former parfaitement les parties, avant
de se risquer à faire un grand ensemble ; ils se
donnèrent du temps pour cela, parce qu’ils avaient
plus de plaisir à la réussite du détail, de l’accessoire,
qu’à l’effet d’un ensemble éblouissant. La
recette, par exemple, pour qu’un homme devienne
bon romancier, est facile à donner, mais l’exécution
suppose des qualités que l’on a coutume de
perdre de vue, quand on dit : « Je n’ai pas assez
de talent. » Qu’on fasse un peu cent et plus de
projets de nouvelles, pas un dépassant deux pages,
mais d’une telle netteté que tout mot y soit nécessaire ;
qu’on mette chaque jour par écrit des anecdotes,
jusqu’à ce qu’on apprenne à en trouver la
forme la plus pleine, la plus efficace ; qu’on soit infatigable
à recueillir et à dépeindre des types et des
caractères humains ; qu’on raconte avant tout aussi
souvent que possible et qu’on écoute raconter, avec
un œil et une oreille perçants pour saisir l’effet
produit sur les autres assistants ; qu’on voyage
comme un paysagiste et un dessinateur de costumes ;
qu’on extraye pour son usage de chaque science
ce qui, bien exposée produit des effets artistiques ;
qu’on réfléchisse enfin sur les motifs des actions
humaines, qu’on ne dédaigne aucune indication qui
puisse en instruire, et qu’on se fasse collectionneur
de pareilles choses jour et nuit. Qu’on laisse passer
dans ce multiple exercice quelque dix années : mais
ce qui ensuite sera créé dans l’atelier pourra sortir
aussi à la lumière des rues. — Que font, au contraire,
la plupart ? Ils ne commencent pas par la
partie, mais par l’ensemble. Ils feront peut-être
une fois un bon coup, éveilleront l’attention, et dès
lors feront des coups de plus en plus mauvais, pour
des raisons bien naturelles. — Parfois, quand l’intelligence
et le caractère manquent pour former
un tel plan de vie artistique, c’est le destin et la
nécessité qui prennent leur place et mènent pas à
pas le maître futur à travers toutes les exigences
de son métier.
Danger et avantage du culte du génie. — La
foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est,
non pas nécessairement, mais très souvent, encore
unie à cette superstition entièrement ou à demi
religieuse, que ces esprits seraient d’origine surhumaine
et posséderaient certaines facultés merveilleuses,
au moyen desquelles ils acquerraient leurs
connaissances par une tout autre voie que le reste
des hommes. On leur attribue volontiers une vue
immédiate de l’essence du monde, comme par un
trou dans le manteau de l’apparence, et l’on croit
que, sans la peine et les efforts de la science, grâce
à leur merveilleux regard divinatoire, ils pourraient
communiquer quelque chose de définitif et de décisif
sur l’homme et le monde. Tant que le miracle en
matière de connaissance trouve encore des croyants,
peut-être peut-on accorder qu’il en provient une
utilité pour les croyants mêmes, étant donné que
ceux-ci, par leur absolue soumission aux grands
esprits, assurent à leurs propres esprits, pour le
temps du développement, la discipline et l’école la
meilleure. Au contraire, il y a lieu au moins de se
demander si la superstition du génie, de ses privilèges
et de ses facultés spéciales est d’utilité pour
le génie lui-même, lorsqu’elle s’enracine chez lui.
C’est en tout cas un symptôme dangereux quand
l’homme est près de cette crainte religieuse de lui-même,
qu’il s’agisse de cette célèbre crainte des
Césars ou de la crainte du génie considérée ici ;
quand l’odeur des sacrifices que l’on n’offre équitablement
qu’à un dieu pénètre dans le cerveau du
génie, au point qu’il commence à chanceler et à se
tenir pour quelque chose de surnaturel. Les conséquences
sont à la longue : le sentiment de l’irresponsabilité,
des privilèges exceptionnels, la persuasion
qu’il fait une grâce rien que par son commerce,
une folle rage à propos de toute tentative
de le comparer à d’autres ou de le taxer même plus
bas, de mettre en lumière ce qu’il y a de manqué
dans son œuvre. Par cela même qu’il cesse d’exercer
une critique contre lui-même, les pennes finissent
par tomber de son plumage une à une ; cette
superstition mine les racines de sa force et fera
peut-être même de lui un hypocrite, après que sa
force l’aura quitté. Même pour de grands esprits,
il y a vraisemblablement plus d’utilité à se rendre
compte de leur force et de son origine, à
comprendre ainsi quelles qualités purement humaines
ont conflué en eux, quelles circonstances heureuses
y ont concouru : ainsi une energie qui un jour
trouve sa voie, une application décidée à des fins
de détail, un grand courage personnel, puis la
chance d’une éducation qui a de bonne heure offert
les meilleurs maîtres, modèles, méthodes. À la
vérité, si leur but est de produire l’effet le plus
grand possible, l’incertitude sur soi-même et cette
addition d’une demi-folie a toujours fait beaucoup ;
car ce qu’on a admiré et envié de tout temps en
eux, c’est justement cette force grâce à laquelle ils
rendent les hommes sans volonté et les entraînent
à l’illusion que des guides surnaturels iraient devant
eux. Oui, cela élève et anime les hommes, de croire
quelqu’un en possession de forces surnaturelles :
c’est en ce sens que le délire a, comme dit Platon,
apporté aux hommes les plus grandes bénédictions.
— Dans de rares cas isolés, cette espèce de délire
peut bien aussi avoir été le moyen par où une telle
nature excessive dans toutes les directions a été
maintenue solidement : même dans la vie des individus
les conceptions illusoires ont souvent la
valeur de remèdes, qui par eux-mêmes sont des
poisons ; cependant le poison finit, dans tout
« génie » qui croit à sa divinité, par se montrer à
mesure que le « génie » devient vieux : qu’on se
souvienne par exemple de Napoléon, dont l’être
s’est certainement formé justement par cette foi en
lui-même et en son étoile, et par le mépris des
hommes qui en découlait, jusqu’à produire la
puissante unité qui le fait saillir d’entre tous les
hommes modernes, jusqu’à ce qu’enfin cette même
croyance aboutit à un fatalisme presque insensé,
lui déroba toute sa rapidité et son acuité de coup
d’œil et devint la cause de sa ruine.
Le génie et la nullité. — Ce sont précisément,
parmi les artistes, les cerveaux originaux, créant
d’eux-mêmes, qui peuvent, dans la circonstance,
produire le vide et le néant complets, tandis que
les natures plus dépendantes, les talents, comme
on dit, abondent en souvenirs de tout le bon possible
et même dans l’état de faiblesse produisent
quelque chose de passable. Mais si les originaux
sont abandonnés d’eux-mêmes, le souvenir ne leur
donne aucune aide : ils deviennent vides.
Le public. — Le peuple ne demande rien de
plus à la tragédie que d’être bien émus, pour pouvoir
une bonne fois y aller de sa larme ; l’artiste au
contraire, qui voit Ja tragédie nouvelle, trouve son
plaisir dans les inventions et les procédés techniques
ingénieux, dans le traitement et la division
de la matière, dans le nouveau tour donné à de
vieux motifs, à de vieilles pensées. Sa situation est
la situation esthétique vis-à-vis de l’œuvre d’art,
celle du créateur ; la première décrite, qui regarde
uniquement le sujet, est celle du peuple. De
l’homme entre deux il n’y a rien à dire, il n’est ni
peuple ni artiste et ne sait pas ce qu’il veut : aussi
son plaisir est-il confus et médiocre.
Éducation artistique du public. — Si le même
motif n’est pas traité de cent façons par différents
maîtres, le public n’apprend pas à s’élever aau-dessus
de l’intérêt du sujet ; mais à la fin lui-même saisira
les nuances, les délicates inventions neuves
dans la façon de traiter ce motif, et en jouira, lorsqu’il
le connaîtra de longue date par de nombreuses
manipulations et qu’il n’y sentira plus le
piquant de la nouveauté, de l’attente.
L’artiste et sa suite doivent marcher au pas.
— Le passage d’un degré du style à l’autre doit
être assez lent pour que non seulement les artistes,
mais aussi les auditeurs et spectateurs soient de la
partie et sachent exactement ce qui se passe. Autrement
il se produit tout d’un coup ce grand abîme entre l’artiste, qui crée ses œuvres sur une hauteur
isolée, et le public, qui n’est plus capable de monter
à cette hauteur et enfin redescend plus bas avec
chagrin. Car lorsque l’artiste n’élève plus son
public, celui-ci tombe rapidement, et sa chute est
d’autant plus profonde et périlleuse qu’un génie l’a
porté plus haut, semblable à l’aigle, des serres
duquel la tortue enlevée dans les nues retombe
pour son malheur.
Origine du comique. — Si l’on considère que
l’homme, durant bien des cent mille années, fut un
animal accessible à la crainte au suprême degré,
et que tout ce qui est soudain, inattendu, lui commandait
d’être prêt à combattre, peut-être prêt à
mourir, que même plus tard encore, en état de
société, toute la sécurité reposait sur l’attendu, sur
la tradition dans la pensée et l’activité, on ne peut
pas s’étonner qu’en présence de toute chose soudaine,
inattendue en parole et en action, quand
elle se produit sans danger ni dommage, l’homme
soit soulagé, passe à l’opposé de la crainte : l’être
tremblant d’angoisse, ramassé sur lui-même, se
détend, se déploie à l’aise, — l’homme rit. C’est ce
passage d’une angoisse momentanée à une gaîté de
courte durée qu’on nomme le comique. Au contraire,
dans le phénomène du tragique, l’homme passe rapidement d’une grande gaîté durable à une
grande angoisse ; mais comme parmi les mortels
la grande gaîté durable est bien plus rare que le
motif d’angoisse, il y a aussi beaucoup plus de
comique que de tragique dans le monde ; on rit bien
plus souvent que l’on n’est ému.
Ambition d’artiste. — Les artistes grecs, par
exemple les tragiques, composaient pour vaincre ;
tout leur art ne peut être imaginé sans concours :
la bonne Éris d’Hésiode, l’ambition, donnait à leur
génie ses ailes. Or cette ambition voulait avant tout
que leur œuvre eût le plus haut degré d’excellence
à leurs propres yeux, telle qu’ils comprenaient
l’excellence, sans égard à un goût régnant et à l’opinion
générale sur l’excellent dans une œuvre
d’art ; et c’est ainsi qu’Eschyle et Euripide restèrent
longtemps sans succès, jusqu’à ce qu’ils eussent
enfin formé des juges d’art qui appréciassent
leur œuvre selon les règles qu’ils posaient eux-mêmes.
De cette façon, ils recherchent la victoire
sur des concurrents d’après leur propre estime,
devant leur propre tribunal, ils veulent réellement
être plus excellents ; ensuite ils demandent au
dehors une approbation de cette propre estime, une
confirmation de leur jugement. Rechercher l’honneur
veut dire : « se rendre supérieur et désirer
que cela paraisse aussi publiquement. » La première
chose manque-t-elle et la seconde est-elle
néanmoins désirée, on parle de vanité. La seconde
manque-t-elle et n’est-elle pas réclamée, on parle
d’orgueil.
Le nécessaire dans l’œuvre d’art. — Ceux qui
parlent tant de l’élément nécessaire dans une œuvre
d’art exagèrent, s’ils sont artistes, in majorem artis gloriam,
ou, s’ils sont profanes, par
ignorance. Les formes d’une œuvre d’art qui donnent
à sa pensée la parole, qui sont par conséquent
sa façon de s’exprimer, ont toujours quelque
chose de facultatif, comme toute espèce de langage.
Le sculpteur peut ajouter ou omettre beaucoup de
petits traits : de même l’interprète, qu’il soit comédien,
ou, en ce qui concerne la musique, virtuose
ou chef d’orchestre. Ces nombreux petits traits et
ces polissures lui font plaisir aujourd’hui, demain
non, ils sont là plutôt en vue de l’artiste que de
l’art, car il a aussi besoin, dans la contrainte et
l’effort sur soi-même que l’expression de sa pensée
principale exige de lui, de gâteaux et de jouets à
l’occasion, pour ne pas devenir morose.
Faire oublier le maître. — Le pianiste qui exécute
l’œuvre d’un maître aura joué le mieux
possible, s’il a fait oublier le maître et s’il a donné
l’illusion qu’il racontait une histoire de sa vie
ou vivait quelque chose actuellement. À la vérité :
s’il n’est rien qui vaille, chacun maudira son bavardage
par lequel il nous parle de sa vie. Il faut
donc qu’il s’entende à captiver l’imagination de
l’auditeur. C’est par là que s’expliquent à leur tour
toutes les faiblesses et les folies de la « virtuosité ».
Corriger la fortune. — Il y adans la vie des
grands artistes de fâcheuses conjonctures, qui forcent
par exemple le peintre à n’esquisser son
tableau le plus important qu’à l’état d’idée fugitive
ou forcèrent par exemple Beethoven à ne nous laisser
dans mainte grande sonate (comme celle en si majeur)
que l’insuffisante réduction pour piano
d’une symphonie. Ici l’artiste qui vient plus tard
doit chercher à corriger après coup la vie du grand
homme : c’est ce que ferait par exemple celui qui,
maître de tous les effets d’orchestre, éveillerait à
la vie pour nous cette symphonie tombée à la mort
apparente du piano.
Réduire. — Beaucoup de choses, d’événements
ou de personnes ne supportent pas d’être traités
à une petite échelle. On ne peut pas réduire le
groupe du Laocoon en figurine ; la grandeur lui est
nécessaire. Mais il est beaucoup plus rare que quelque
chose, de nature petite, supporte l’agrandissement ;
c’est pourquoi les biographes réussiront toujours
plus à rendre un grand homme petit, qu’un
petit grand.
Sensibilité dans l’art du présent. — Les
artistes se mécomptent fréquemment aujourd’hui,
quand ils travaillent à un effet sensible de leurs
œuvres ; car leurs spectateurs et auditeurs n’ont,
plus leurs sens au complet et entrent, tout à fait
contre le gré de l’artiste, par son œuvre dans une
« sainteté » d’impression qui est proche parente de
l’ennui. — Leur sensibilité commence peut-être
juste où celle de l’artiste cesse, elles se rencontrent
donc tout au plus en un point.
Shakespeare moraliste. — Shakespeare a beaucoup
réfléchi sur les passions et sans doute eu de
son tempérament un accès très prochain à beaucoup
d’entre elles (les poètes dramatiques sont en
général d’assez méchants hommes). Toutefois, il ne
pouvait pas, comme Montaigne, parler là-dessus,
mais il mettait ses considérations sur les passions
dans la bouche de ses figures passionnées : chose,
il est vrai, contraire à la nature, mais qui rend ses
drames si pleins de pensée qu’ils font paraître tous
les autres vides et éveillent facilement une répugnance
générale à leur égard. — Les maximes de
Schiller (qui se fondent presque toujours sur des
idées fausses ou insignifiantes) sont précisément
des maximes de théâtre, et produisent en cette
qualité des effets très forts : au lieu que les maximes
de Shakespeare font honneur à son modèle
Montaigne et enferment des pensées tout à fait
graves, sous une forme aiguisée, mais sont par là
trop lointaines et trop fines pour l’œil du public
théâtral, partant sans effet.
Se mettre bien à portée de l’oreille. — Il ne
faut pas seulement savoir bien jouer, mais aussi
bien se mettre à portée de l’oreille. Le violon dans
lamaindu plus grand maître ne donne de soi qu’un
murmure, quand l’espace est trop grand ; on peut
alors confondre le maître avec le premier apprenti
venu.
L’incomplet considéré comme l’efficace. — De
même que des figures en relief agissent si fortement
sur l’imagination parce qu’elles sont pour ainsi
dire en train de sortir de la muraille et tout à coup,
retenues on ne sait par quoi, s’arrêtent : ainsi parfois
l’exposition incomplète, comme en relief, d’une
pensée, d’une philosophie tout entière, est plus
efficace que l’explication complète : on laisse plus
à faire au spectateur, il est excité à continuer ce
qui fait saillie devant ses yeux en lumière et ombre
si forte, à achever la pensée, et à triompher lui-même
de cet obstacle qui jusqu’alors s’opposait au
dégagement complet de l’idée.
Contre les originaux. — C’est quand l’Art se
revêt de l’étoffe la plus râpée qu’on le reconnaît le
mieux pour l’art.
Esprit collectif. — Un bon écrivain n’a pas
seulement son propre esprit, mais aussi l’esprit de
ses amis.
Deux sortes de méconnaissance. — Le malheur
des écrivains pénétrants et clairs est qu’on les prend
pour superficiels et que, par conséquent, on ne se
donne pour eux aucune peine : et la chance des
écrivains obscurs est que le lecteur s’exténue sur
eux et met à leur compte le plaisir que lui cause sa
diligence.
Rapports avec la science. — Tous ceux-là ne
portent pas de réel intérêt à une science, qui ne
commencent à s’échauffer pour elle que s’ils y ont
eux-mêmes fait des découvertes.
La clé. — La pensée isolée à laquelle un homme
de valeur, aux rires et railleries des gens sans valeur,
attache un grand prix, est pour lui une clé de trésors
cachés, pour ceux-là rien de plus qu’un morceau
de vieille ferraille.
Intraduisible. — Ce n’est ni le meilleur ni le
pire d’un livre qui est intraduisible.
Paradoxes de l’auteur. — Les soi-disant paradoxes
de l’auteur, dont un lecteur se choque, ne
sont souvent pas du tout dans le livre de l’auteur,
mais dans la tête du lecteur.
Esprit. — Les auteurs les plus spirituels produisent
un sourire à peine sensible.
L’antithèse. — L’antithèse est la porte étroite
par où l’erreur se glisse le plus volontiers jusqu’à
la vérité.
Les penseurs comme stylistes. — La plupart des
penseurs écrivent mal parce qu’ils ne nous communiquent
pas seulement leurs pensées, mais aussi le
penser de leurs pensées.
Idées dans la poésie. — Le poète mène triomphalement
ses idées dans le char du rythme : ordinairement
parce que celles-ci ne sont pas capables
d’aller à pied.
Péché contre l’esprit du lecteur. — Quand
l’auteur renie son talent, uniquement pour se mettre
au niveau du lecteur, il commet le seul péché
mortel que l’autre ne lui pardonnera jamais : à
supposer, bien entendu, qu’il s’en rende un peu
compte. On peut d’ailleurs dire à l’homme tout le
mal possible de lui ; mais par la manière dont on le
dit, il faut savoir relever sa vanité.
Limites de l’honnêteté. — Même à l’écrivain le
plus honnête il échappe un mot de trop, s’il veut
arrondir une période.
Le meilleur auteur. — Le meilleur auteur sera
celui qui a honte d’être un homme de lettres.
Loi draconienne contre les écrivains. — On
devrait considérer un écrivain comme un malfaiteur
qui ne mérite que dans les cas les plus rares son
acquittement ou sa grâce : ce serait un remède
contre l’envahissement des livres.
Les fous de la civilisation moderne. — Les
fous des cours du moyen âge correspondent à nos
feuilletonistes ; c’est la même espèce d’hommes, à
moitié raisonnables, facétieux, exagérés, sots, qui
ne sont là parfois que pour adoucir le pathétique
dè la situation par des saillies, par du bavardage,
et couvrir de leurs cris le glas trop lourd, trop
solennel des grands événements ; autrefois au service
des princes et des nobles, maintenant au service
des partis (de même que dans l’esprit de parti
et la passion de parti survit maintenant encore une
bonne part de la vieille obséquiosité dans les rapports
de peuple à princes). Mais toute la classe des littérateurs
modernes est fort voisine des feuilletonistes ;
ce sont les « fous de la civilisation moderne »,
qu’on juge avec plus d’indulgence, si on ne les
prend pas pour entièrement responsables. Considérer
l’état d’écrivain comme une profession devrait,
en bonne justice, passer pour un genre de démence.
Renouvelé des Grecs. — Ce qui gêne beaucoup
présentement la marche de la science est que tous
les mots, par une exagération de sentiment qui
dure depuis cent années, sont devenus bouffis et
ampoulés. Le degré supérieur de culture qui se
tient sous la domination (sinon même sous la
tyrannie) de la science a un besoin absolu de bien
dégriser le sentiment et de concentrer fortement
tous les mots ; en quoi les Grecs du temps de
Démosthène nous ont précédés. L’exagération distingue
tous les écrits modernes ; et même lorsqu’ils
sont écrits simplement, les mots y sont encore sentis
trop excentriquement. Sévère réflexion, concision,
sang-froid, simplicité, poussée même volontairement
jusqu’aux limites, bref quant-à-soi du
sentiment et laconisme, — voilà les seuls remèdes
possibles. — Au reste cette manière froide d’écrire
et de sentir est, à titre de contraste, très attrayante
aujourd’hui : et à vrai dire, il y a là un nouveau
danger. Car la froideur pénétrante est aussi bien
un moyen d’excitation qu’un haut degré de chaleur.
Bons conteurs mauvais explicateurs. — Chez
les bons conteurs, souvent une sûreté et une rigueur
psychologique admirable, tant qu’elle peut se montrer
dans l’action de leurs personnages, se trouve
en contraste vraiment risible avec le manque d’exercice
de leur réflexion psychologique : si bien que
leur culture paraît à un moment aussi éminemment
élevée qu’au moment qui suit elle paraît pitoyablement
basse. Il arrive même trop fréquemment
qu’ils expliquent à faux exprès leurs propres héros
et leurs actes, — il n’y a pas de doute, tant la chose
sonne l’invraisemblance. Peut-être le plus grand
pianiste n’a-t-il que peu réfléchi sur les conditions techniques et sur la vertu, les défauts, l’utilité et
l’éducabilité spéciales de chaque doigt (éthique
dactylique), et fait-il des fautes grossières lorsqu’il
parle de choses de ce genre.
Les livres de gens qui nous sont connus et leurs lecteurs.
— Nous lisons les écrits de gens qui nous
sont connus (amis et ennemis) d’une façon double,
attendu que notre connaissance est sans cesse à nos
côtés qui chuchote : « c’est de lui, c’est une notation
de son être intérieur, de ses aventures, de son
talent », et que d’autre part une autre espèce de
connaissance cherche en même temps à établir quel
est le profit de cet ouvrage en soi, quelle estime il
mérite en général, abstraction faite de son auteur,
quel enrichissement de la science il apporte avec
lui. Les deux manières de lire et d’apprécier se
détruisent, il s’entend de soi, réciproquement. De
même un entretien avec un ami ne donnera lieu à
de bons fruits de connaissance que si l’un et l’autre
finissent par ne penser plus qu’à la chose même
et oublient qu’ils sont des amis.
Sacrifice rythmique. — De bons écrivains
modifient le rythme de plus d’une période,
uniquement parce qu’ils ne reconnaissent pas aux lecteurs
ordinaires la capacité de saisir la mesure que suivait
la période dans sa première forme : c’est pourquoi
ils leur donnent une facilité, en accordant la
préférence à des rythmes plus connus. — Cet égard
à l’incapacité rythmique du lecteur actuel a déjà
arraché maint soupir, car beaucoup de choses lui
ont été déjà sacrifiées. — Est-ce qu’il n’en arrive
pas de même à de bons musiciens ?
L’incomplet comme attrait artistique. — L’incomplet
produit souvent plus d’effet que le complet,
notamment dans le panégyrique : pour son
but, on a besoin précisément d’une piquante lacune,
comme d’un élément irrationnel, qui fait miroiter
une mer devant l’imagination de l’auditeur
et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé,
par conséquent les bornes de l’objet qu’il s’agit de
louer. À citer les mérites connus d’un homme, si
on est complet et étendu, on fait toujours naître le
soupçon que ce soient làses seuls mérites. L’homme
qui loue complètement se met au-dessus de celui
qu’il loue, il semble le voir de haut. C’est pourquoi
le complet produit un effet d’affaiblissement.
Précaution en écrivant et en enseignant. —
Qui a une fois écrit et sent en lui la passion d’écrire
n’apprend presque de tout ce qu’il fait et vit
que ce qui est littérairement communicabale. Il ne
pense plus à lui, mais à l’écrivain et à son public :
il veut la compréhension, mais non pour son propre
usage. Celui qui enseigne est la plupart du temps
incapable de mener quelque tâche propre pour son
propre bien, il pense toujours au bien de ses élèves,
et toute connaissance ne lui donne de plaisir qu’autant
qu’il peut l’enseigner. Il finit par se considérer
comme un passage du savoir, et en somme
comme un moyen, au point qu’il a perdu le sérieux
en ce qui le concerne.
Les mauvais écrivains nécessaires. — Il faudra
toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils
répondent au goût des âges non développés, non
mûris ; ceux-ci ont leurs besoins aussi bien que les
plus mûrs. Si la vie humaine était plus longue, le
nombre des individus venus à maturité serait supérieur
ou du moins égal à celui des individus non
mûrs ; mais ainsi la très grande majorité meurt
trop jeune, c’est-à-dire qu’il y a toujours beaucoup
plus d’intelligences non développées ayant mauvais
goût. Celles-ci désirent en outre avec la grande
véhémence de la jeunesse la satisfaction de leur
besoin : et ainsi elles se procurent de force de
mauvais auteurs.
Trop près et trop loin. — Si le lecteur et l’auteur
ne se comprennent souvent pas, c’est que l’auteur
connaît trop bien son thème et le trouve presque
fastidieux, si bien qu’il se dispense des exemples,
qu’il connaît par centaines ; mais le lecteur est
étranger au sujet et le trouve facilement mal justifié,
si les exemples lui sont supprimés.
Une préparation à l’art disparue. — De tout
ce dont s’occupait le lycée, le plus important
était l’exercice de style latin : c’était bien là un
exercice d’art, au lieu que toutes les autres occupations
n’avaient pour but que de le savoir. Donner
la préférence à la composition allemande, c’est barbarie,
car nous n’avons pas de style allemand modèle,
approprié à l’éloquence publique ; mais si l’on
veut par la composition allemande favoriser l’exercice
de la pensée, il sera certainement mieux d’y
faire provisoirement complète abstraction du style,
partant de distinguer entre l’exercice de la pensée
et celui de l’expression. Ce dernier devrait s’appliquer
à des façons diverses de traiter une matière
donnée et non à l’invention indépendante d’une,
matière. La simple expression d’une matière donnée
était la tâche du discours latin, pour lequel les
vieux maîtres possédaient une finesse d’oreille depuis
longtemps perdue. Celui qui jadis apprenait à
bien écrire dans une langue moderne le devait à
cet exercice (aujourd’hui on doit, faute de mieux,
se mettre à l’école des vieux Français). Mais il y a
plus : il acquérait une conception de la grandeur
et de la difficulté de la forme, et d’avance était préparé
à l’art en général par la seule véritable voie,
par la pratique.
L’obscur et le trop clair l’un à côté de
l’autre. — Des écrivains qui ne savent en général
donner aucune clarté à leurs idées choisiront de
préférence dans le détail les désignations et les
superlatifs les plus forts, les plus exagérés ; de là
naît un effet de lumière pareil à un éclairage de
torches dans les sentiers embrouillés d’une forêt.
Peinture littéraire. — Un objet important
aura sa représentation la meilleure quand on
tirera comme un chimiste les couleurs du tableau
de l’objet lui-même et qu’alors on les emploiera
comme un artiste : en sorte que l’on fera naître le
dessin des limitations et des transitions des couleurs.
Ainsi le tableau acquerra quelque chose de
l’attrayant élément naturel qui donne à l’objet lui-même
sa signification.
Livres qui enseignent à danser. — Il y a des
écrivains qui, parce qu’ils représentent
l’impossible
comme possible et parlent de ce qui est moral et
génial comme si l’un et l’autre n’étaient qu’une
fantaisie, un caprice, provoquent un sentiment de
liberté joyeuse, comme si l’homme se posait sur
la pointe des pieds et, par une joie intérieure, était
absolument obligé de danser.
Idées qui ne sont pas venues à terme. — Tout
de même que non seulement l’âge viril, mais aussi
la jeunesse et l’enfance, ont un prix en soi et ne sont
pas du tout à apprécier seulement comme transitions
et passages ; de même aussi les pensées qui
ne sont pas venues à terme ont leur prix. Aussi ne
faut-il pas tourmenter un poète par un commentaire
subtil et se rire de l’incertitude de son horizon,
comme si la route qui mène à plus d’idées
était encore ouverte. On se tient au seuil : on
attend comme au déterrement d’un trésor : c’est
comme s’il devait se faire une heureuse trouvaille
de pensées profondes. Le poète prélève quelque
chose du plaisir du penseur à trouver une idée capitale
et nous en rend ainsi avides au point que
nous la pourchassons ; mais elle passe en voltigeant
au-dessus de notre tête en montrant les plus
belles ailes de papillon — et cependant elle nous
échappe.
Le livre devient presque un homme. — C’est pour
tout écrivain une surprise toujours neuve que son
livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre
lui-même d’une vie propre ; cela le fâche comme
si une partie d’un insecte se séparait et s’en allait
désormais suivre son propre chemin. Peut-être
l’oubliera-t-il presque entièrement, peut-être s’élèvera-t-il
au-dessus des conceptions qu’il y a déposées,
peut-être même ne l’entendra-t-il plus et
au-ra-t-il perdu cet essor dont il volait lorsqu’il concevait
ce livre : cependant le livre se cherche, des
lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur,
de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient
l’âme de principes et d’actions — bref : il vit
comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant
ce n’est pas un homme. — Le lot le plus heureux
est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut
dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et de
sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants,
éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que
lui-même n’est plus que la cendre grise, tandis que le
feu a été conservé et propagé partout. — Or si l’on
considère que toute action d’un homme, et non pas
seulement un livre, devient en quelque matière
l’occasiond’autresactions, de décisions, dépensées,
que tout ce qui se fait se noue indissolublement à
tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité
qui existe, celle du mouvement : ce qui a
été une fois mis en mouvement est dans la chaîne
totale de tout l’être, comme un insecte dans l’ambre,
enfermé et éternisé.
Joie dans la vieillesse. — Le penseur, et de
même l’artiste, qui a mis en sûreté le meilleur de
lui-même dans des œuvres, ressent une joie presque
maligne quand il voit comment son corps et son
esprit sont par le temps brisés et détruits lentement,
comme s’il voyait d’un coin un voleur travailler
son coffre-fort, sachant, lui, que le coffre
est vide et que tous ses trésors sont sauvés.
Fécondité tranquille. — Les aristocrates-nés
de l’esprit ne sont pas trop pressés ; leurs créations
paraissent et tombent de l’arbre par un tranquille
soir d’automne, sans qu’ils soient hâtivement
désirés, sollicités, pressés par la nouveauté, Le désir
incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie,
d’envie, d’ambition. Si l’on est quelque chose,
on n’a réellement besoin de faire rien — et pourtant
l’on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes
« productifs » une espèce encore supérieure.
Achille et Homère. — Il en va toujours comme
d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment,
l’autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne
la parole qu’à la passion et à l’expérience d’autrui ;
il est artiste pour savoir, du peu qu’il a ressenti,
tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont
pas le moins du monde les hommes de la grande
passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels,
avec le sentiment inconscient que l’on accordera
plus de créance à leur passion peinte, si leur propre
vie parle en faveur de leur expérience en la
matière. On n’a qu’à se laisser seulement aller, à
ne pas se maîtriser, à donner le champ libre à sa
colère, à son appétit : aussitôt tout le monde s’écrie :
qu’il est passionné ! Mais pour la passion qui
sévit profondément, qui dévore l’individu et souvent
le détruit, la chose a quelque importance :
celui qui la subit ne la décrit certes pas en drames,
mélodies ou romans. Les artistes sont fréquemment
des individus sans frein, dans la mesure justement
où ils ne sont pas artistes ; mais c’est autre chose.
Vieux doutes sur l’action de l’art. — Faudrait-il dire que réellement la pitié et la terreur soient,
comme le veut Aristote, purgées par la tragédie, si
bien que l’auditeur s’en retourne chez lui plus froid
et plus calme ? Faudrait-il dire que des histoires
de revenants rendent moins timoré et moins superstitieux ? Il est vrai pour certains faits physiques, par exemple pour la puissance amoureuse,
que la satisfaction d’un besoin crée une sédation et
un abaissement momentané de l’instinct. Mais la
terreur et la pitié ne sont pas en ce sens des besoins
d’organes déterminés, qui veulent être soulagés.
Et à la longue tout instinct même est fortifié par
l’exercice de sa satisfaction, malgré ces sédations périodiques. Il serait possible que la terreur et la pitié fussent dans chaque cas particulier adoucies et
allégées par la tragédie : néanmoins elles pourraient
en somme devenir généralement plus fortes par
l’influence tragique, et Platon aurait malgré tout
raison, quand il pense que, par la tragédie, on devient dans l’ensemble plus inquiet et plus impressionnable. Le poète tragique lui-même acquerrait
alors nécessairement une vue du monde sombre,
effrayante et une âme attendrie, excitable, avide de
larmes ; ainsi l’on devrait souscrire à l’opinion de
Platon, si les poètes tragiques et aussi les cités entières qui se plaisent surtout à eux descendent à un manque de mesure et de frein toujours plus grand.
— Mais quel droit notre temps a-t-il en général à
donner une réponse à la grande question de Platon
touchant l’influence morale de l’art ? Aurions-nous
même l’art, — où prenons-nous l’influence, une
influence quelconque de l’art ?
Plaisir pris à l’absurde. — Comment l’homme
peut-il prendre plaisir à l’absurde ? Aussi loin, en
vérité qu’il y a du rire dans le monde, c’est là le
cas ; l’on petit même dire que, presque partout où
il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l’absurde. Le
renversement de l’expérience en son contraire, de
ce qui a un but en ce qui n’en a point, du nécessaire
en capricieux, sans pourtant que ce fait cause
aucun dommage et soit jamais conçu que par
bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous
délivre momentanément de la contrainte de la nécessité,
de l’appropriation à des fins, et de l’expérience,
dans lesquelles nous voyons pour l’ordinaire
nos maîtres impitoyables ; nous jouons et nous
rions alors que l’attendu (qui d’ordinaire porte
ombrage et inquiétude) se réalise sans nuire. C’est
la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales.
Ennoblissement de la réalité. — Parce que les
hommes voyaient dans l’instinct aphrodisiaque une
divinité et le sentaient agir en eux avec une reconnaissance
portée à l’adoration, cette passion s’est
dans le cours du temps compliquée de séries de
conceptions plus élevées, et par là s’est en effet
beaucoup ennoblie. C’est ainsi que quelques peuples,
grâce à cet art d’idéalisation, ont fait de certaines
maladies de puissants auxiliaires de la civilisation :
par exemple les Grecs qui, dans les siècles
antérieurs, souffraient de grandes épidémies
nerveuses (sous forme d’épilepsie et de danse de
St-Guy) et en ont formé le type magnifique de la
Bacchante. — Les Grecs ne possédaient rien moins
qu’une santé équilibrée ; — leur secret était de
rendre même à la maladie, pourvu qu’elle eût de la
puissance, les honneurs d’une divinité.
Musique. — La musique n’est pas en soi et pour
soi tellement significative de notre être intime, si
profondément émouvante, qu’elle pût passer pour
le langage immédiat du sentiment ; mais son antique
union avec la poésie a mis tant de symbolisme
dans le mouvement rythmique, dans les forces et
les faiblesses du son, que nous avons maintenant
l’illusion qu’elle parle directement à l’être intime
et provienne de l’être intime. La musique dramatique
n’est possible que lorsque l’art des sons a
conquis un immense empire de moyens symboliques,
par la chanson, l’opéra et cent formes d’essais
de peinture par les sons. La « musique absolue »
est ou bien une forme en soi, au stade grossier de
la musique où le son mesuré et diversement accentué
cause du plaisir en général, ou bien le symbolisme
des formes parlant à l’entendement sans
l’aide de la poésie, après que dans une longue évolution
les deux arts ont été unis et qu’enfin la
forme musicale est entièrement chargée de fils
d’idées et de sentiments. Les hommes qui sont restés
en arrière dans l’évolution de la musique peuvent
sentir le même morceau d’une façon toute
formelle, là où les plus avancés entendent tout
symboliquement. En soi, aucune musique n’est
profonde ni significative, elle ne parle point de
« volonté », de « chose en soi » ; c’est là chose que
l’intellect ne pouvait s’imaginer qu’en un siècle qui
avait conquis pour le symbolisme musical tout le
domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même
qui a seulement introduit cette signification
dans les sons : de même qu’il a également mis
dans les rapports de lignes et de masse en architecture
une signification, qui de soi est tout à fait
étrangère aux lois mécaniques.
Geste et langage. — Plus ancienne que le
langage est l’imitation des gestes, qui se produit involontairement
et, maintenant encore, malgré une
restriction générale du langage des gestes et une
domination acquise des muscles, est si forte que
nous ne pouvons regarder un visage en mouvement
sans innervation de notre visage (on peut
observer que la feinte d’un bâillement provoque,
chez une personne qui la voit, un bâillement naturel).
Le geste imité ramenait celui qui l’imitait au
sentiment qu’il exprimait dans le visage ou le
corps de l’imité. C’est ainsi que l’on apprenait à
se comprendre : c’est ainsi encore que l’enfant
apprend à comprendre la mère. En général, des
sentiments douloureux peuvent bien s’exprimer
aussi par des gestes, qui causent de leur côté une
douleur (par exemple s’arracher les cheveux, se
frapper la poitrine, défigurer et contracter violemment
les muscles de la face). Inversement : des
gestes de plaisir étaient eux-mêmes plaisants et se
prêtaient par là facilement à la communication de
l’intelligence (le rire étant la manifestation du chatouillement,
qui est plaisant, servait à son tour à
l’expression d’autres sensations plaisantes). Dès
qu’on s’entendait par gestes, il pouvait naître à son
tour une symbolique des gestes : je veux dire qu’on
pouvait s’entendre sur un langage de sons, à la
condition qu’on produisît d’abord le son et le geste
(auquel il s’ajoutait comme symbole), plus tard seuement
le son. — Il semble alors qu’à une époque
ancienne il soit souvent arrivé la même chose qui
maintenant se produit à nos yeux et à nos oreilles
dans le développement de la musique, notamment
de la musique dramatique : tandis que d’abord la
musique, dépourvue de la danse et de la mimique
(langage des gestes) qui l’explique, est un vain
bruit, l’oreille, par une longue accoutumance à
cette association de musique et de mouvement, est
instruite à interpréter sur-le-champ les figures de
sons et arrive enfin à un degré de compréhension
rapide, où elle n’a plus du tout besoin du mouvement
visible et comprend sans lui le compositeur.
On parle alors de musique absolue, c’est-à-dire de
musique où tout est sur-le-champ compris symboliquement,
sans plus de secours auxiliaire.
L’immatérialité du grand art. — Nos oreilles,
grâce à l’exercice extraordinaire de l’entendement
par le développement artistique de la musique nouvelle,
se sont faites toujours, plus intellectuelles.
Ce qui fait que nous supportons des accents beaucoup
plus forts, beaucoup plus de « bruit », c’est
que nous sommes beaucoup mieux exercés à écouter
en lui la signification, que nos ancêtres. De
fait, tous nos sens, par cela même qu’ils demandent
d’abord la signification, par conséquent ce que
« cela veut dire » et non plus ce que « c’est », se
sont quelque peu émoussés : un tel émoussement
se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament
des sons ; car aujourd’hui les oreilles qui
font les distinctions un peu fines, par exemple entre
ut dièse et ré bémol, appartiennent aux exceptions.
À ce point de vue, notre oreille est devenue
plus grossière. Ensuite, le côté repoussant du
monde, originairement hostile aux sens, a été conquis
pour la musique ; son domaine de puissance,
notamment pour l’expression du sublime, du terrible,
du mystérieux, s’en est étonnamment élargi :
notre musique donne maintenant la parole à des
choses qui jadis n’avaient pas de langue. Pareillement
quelques peintres ont rendu l’œil plus intellectuel
et se sont avancés bien au delà de ce qu’on
nommait auparavant plaisir des couleurs et des
formes. Ici encore le côté du monde qui passait,
à l’origine, pour repoussant a été conquis par
l’intelligence artistique. — De tout cela, quelle est
la conséquence ? Plus l’œil et l’oreille deviennent
susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des
limites où ils deviennent immatériels : le plaisir est
mis dans le cerveau, les organes des sens mêmes
deviennent mous et faibles, le symbolique prend
de plus en plus la place du réel, — et ainsi nous
arrivons par cette voie à la barbarie aussi sûrement
que par toute autre. En attendant on peut dire encore :
le monde est plus laid qu’autrefois, mais il
signifie un monde plus beau qu’il n’était autrefois. Mais plus le parfum d’ambre de cette signification
se répand et se volatilise, plus rares deviennent
ceux qui la comprennent encore : et les autres en
restent enfin à la laideur et cherchent à en jouir
directement, en quoi nécessairement ils échoueront
toujours. Il y a ainsi en Allemagne un double courant
de développement musical : ici un groupe de
dix mille personnes aux prétentions toujours plus
hautes, plus délicates, et toujours écoutant de plus
en plus ce que « cela veut dire », et là l’immense
majorité, qui chaque année devient plus incapable
de comprendre l’élément significatif même sous la
forme de la laideur matérielle, et par cette raison
apprend à saisir dans la musique ce qui est en soi
laid et répugnant, c’est-à-dire bassement matériel,
avec de plus en plus déplaisir.
La Pierre est plus pierre que jadis. — Nous ne
comprenons plus en général l’architecture, au moins
pas, à beaucoup près, de la façon dont nous comprenons
la musique. Nous avons grandi hors de la
symbolique des lignes et des figures, comme nous
nous sommes désaccoutumés des effets sonores de
la rhétorique, et nous n’avons plus sucé dès le premier
moment de notre vie cette espèce de lait maternel
de l’éducation. Dans un édifice grec ou chrétien,
tout à l’origine signifiait quelque chose, et cela part
rapport à un ordre de choses supérieur : cette idée
d’une signification inépuisable restait autour de
l’édifice, pareille à un voile enchanté. La beauté
n’entrait qu’accessoirement dans le système, sans
intéresser essentiellement le sentiment foncier de
sublimité sinistre, de consécration par le voisinage
des dieux et la magie ; la beauté adoucissait extraordinairement
l’horreur — mais cette horreur était
partout la condition première. — Qu’est-ce pour
nous maintenant que la beauté d’un édifice ? La
même chose que le beau visage d’une femme sans
esprit : quelque chose comme un masque.
Origine religieuse de la musique moderne. —
La musique pleine d’âme prend naissance dans le
catholicisme régénéré après le concile de Trente,
par Palestrina qui servit de résonance à l’esprit
nouvellement éveillé, intime et profondément ému ;
plus tard, avec Bach, aussi dans le protestantisme,
dans la mesure où celui-ci avait été par les piétistes
rendu plus profond et délivré de son caractère
dogmatique originaire. La condition et la base
nécessaires à ces deux créations est la possession
d’une musique telle que l’âge de la Renaissance et
de la pré-Renaissance l’avaient en propre, à savoir :
cette étude savante de la musique, ce plaisir au
fond scientifique qu’on prenait aux œuvres d’art de l’harmonie et la conduite des voix. D’un autre côté,
l’opéra devait aussi avoir précédé ; l’opéra dans
lequel le profane faisait connaître sa protestation
contre une musique froide devenue trop savante,
et voulait redonner à Polyhymnie une âme. —
Sans cette tendance profondément religieuse, sans
l’expression sonore de l’âme intimement émue,
la musique serait restée savante ou d’opéra ; l’esprit
de contre-Réforme est l’esprit de la musique
moderne (car ce piétisme qui est dans la musique
de Bach est aussi une sorte de contre-Réforme).
Tant est profonde l’obligation que nous avons à la
vie religieuse. — La musique fut la contre-Renaissance
dans le domaine de l’art ; c’est d’elle que
ressortit la peinture postérieure des Carrache, d’elle
peut-être aussi le style baroque : plus en tout cas que
l’architecture de la Renaissance ou de l’antiquité.
Et maintenant encore on pourrait se demander : si
notre musique moderne pouvait mouvoir les pierres,
les assemblerait-elle en une architecture antique ?
J’en doute fort. Car ce qui règne dans la musique,
la passion, le plaisir en des dispositions élevées,
très exaltées, le vouloir-devenir-vivant à tout prix,
là succession rapide des sensations, le fort effet de
relief en lumière et ombre, la juxtaposition de
l’extase et du naïf, — tout cela a déjà une fois régné
dans les arts plastiques et créé de nouvelles lois
du style : — mais ce n’était ni dans l’antiquité ni
au temps de la Renaissance.
L’au-delà dans l’art. — Ce n’est pas sans un profond
chagrin qu’on s’avoue que les artistes de tous
les temps, dans leurs aspirations les plus hautes,
ont rapporté précisément ces représentations à une
explication céleste, que nous connaissons aujourd’hui
pour fausse : ils sont les glorificateurs des
erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité,
et ils n’auraient pu l’être sans la foi en leur vérité
absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue,
les couleurs de l’arc-en-ciel pâlissent autour des
fins extrêmes de la connaissance et de l’illusion
humaine : ainsi cette espèce d’art ne peut plus
refleurir, qui, comme la Divine Comédie, les
tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange,
les cathédrales gothiques, suppose non seulement
une signification cosmique, mais encore une signification
métaphysique des objets de l’art. Il se fera
une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister
un tel art, une telle foi d’artistes.
La Révolution dans la poésie. — La sévère contrainte
que les auteurs dramatiques français s’imposaient
par rapport à l’unité d’action, de lieu
et de temps, à la structure du style, du vers et de
la phrase, au choix des mots et des pensées, fut
une école aussi importante que celle du contrepoint
et de la fugue dans le développement de la musique
moderne ou que les figures à la Gorgias dans
l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut
paraître absurde ; néanmoins il n’y a pas d’autre
moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer
par se limiter de la façon la plus forte
(peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu
à peu à marcher avec grâce même dans les sentiers
étroits qui passent comme des ponts au-dessus
d’effrayants précipices, et l’on remporte comme
butin la plus extrême souplesse de mouvement :
c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux
yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là
que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent
plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent
paraître être rejetés tout à fait : cette apparence
est le résultat suprême d’une évolution nécessaire
dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas
un si heureux affranchissement graduel des liens
imposés par soi-même. Lessing tourna la forme
française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne,
en dérision dans l’Allemagne et renvoya à
Shakespeare ; et ainsi l’on perdit la continuité de
cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière
dans le naturalisme — autrement dit dans les commencements
de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper
en s’ingéniant sans cesse à se redonner des
liens de diverses sortes ; mais même le mieux doué
ne réussit qu’à une continuelle expérimentation,
lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller
doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple,
involontairement respecté, encore que nié, de la
tragédie française et se maintint assez indépendant
de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives
dramatiques). Aux Français même, après
Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands
talents qui auraient continué cette évolution de la
tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté ;
ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne,
un saut dans une sorte d’état de nature à
la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on
lise seulement de temps en temps le Mahomet de
Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit
ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une
fois pour toutes perdu pour la culture européenne.
Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques
qui entrava par la mesure grecque son âme
aux mille formes, née même pour les plus grands
orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand
ne pouvait encore, parce que la nature du
Français est beaucoup plus parente de la grecque
que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut
aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement
de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec,
la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et
l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des
derniers hommes qui savent réunir en eux la plus
haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument
non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit
moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la
mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans
tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre
de la Révolution et se remettant ensuite le frein,
lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de
lui-même, — mais ce fut le frein de la froide
logique, non plus celui de la mesure artistique.
À la vérité, nous jouissons pour un temps, par
cette délivrance, de la poésie de tous les peuples,
de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse
naturelle, de végétation primitive, de floraison
sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité
gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au
« grand barbare » Shakespeare ; nous goûtons les
joies de la couleur locale et du costume de l’époque,
qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les
peuples artistes ; nous usons largement des « avantages
de la barbarie » de notre temps, que Gœthe
fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour
le plus favorable le défaut de forme de son Faust,
Mais pour combien de temps encore ? Le flot
envahissant de poésie de tous les styles de tous
les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans
son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible
floraison cachée aurait encore été possible ;
tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs
expérimentateurs, des copistes casse-cou,
quelque grande que soit leur puissance au commencement.
Le public enfin, qui a désappris à voir
dans l’entravement de la force d’expression, dans
la domination organisatrice de tous les moyens de
l’art, l’acte proprement artistique, doit priser de
plus en plus la force pour l’amour de la force, la
couleur pour l’amour de la couleur, la pensée
pour l’amour de la pensée, l’inspiration pour l’amour
de l’inspiration ; il ne jouira donc plus des
éléments et des conditions de l’art, sinon isolément,
et pour comble de biens émettra l’exigence
naturelle, que l’artiste doit se montrer à lui isolément
aussi. Oui, l’on a rejeté les liens « déraisonnables »
de l’art gréco-français, mais insensiblement
l’on s’est accoutumé à trouver déraisonnables
tous les liens, toutes les limitations ; et ainsi l’art
marche à l’encontre de sa délivrance et touche en
même temps — chose, il est vrai, éminemment
instructive — toutes les phases de ses débuts, de
son enfance, de son imperfection, de ses tentatives
et de ses débordements de jadis : il répète, en
allant à sa perte, sa naissance, son progrès. Un des
plus grands, à l’instinct de qui l’on peut sans doute
se fier et à la théorie duquel il n’a rien manqué
qu’un supplément d’une trentaine d’années de pratique,
— Lord Byron a dit une fois : « En ce qui
concerne la poésie en général, je suis, plus j’y réfléchis,
toujours plus fermement convaincu que
tous tant que nous sommes nous faisons fausse
route, l’un aussi bien que l’autre. Nous suivons
tous un système révolutionnaire radicalement faux,
— notre génération ou la prochaine arrivera encore
à la même conviction. » C’est le même Byron qui
dit : « Je regarde Shakespeare comme le pire des
modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes. »
Et au fond, l’intuition artistique mûrie de
Gœthe, dans la seconde partie de sa vie, ne dit-elle
pas exactement la même chose ? cette intuition par
laquelle il gagna une telle avance sur une série de
générations, qu’on peut prétendre en gros que
Gœthe n’a point encore exercé son action et que
son temps est encore à venir ? C’est précisément
parce que sa nature le maintint longtemps dans
l’ornière de la révolution poétique, précisément
parce qu’il exploita à fond tout ce qui indirectement,
par cette rupture de la tradition, avait été
découvert de mines, de vues, de moyens nouveaux,
et ce qui avait été en même temps exhumé
sous les ruines de l’art, que sa métamorphose et
sa marche postérieure a tant de poids : elle
signifie qu’il sentait le besoin profond de reprendre
la tradition de l’art, et de prêter aux décombres
et aux fûts de colonnes restés debout du
temple, au moins par l’imagination de l’œil, la
perfection et l’intégrité antiques, si la force du
bras devait se montrer trop faible pour construire,
là où des forces monstrueuses furent déjà nécessaires
pour détruire. Il vivait ainsi dans l’art comme
dans la réminiscence de l’art vrai : sa poésie était
devenue un auxiliaire de la réminiscence, de l’intelligence
des époques d’art antique, au loin reculées.
Ses demandes étaient, à la vérité, irréalisables
par rapport à la puissance de l’âge moderne, mais
le chagrin qu’il en ressentait fut largement surpassé
par la joie qu’un jour elles seraient réalisées et
que nous aussi nous pourrons encore participer à
cette réalisation. Pas d’individus, mais des masques
plus ou moins idéaux ; pas de réalité, mais une
généralité allégorique ; les caractères d’époque, les
couleurs locales, volatilisés presque jusqu’à l’invisible
et rendus mythiques ; la sensation actuelle et
les problèmes de la société actuelle resserrés en les
formes les plus simples, dépouillés de leurs qualités
attractives, surexcitantes, pathologiques, rendues
sans effet dans tout autre sens que le sens
artistique ; pas de matières et de caractères neufs,
mais les anciens, dès longtemps accoutumés, dans
une série toujours continuée de revivification et
de reformation : voilà l’art tel que Gœthe le comprenait
tardivement, tel que les Grecs et aussi les
Français le pratiquaient.
Ce qui reste de l’art. — Il est vrai, l’art a une
valeur bien plus grande dans certaines hypothèses
métaphysiques, par exemple si la croyance est
admise que le caractère est immuable et que l’être
du monde se répète perpétuellement dans tous les
caractères et les actions : dans ce cas, l’œuvre de
l’artiste devient l’image de l’éternellement arrêté,
tandis que pour notre conception l’artiste ne peut
jamais donner à son image de valeur que pour un
temps, parce que l’homme en général est le produit
d’une évolution et sujet à changement, que
l’individu n’est rien de fixe et d’arrêté. Il en est de
même dans une autre hypothèse métaphysique :
supposé que notre monde visible ne fût qu’une
apparence, comme les métaphysiciens l’admettent,
l’art alors viendrait se placer assez près du monde
réel : car entre le monde de l’apparence et le monde
de rêve de l’artiste, il n’y aurait en ce cas que trop
de ressemblance ; et les différences qui resteraient
mettraient même l’importance de l’art plus haut que
l’importance de la nature, parce que l’art exprimerait
les formes identiques, les types et les modèles
de la nature. — Mais ces hypothèses sont fausses :
quelle place, après cette constatation, reste encore
à l’art ? Avant tout, il a, durant des milliers d’années,
enseigné à considérer avec intérêt et plaisir la
vie sous toutes ses formes et à pousser si avant nos
sensations que nous finissons par nous écrier :
« Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne. » Cette
théorie de l’art, de prendre plaisir à l’existence et
de regarder la vie humaine comme un morceau de
la nature, sans se laisser trop violemment aller à
son mouvement, comme objet d’évolution régulière,
— cette théorie a pris racine en nous, elle
vient maintenant au jour comme un besoin tout
puissant de connaissance. On pourrait abandonner
l’art, qu’on ne perdrait pas pour cela la faculté
apprise de lui : de même qu’on a abandonné la
religion, mais non les élévations et les transports
de l’âme conquis grâce à elle. Comme l’art plastique
et la musique mesurent la richesse de sentiments
réellement conquise et gagnée par la religion, de
même, après une disparition de l’art, l’intensité et
la multiplicité des joies de la vie qu’il a implantées
demanderaient encore satisfaction. L’homme de
science est le développement ultérieur de l’artiste
Crépuscule de l’art. — De même que dans la vieillesse on se souvient du jeune âge et qu’on célèbre des fêtes du souvenir, de même l’humanité se laisse aller à considérer l’art comme un souvenir ému des joies de la jeunesse. Peut-être que jamais auparavant l’art n’a été compris avec tant de profondeur et d’âme qu’au temps actuel, où la magie de la mort semble jouer autour de lui. Qu’on pense à cette ville grecque de l’Italie méridionale, qui, un seul jour de l’année, célébrait encore ses fêtes grecques, en se lamentant et pleurant de voir la barbarie étrangère triompher chaque jour davantage de ses mœurs originelles ; jamais sans doute on n’a joui de ce qui est grec, nulle part on n’a savouré ce nectar doré avec une telle volupté, que parmi ces Hellènes périssants. L’artiste passera bientôt pour un magnifique legs du passé, et, comme à un merveilleux étranger dont la force et la beauté faisaient le bonheur des temps anciens, des honneurs lui seront rendus, tels que nous ne les accordons pas aisément à nos semblables. Ce qu’il y a de meilleur en nous vient peut-être de ce sentiment d’époques antérieures, que nous pouvons maintenant à peine atteindre directement ; le soleil s’est déjà couché, mais il éclaire et enflamme encore le ciel de notre vie, quoique déjà nous ne le voyions plus.
- ↑ Allusion aux vers de Gœthe :
- Die Sterne, die begehrt man nicht,
- Man freut sich ihrer Pracht.