Humour et humoristes/Grosclaude
ÉTIENNE GROSCLAUDE
… Bien des chroniqueurs se sont demandé jadis, en apprenant mon brusque départ pour Madagascar, à quels mobiles j’avais pu obéir, et pourquoi je quittais pour une terre encore sauvage une ville où j’avais acquis quelque renommée. Il faut bien, puisque j’entreprends aujourd’hui d’écrire mes mémoires, que je contente enfin leur curiosité, encore que depuis longtemps, et de guerre lasse, ils aient cessé leurs faciles railleries à mon égard.
Félix Faure occupait alors la présidence de la République. Il jouissait d’une grande réputation d’honnêteté et n’avait en vue dans toutes ses actions que l’intérêt de l’État. La France cependant souffrait. Les politiciens, acharnés à la conquête des places et à la corruption des électeurs, se souciaient peu du pays. L’industrie et le commerce languissaient ; le socialisme menaçait la base même de la société, et, loin de trouver un stimulant dans la fébrile activité des Anglais, des Allemands et des Russes, nous nous laissions aller à un débilitant scepticisme. Toute énergie, toute initiative semblait morte dans notre belle patrie. Les temps que prédit Isaïe étaient venus, les temps où les mains des hommes devaient se souiller de sang et leurs doigts d’iniquités ; où leurs lèvres devaient proférer le mensonge et leur langue des paroles perverses.
Des scrupules naquirent en mon esprit, et des inquiétudes et des craintes. Je fis un retour sur moi-même et je m’attristai.
Je compris qu’il fallait cesser mes ironies ; car, si agréable qu’il soit de railler son pays et ses concitoyens, il est préférable encore de les plaindre et de travailler à les rendre meilleurs, et je sentis que la France me réclamait. Cependant je ne savais comment me rendre utile.
Or, un soir, comme je songeais, je regardai machinalement le petit éléphant de porcelaine rouge qui dormait sur ma table, et voilà que le petit éléphant me regarda aussi, gentiment, avec de bons yeux tout ronds, en agitant sa trompe. Tout de même, j’eus quelque étonnement ; je crus rêver et cherchai un binocle. Le petit éléphant sourit ; il éleva encore sa trompe, puis la baissa, et, comme s’il n’avait jamais fait autre chose, il parla. C’était un petit éléphant bien dressé.
« Pourquoi cet œil effaré, ô mon maître, et pourquoi me contempler avec tant de surprise obstinée ? Ne sais-tu pas que nous aussi nous parlons ? Tu me peines. Depuis des années tu t’assieds à cette table, chaque jour, et chaque jour tu alignes des jambages noirs sur du papier blanc, et tu as, paraît-il, beaucoup d’esprit. Cependant ton métier t’ennuie et tu t’ennuies d’avoir tant d’esprit. Que de gestes découragés tu as ébauchés ici, en commençant ta besogne coutumière, et que de bâillements même pas étouffés ! Tu te croyais seul et tu permettais à ton âme des épanchements en termes familiers, mais j’étais là. Je te connais, je te connais tout entier, et tu rêves une vie différente, une vie plus utile, plus noble, et tu te désespères de ne pas la trouver.
« Et le remords des bouffonneries passées déchire ton âme.
« Ah ! tu peux rougir, et pâlir, et te frapper la poitrine, humblement et fortement. Qu’as-tu fait jusqu’ici ? Depuis des années, tu publies dans les gazettes des proses de pince-sans-rire, sur les quotidiens événements, et nul ne manie la blague avec un art plus perfide et savant. Ta philosophique irrévérence, fille d’un nihilisme absolu, ne respecte rien. Assassinats, pestes, inondations, banqueroutes, elle joue avec les plus épouvantables scandales et badine avec les plus douloureuses misères, comme si toute chose n’avait de prix que pour le rire qu’elle éveille, et les calembours qu’elle suggère.
« Réfléchis donc et souviens-toi et repens-toi. La catastrophe de l’Opéra-Comique, au lieu de pleurs et de conseils, ne t’a fourni qu’un baroque article pour annoncer la fermeture des bains Deligny. Tu prétendais que leur entière construction en bois les exposait particulièrement aux dangers du feu. La déplorable affaire des croix d’honneur (Limousin et Caffarel) t’a servi de prétexte à d’équivoques racontars sur le Panthéon dont on entreprenait la décoration. La prodigieuse découverte de microbes et sérums divers n’a été qu’une occasion pour toi de discourir sur l’existence du Bacillus Scenafairius (Bacille de la scène à faire) et du virus sarceyen ou antisarcine. C’est là tout ce que ton intelligence, en des circonstances inquiétantes, a su et pu produire. Ah ! pauvre ! pauvre ! »
Je rougis, je l’avoue. Le petit éléphant voyait clair dans mon cœur, et chacune de ses paroles accroissait mon chagrin. J’eus honte de moi. Ainsi cette barbe épaisse et soyeuse qui ornait mon menton, ce front haut, large, sérieux, ces épaules carrées, ce buste droit et solide, tout cet extérieur d’homme fort et grave, quelle duperie, quel trompe-l’œil ! Je n’étais bon qu’à gribouiller sur du papier de petites chroniques, des chroniquettes blagueuses et ironiques. J’appartenais à ce genre d’êtres et de choses qu’on étiquette « bien parisien », ei ma gloire ne dépassait pas les boulevards. Ah ! pourquoi posséder une si enviable anatomie, puisqu’elle mentait si férocement !
Je n’eus pas le loisir de me blâmer davantage.
Le petit éléphant me fixait, et ce regard m’ennuyait, me gênait, m’irritait. Je voulus m’en aller. Il agita sa trompe, souffla et poursuivit :
« Tes œuvres te dégoûtent, je le vois bien. Tous ces clichés, tous ces poncifs, que tu empruntes à la politique, au journalisme, à la science, à l’administration, et dont tu te composes sans défaillance une langue ineffable de tenue et d’impersonnalité, tous ces poncifs, tous ces clichés, te remontent aujourd’hui dans un exécrable haut-le-cœur. Quelle drôle d’existence que la tienne, et combien vide et vaine ! Avoir seulement rêvé, durant les jeunes années d’ambition, d’écrire comme un maire de village ou un capitaine de pompiers, et y avoir réussi avec un incomparable succès ! Quelle ironie pour un ironiste ! La littérature — ta littérature — te transforme en épicier. »
Alors il me sembla qu’un dieu inconnu et bienveillant prenait cette forme pour me parler et me sauver. Je me mis à trembler. Un long frisson me secoua tout entier. Je joignis les mains, et, comme au temps lointain où, tout petit garçon, je m’agenouillais le soir au pied de mon lit, une prière monta à mes lèvres :
« Ô créature étrange, qui que tu sois, dieu, animal ou fantôme, je te supplie de me conduire vers le but mystérieux que je rêve vainement. Tu as deviné la plaie secrète de mon âme, ne peux-tu pas aussi la guérir ? Oui, je veux agir, je veux vivre. Mais que faire pour agir, pour vivre ? je ne sais. Oh ! toi dont la parole est toute vérité, je remets mon sort entre tes défenses, et je m’incline devant ton arrêt. »
Le petit éléphant ne montra pas trop de surprise ; il remua ses longues oreilles et fixa sur moi des yeux pleins d’une tendre pitié.
« Je ne suis, dit-il, ni dieu ni fantôme. Je suis un petit éléphant, un tout petit éléphant, comme on en voit encore quelques-uns sur la terre africaine. Pourquoi ne m’as-tu pas regardé plus tôt ? Avec un peu de complaisance, j’aurais évoqué en ton esprit toute l’immensité des autres continents. Regarde-moi encore. Ne vois-tu pas les paysages brûlants du pays noir ? le désert de sable, et les lacs fangeux, et les forêts vierges, et les torrents encombrés de rochers ? Ne vois-tu pas les lions rugissant à la tombée du soir, les caïmans qui sommeillent la gueule ouverte, au bord des fleuves, les chacals qui hurlent dans la nuit, les nègres dévorant autour d’un feu les cadavres maigres d’Européens, ou s’enfuyant tout nus à travers les bois en agitant leurs zagaies ? Regarde, regarde… Ne vois-tu pas là-bas, là-bas, toute une caravane engagée dans la brousse, des porteurs noirs, des mulets ? Elle se déchire aux épines, elle enfonce dans les marais ; soudain des coups de feu dégringolent des branches, des cris sauvages retentissent, et elle disparaît dans le bruit et la fumée… Ce sont des explorateurs qui meurent pour leur patrie et pour l’humanité ! »
Je me levai brusquement. Des explorateurs ! Une lumière soudaine m’éblouissait. Oui, loin, loin, sous un soleil étouffant, parmi des arbres gigantesques et près des rivières couvertes d’herbes géantes, j’apercevais des bêtes fauves et des sauvages ; j’entendais des cris, des hurlements, des coups de feu. Des gouttes de sueur perlèrent à mon front. Mon cœur battit plus fort… Il me sembla que ma chambre était trop petite, trop étroite, et que j’allais étouffer. J’avais besoin d’air et d’espace… Explorateur ! explorateur !
Le petit éléphant, d’une voix moqueuse, réprima cet emballement.
« Écoute, dit-il. On se fichera de toi ; certains même attribueront à ta courageuse, mais imprévue décision, des mobiles peu estimables. « Explorateur, ricaneront-ils, un casque en liège, un complet de flanelle blanche, un rifle, un palanquin, un canot démontable, c’est le bric-à-brac de l’emploi qui l’a séduit, et aussi les faciles triomphes du retour, conférences à la Société de géographie, à l’Hôtel des Sociétés savantes, à l’Association philotechnique, rapports, discours, médailles commémoratives, titres, décorations. « As-tu vraiment la foi, et oseras-tu braver les quolibets et les lazzis ? »
Je ne répondis rien, et le petit éléphant se tut. Le soir tombait ; un bruit sourd arrivait de la rue jusqu’à moi. Étonné, hébété, je risquai un coup d’œil vers la bête qui venait de me parler. Elle demeurait muette et immobile, et rien ne pouvait laisser supposer qu’elle m’eût tout à l’heure tenu de si sages discours. Je pensai avoir été le jouet de quelque hallucination, et, m’enfonçant dans mon fauteuil, je rêvai et songeai.
Et des jours se passèrent qui firent des semaines et des mois, et j’hésitais à partir. L’été rayonnait, et jamais les femmes ne m’étaient apparues plus belles et plus désirables. Des pleurs gonflaient mes yeux à l’idée de fuir en des régions inconnues, loin des Italiens, de l’Opéra, et des salles de rédaction… Et pourtant, frêle et basse, la voix de ma conscience me gourmandait sans cesse… Quand je m’asseyais à ma table de travail, je sentais peser sur moi l’ironique regard du petit éléphant en porcelaine rouge, et je devinais son sourire d’humiliant dédain. Toutes les petites traditions tyranniques du boulevard me retenaient encore.
Enfin, cette lutte prit fin. Le général Gallieni devait se rendre à Madagascar pour pacifier et organiser notre nouvelle colonie : je vis là une occasion imprévue et unique. Quelques démarches m’accordèrent une mission dans la grande île africaine, et le 10 août 1896, à quatre heures et demie, je montai à bord du Yang-Tsé.
C’est ici que commence le récit de ma première exploration…