Humour et humoristes/L’enterrement de M. Armand Silvestre

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H. Simonis Empis (p. 206-214).

L’ENTERREMENT DE M. ARMAND SILVESTRE


La gaieté de nos pères et d’Armand Silvestre est parmi les choses les plus fétides qui soient.
(Pierre Veber, Vie de Bill Sharp, page 31.)
On l’a porté en terre
Miron ton ton ton, mirontaine.
(Chanson de Marlborough.)


Pour Th. Acker.

Ce fut un bel enterrement. M. Hepp, le matin même, avait tressé, dans sa Quotidienne, une tendre guirlande funéraire en l’honneur du mort, et M. Henry Fouquier avait sorti de sa mémoire quelques souvenirs du jeune âge.

À travers les rues ensoleillées, le char s’en allait, suivi de commis-voyageurs ventrus, d’égoutiers peu lavés, de trottins anémiés, de collégiens aux yeux battus, et tous les pétomanes de France jouaient une marche sentimentale. Une voiture de la compagnie Richer pliait sous le poids des couronnes.

C’était aussi la vieille gaieté gauloise que l’on menait au champ du repos.

Et quand le cortège atteignit le Père-Lachaise, les mouchoirs s’imbibèrent de pleurs, des soupirs se mêlèrent à des sanglots, et M. Crozier, s’avançant vers la tombe, prononça au nom du gouvernement ces quelques mots :


« Maître,

« La mort, messieurs, ne cesse de frapper les chefs les plus fameux des lettres françaises : hier nous perdions M. Simon Boubée, avant-hier M. Xanrof, il y a trois jours M. Rameau ; c’est ajourd’hui M. Armand Silvestre qui disparaît.

« Il est mort par une journée de printemps semblable à celles qu’il aimait décrire. Rien n’y manquait. Les hirondelles sillonnaient le ciel bleu et pâle de leurs vols rapides et droits, et des rayons de soleil divinement timides encore glissaient sur les chaussées et les maisons. Des femmes passaient en robes claires avec des caresses dans les yeux ; les faces larges des cochers rougeoyaient et leurs injures montaient dans l’air, en même temps que des bruits de baisers. L’odeur des lilas à peine éclos parfumait les rues. Et je trouve cruellement ironique que, chantre éperdu des premières feuilles et des premières fleurs, il ait choisi pour s’enfuir un matin d’avril. J’eus voulu qu’il nous quittât un soir d’hiver. Sa mort eût gagné en tristesse. Nous aurions pu croire qu’il succombait à un languissant regret de l’été défunt.

« Hélas ! qui le remplacera ? M. Silvestre appartenait à cette forte race d’hommes qui, après dîner, entre la fine Champagne et le cigare, déboutonnent leurs gilets pour rire avec plus d’éclat au récit de farces odorantes. Il était le dernier de ces auteurs joyeux dont les œuvres s’intitulent Contes grassouillets, Contes irrévérencieux, Contes inconvenants, Desserts gaulois. Il représentait enfin cette vieille gaieté française dont l’inépuisable verve s’exerce sur les effluves printanières, les derrières charnus, les pétarades et les parfums des gaz humains. C’était là son bien, son champ de labour, et il le tournait, le retournait avec une infatigable ardeur et une prodigieuse fécondité. Auteur concis, il pouvait décrire en quarante lignes les jambes d’une plantureuse hôtelière, peindre en dix pages le soleil ou la nuit, analyser avec quelques centaines de mots les incongruités les plus diverses. Véritable poète lyrique, il passait sa vie à mettre bas ses chausses, à les enlever aux autres, et à contempler avec des emportements attendris certaines lunes rondes et fleuries.

« Souvenirs, souvenirs, envolez-vous, envolez-vous. Vers quinze ans, à l’âge des émois nouveaux, j’ai beaucoup pratiqué M. Silvestre. Les Joyeusetés de la Semaine m’aidèrent à supporter la dureté des bancs où je continuais à user mes culottes, et m’offrirent quelques secrètes dans le calme lycée de province où mes jours paresseux s’écoulaient. Je ne me rappelle pas sans émotion les heures exquises où, tantôt caché derrière mes livres, tantôt accroupi en des lieux retirés pour des besoins intimes, je savourais les hebdomadaires fantaisies du grand écrivain. Jusqu’entre les lignes de mes grammaires surgissaient, — ah ! combien troublantes — des femmes aux seins opulents, aux fesses immenses, et si grasses, si grasses… Encore éveillé dans mon petit lit, j’entendais parler ses héros, le commandant Laripète, l’amiral Lequelpudubec ; le prestigieux Cadet-Bitard, surtout, ce vigoureux retrousseur de robes, agitait mes sommeils : j’enviais sa robustesse et ses innombrables bonnes fortunes, et je rêvais de l’égaler. Je dois à M. Silvestre les premières scories de mon âme et mes premiers boutons. Bientôt, au cours de mes vénales aventures d’amour, je connus que les couturières, comme les professionnelles prêtresses de Vénus, ressentaient pour lui une vive admiration. Il n’est pas une chambre d’hôtel garni où mon regard ne soit tombé sur les numéros de la Gaudriole qui reproduisaient quelqu’une de ses nouvelles. Plus tard, les voyages m’apprirent que les commis-voyageurs en faisaient leurs délices, le soir à table d’hôte, au moment du café. Des amis, enfin, qui durent, une année entière, solder une vieille dette à la patrie, m’écrivirent qu’il jouissait auprès des sous-officiers d’une particulière notoriété. Les adjudants même, si défiants à l’ordinaire de tout caractère imprimé, achetaient le supplément du Gil Blas quand il portait en manchette le titre de l’un de ses contes.

« Des esprits chagrins, il est vrai, les humoristes, des littérateurs qui se contentent d’observer la réalité et d’en dégager le comique, n’aimaient point M. Silvestre. Les mots roturiers pourtant ne les épouvantent point, et ils sourient aux gaillardises quand elles s’enveloppent de grâce discrète. Mais ils disaient qu’il est certaines choses qu’il faut à peine toucher, pour qu’elles gardent tout leur charme, que les secrets des alcôves par exemple veulent autour d’eux une ombre ténue, et l’exercice de nos fonctions naturelles un mystère rarement pénétré. Ils disaient encore que l’âme de M. Silvestre ressemblait à celle de ces gros moines paillards qui, jadis, dans les cabarets du pays latin, tripotaient les Margots, et que ses doigts lourds et boudinés pétrissaient avec trop d’obstination toutes les fanges. Ils ajoutaient que, loin de les faire rire, il les agaçait ou les ennuyait, car ils connaissaient tous ses procédés. Ils savaient que dans toute nouvelle il y aurait : 1o  un coucher ou un lever de soleil ; 2o  Une invocation à la nature, mère de l’amour ; 3o  une jeune femme très râblée et très roublarde ; 4o  un vieux monsieur, son mari, commerçant ou fonctionnaire, très faible ; 5o  un jeune homme, son amant, hardi, ferme, et d’un esprit fertile en ruses érotiques. Ils présumaient aussi que les pages seraient mal odorantes. D’aucuns même, pour avoir lu beaucoup en Sorbonne les conteurs du moyen âge, insinuaient que M. Silvestre les avait lus aussi, avec trop de soin. »

M. Crozier ici se recula un peu. Les têtes se penchaient, affligées ; les larmes augmentaient, les sanglots secouaient les poitrines, et comme le soleil devenait plus chaud, les bottes des égoutiers se permettaient quelques familiarités. M. Crozier tendit le bras droit avec douleur ; il entamait sa péroraison :

« Et maintenant, vous n’êtes plus, ô maître. Déjà nous avions pleuré la mort de Tortoni, du Café Riche et de la Librairie nouvelle ; déjà nous avions chanté, selon les rites, le trépas du boulevard. Voici qu’à son tour la vieille gaieté française exhale son dernier soupir… Ah ! si vous pouviez, du haut des cieux, voir la tristesse de tous ces braves gens qui vous ont accompagné ici… Leur douleur me navre. Ils sentent bien que la perte qu’ils font ne peut se réparer : Adieu pornologie, scatologie, gynécologie… ils restent désormais sans littérature, car ça n’est pas M. Bourget, M. Loti ou M. Theuriet qui vous remplaceront auprès d’eux, et ça n’est pas moi non plus, ni le poète des hortensias bleus… Ah ! »

M. Crozier ne continua pas : brusquement la foule des auditeurs fut bousculée ; des coups de poing meurtrirent les dos et les poitrines ; des jurons retentirent. Un vide enfin se fit… menaçants des hommes s’avancèrent… Et c’étaient l’amiral Lequelpudubec, le commandant Laripète et M. Cadet-Bitard, tout de noir vêtus et larmoyants, qui venaient sur la première pelletée de terre jeter et éparpiller la fleur odorante de la reconnaissance. Les astres, dans la nue impassible et béante, « versaient leur rayon d’or pareil à des regards ».