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Identification anthropométrique, instructions signalétiques/4

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III

CONSIDÉRATIONS FINALES ET CONCLUSIONS

1.

DU RÔLE COMPARÉ DES TROIS SORTES DE SIGNALEMENT

Le collationnement des marques particulières, quand le relevé primitif en a été fait conformément aux principes de description et de localisation rigoureuses que nous venons d’indiquer dans le chapitre précédent, entraîne avec lui une certitude d’identité bien supérieure à celle qui résulterait de la seule concordance des observations anthropométriques.

La notation des signes individuels serait même appelée à remplacer complètement la mensuration, n’étaient les difficultés inextricables que présenterait une classification basée sur les particularités. Quel ordre, quelle hiérarchie, accorder à chacune d’entre elles, étant donné que leur nombre va toujours en augmentant de la naissance à la mort, que certains sujets en sont presque complètement dépourvus, tandis que d’autres en offrent une telle multitude qu’il est presque impossible de les relever toutes ?

Ainsi un signalement par le moyen des marques particulières viendra très utilement en aide à un signalement par longueurs osseuses, mais sans jamais pouvoir le remplacer. L’anthropométrie, qui est un mécanisme d’élimination, démontre avant tout la non-identité, tandis que l’identité directe est affirmée par les marques particulières qui, seules, peuvent donner la certitude judiciaire.

Nous sommes maintenant à même de jeter un coup d’œil d’ensemble sur le rôle qui incombe dans l’organisme de répression sociale au trois sortes de signalement.

Un malfaiteur en état de liberté, se rend coupable d’un crime. C’est à la police à reconstituer son signalement descriptif au moyen de toutes les observations qu’elle pourra se procurer, pour arriver à le reconnaître dans la foule des humains et à l’arrêter.

Aussitôt le sujet soupçonné arrêté, le signalement anthropométrique intervient pour fixer son individualité : reconstituer la série de ses anciens écrous, s’il est récidiviste ; lui assurer au contraire, en toute connaissance de cause les atténuations de la loi, s’il est nouveau. Le signalement anthropométrique permet, et il est le seul jusqu’ici à permettre, étant donné un sujet, de retrouver son nom. Il remonte dans le passé et assure l’avenir.

C’est donc un signalement exclusivement pénitentiaire dont la vertu ne peut s’exercer qu’entre les murs d’une prison. En dehors, sur la place publique, par exemple, il est impossible de l’appliquer tel quel ; tout au plus peut-on en extraire pour le signalement descriptif, quelques indications complémentaires, comme la hauteur de la taille, la hauteur du buste, ou la longueur du pied ou des doigts quand les dimensions en sont exceptionnellement petites ou grandes.

Quant au signalement à l’aide des particularités, sa fonction est de mettre hors de discussion les résultats amenés par les deux autres.

Les exemples ne sont pas rares où les trois signalements jouent ainsi leur rôle successivement, tout en concourant au même but, l’exécution de la loi pénale : le signalement descriptif pour l’arrestation, le signalement anthropométrique pour la reconstitution des antécédents et le signalement à l’aide des particularités pour la confirmation de l’identité, soit que ce dernier intervienne aussitôt après (ou même avant) l’arrestation soit seulement après une identification anthropométrique[1].

On peut dire, en empruntant la langue des mathématiciens, que le rôle de l’anthropométrie est la réciproque de celui de la description. En effet, ici nous avons un signalement qu’il nous faut appareiller avec l’un des 100.000 individus libres d’une ville ; là, nous avons un individu détenu qu’il nous faut appareiller avec l’un des 100.000 signalements de nos greffes : la description désigne l’individu étant donné le nom (et le signalement correspondant) ; l’anthropométrie procure le nom, étant donné l’individu.

Ces résultats sont confirmés par le signalement au moyen des particularités, soit dans le cabinet du juge d’instruction, soit devant le Tribunal : c’est le signalement judiciaire, proprement dit. C’est ainsi qu’on retrouve dans les trois parties du signalement les trois grandes divisions de l’autorité répressive : Sûreté publique, Administration pénitentiaire et Justice.

Nous n’avons tant insisté sur ce point que parce qu’il donne lieu encore maintenant à de fausses interprétations.

Combien de fois ne nous a-t-il pas été donné d’entendre des gardiens de prison déclarer que leur signalement était le descriptif, et qu’en faisant de l’anthropométrie, ils faisaient l’ouvrage de la police : tandis que c’est juste l’inverse qui est la vérité, nous croyons l’avoir démontré péremptoirement.

Par contre il ne se passe pas d’année dans les pays où l’organisation anthropométrique est encore en discussion, où les journaux ne publient quelque consultation de policiers éminents, déclarant gravement qu’ils ne sauraient comprendre en quoi l’anthropométrie pourrait leur être de quelque utilité pour l’arrestation des criminels en fuite.

Voici un avis que nous sommes bien près de partager.

Ajoutons pourtant que, dans les villes où l’anthropométrie fonctionne bien, la police est la première à tirer profil des renseignements d’identité qui lui sont fournis par ce canal. A Paris, notamment, elle ne manque jamais d’y conduire ce qu’on est convenu d’appeler les grands criminels, avant même de les faire écrouer au Dépôt.

Puis n’avons-nous pas démontré plus haut que l’adoption de la méthode anthropométrique entraînait une réforme concomitante dans les procédés de description signalétique en usage dans les prisons et que là, plus encore, l’avantage que la police était appelée à en tirer (aussitôt qu’elle sera familiarisée elle-même avec la façon de s’en servir) était évident et aura dans l’avenir des conséquences plus importantes encore.

Aussi, tout en maintenant au signalement anthropométrique son caractère pénitentiaire, n’avons-nous été nullement étonné de voir les polices de grandes capitales comme Saint-Pétersbourg, Chicago, Buenos-Ayres, Genève, prendre l’initiative de l’organisation d’un service anthropométrique analogue à celui de Paris.

2.

ORGANISATION DU SERVICE D’IDENTIFICATION DE LA PRÉFECTURE DE POLICE

A la Préfecture de police de Paris les signalements sont relevés et classés par des employés spéciaux.

Sont soumis à la formalité de l’identification tous les sujets écroués au Dépôt depuis la veille.

Chaque fiche signalétique individuelle est recopiée à une expédition.

La copie est immédiatement classée dans le répertoire anthropométrique dont nous avons expliqué plus haut le système d’élimination tripartite, tandis que la fiche originale est classée alphabétiquement, d’après l’orthographe (ou plus exactement la phonation) du nom propre déclaré par le sujet.

La fiche à classer anthropométriquement est d’un centimètre moins haute que l’alphabétique, de façon à prévenir toute confusion et à empêcher notamment que les deux fiches jumelles ne viennent par distraction à être classées dans le même répertoire.

La classification alphabétique est le pendant nécessaire du répertoire anthropométrique et cette comptabilité en partie double est absolument indispensable.

Le problème à résoudre se présente en effet dans la pratique des choses sous les deux faces inverses dont nous avons déjà eu l’occasion de parler précédemment, savoir : 1o étant données les longueurs osseuses d’un récidiviste, trouver son nom : c’est le côté de la question qui ressort spécialement du répertoire anthropométrique classé par mensuration ; et 2o étant donné le nom d’un sujet mesuré précédemment, retrouver son signalement : problème bien simple auquel seule la collection alphabétique est à même de répondre.

Ce dernier point de vue qui théoriquement est moins intéressant que le premier, est pourtant celui qui en pratique se présente de beaucoup le plus fréquemment. Nous avons parlé dans la note de la page lxvi du criminel R… qui, ayant eu antérieurement maille à partir avec la police, put être réarrêté assez rapidement grâce aux particularités relevées sur son ancienne fiche signalétique. Or comment, en l’absence du sujet, retrouver cette ancienne fiche au moyen du nom seul, si le service central ne disposait pas à côté du répertoire anthropométrique d’une collection jumelle alphabétiquement classée par noms propres.

Autre hypothèse : on accuse, à tort ou à raison, le service anthropométrique d’avoir manqué la reconnaissance d’un certain récidiviste se dissimulant sous faux nom, et on en fournit comme preuve ce qu’on croit être son véritable état civil. La classification alphabétique va permettre de s’assurer immédiatement et d’une façon certaine, si le sujet en question a été réellement mesuré antérieurement sous le nom qu’on vient de lui retrouver ; et dans l’affirmative on comparera l’ancien signalement avec le nouveau pour découvrir l’origine de l’omission.

Nous dirons plus loin avec chiffres à l’appui combien rarement des fautes de ce genre sont constatées.

Mais le rôle de beaucoup le plus fréquent du répertoire alphabétique est de dispenser de remesurer et de rechercher anthropométriquement, à chaque nouvelle arrestation, les nombreux récidivistes qui reviennent sous leur véritable nom et qui forment à eux seuls plus de la moitié des entrées de chaque jour. La plupart d’entre eux n’ignorant pas que leurs antécédents judiciaires sont enregistrés et classés, ne font aucune difficulté pour reconnaître qu’ils ont déjà été mesurés et en informent immédiatement les agents interrogateurs devant les bureaux desquels ils défilent successivement.

L’ordre alphabétique permettant de retrouver aussitôt les anciennes fiches signalétiques de cette catégorie de détenus, il suffit, sans reprendre le signalement en entier, de contrôler si l’on est réellement en présence de l’individu déclaré. Pour ce faire, on immobilise successivement les branches de compas d’épaisseur à l’écartement correspondant aux deux diamètres céphaliques notés sur la fiche, puis l’on s’assure que ses deux extrémités peuvent passer sur le crâne avec le frottement voulu ; et finalement l’on constate que deux ou trois des marques particulières mentionnées se retrouvent sur le sujet.

Les malfaiteurs changeant souvent de noms entre eux, ces constatations sont indispensables ; mais quoique ainsi limitées, elles sont parfaitement suffisantes au point de vue de l’identification.

L’agent, qui s’est livré à ce contrôle, en porte la mention abrégée idf. (identifié) au dos de la fiche, en la faisant précéder de la date de l’opération et en signant le tout de l’initiale de son nom.

Quand il s’agit d’un jeune homme dont la croissance a pu altérer quelques mensurations, ou d’un sujet adulte récidiviste, n’ayant encore subi qu’une arrestation antérieure, mais dont il importe d’autant plus de conserver un signalement incontestable que l’état de récidive fait présumer un futur malfaiteur d’habitude, la mention idf. est remplacée sur la fiche par celle de vrf. (vérifié) qui signifie qu’en outre de l’identification ordinaire il a été procédé sur lui à une vérification complète du premier signalement. Les chiffres anciens reconnus erronés sont biffés et remplacés par les nouveaux, sans surcharge ni grattage. On fait à la suite de ceux dont l’exactitude a été reconnue, un petit signe (=) qui constate, affirme, que la vérification en a été faite.

Il va de soi que, tandis que la formalité de l’identification simple est renouvelée à chaque arrestation, l’identification avec vérification complète n’est recommencée pour l’adulte qu’à de très grands intervalles, dix ans, par exemple ; les mineurs au contraire y sont soumis à chaque nouvel emprisonnement.

La série de ces diverses mentions correspondant aux arrestations successives constitue pour le récidiviste un état de services d’un genre particulièrement peu honorable, dont le couronnement est la relégation. Exemple :

Signalement dressé le 30 — 7 — 1886 par M. Gros, gardien à Lyon.
3 — 4 — 87 — vrf. R. (le 3 du 4e mois 1887 vérification par l’agent R.) ;

8 — 9 — 87 — idf. P. (le 8 du 9e mois 1887 identification par l’agent P.)
3 — 2 — 89 — idf. R. etc.
12 — 3 — 90 — idf. R. etc.
20 — 3 — 90 — relégué.

Il arrive assez souvent que le jour où il tombe sous l’application de cette loi redoutée, le récidiviste, sans oser contester sa personnalité présente, dénie son identité passée, et repousse les arrestations et condamnations antérieures qu’on lui attribue, en cherchant à les mettre sur le dos d’un frère ou d’un cousin disparus, ou encore d’un Sosie à lui inconnu.

En pareil cas, les agents signataires qui ont constaté anthropométriquement chaque présence au Dépôt sont tout désignés pour porter devant la Justice ces documents démonstratifs. Le fait que les tribunaux correctionnels sont souvent appelés à prononcer des peines très graves sur la présentation de documents de ce genre, justifiera aux yeux de nos lecteurs les explications un peu techniques dans lesquelles nous avons cru devoir entrer.

Le répertoire alphabétique comprend donc pour chaque individu l’historique complet de tous ses écrous au Dépôt, et le signalement anthropométrique qui y est joint est le fil conducteur qui permet de vérifier immédiatement si la copie en est correctement placée dans l’ordre anthropométrique.

3.

FONCTIONNEMENT DU SERVICE DES SIGNALEMENTS ANTHROPOMÉTRIQUES DANS LES DÉPARTEMENTS

L’organisation des services de Lyon et Marseille et probablement bientôt de Lille, Nancy, Nice, Toulouse et Bordeaux est semblable à celle de Paris. Chaque sujet, aussitôt écroué, est mesuré et recherché, en même temps que son signalement, recopié en double, est classé dans les archives de la prison : 1° alphabétiquement ; et 2° anthropométriquement. La seule différence, c’est que pour ces villes chaque signalement est, en plus des deux exemplaires précédents, recopié en double expédition, l’une sur format alphabétique de 161 sur 142 millimètres, l’autre sur format anthropométrique de 146 sur 142 millimètres, qui doivent être dirigées le jour même sur le service central de Paris.

Dans les autres villes où il n’est pas tenu de répertoire spécial par ordre anthropométrique, chaque notice signalétique n’est recopiée qu’à deux exemplaires qui sont également dirigés chaque jour sur Paris, tandis que la fiche-brouillon initiale seule est alphabétiquement classée dans le répertoire de la maison. Elle reste là pour permettre de retrouver et de vérifier les signalements des récidivistes qui reviennent dans la même prison sous leur véritable état civil, et l’on n’a recours au répertoire central de Paris que pour la recherche anthropométrique des sujets qui semblent dissimuler leurs antécédents sous de faux noms, et que l’on n’arriverait pas à retrouver autrement.

Cette organisation répond suffisamment à l’ensemble des besoins. En effet, l’expérience faite à Lyon et à Marseille a montré tous les bénéfices que la classification anthropométrique était appelée à rendre dans ces grands centres voisins des frontières où, en dépit des arrêtés d’expulsion qui les frappent, les malfaiteurs internationaux ne cessent d’affluer. La seule précaution qu’ils prennent et que déjoue l’anthropométrie, est de changer de nom. D’où l’obligation d’entretenir dans ces villes des répertoires anthropométriques spéciaux aux fins de contrôler sur place l’identité des sujets étrangers à la localité.

Dans les villes de moindre importance, où la population criminelle fixe est connue, individuellement des autorités locales, la nécessité de l’identification anthropométrique se fait sentir plus rarement, et le répertoire central de Paris, consulté au besoin par télégraphe, suffit amplement.

En effet, si le service de Paris recherche d’office la grande généralité des sujets arrêtés à Paris, il lui est complètement impossible de procéder de même pour les 200 à 300 fiches signalétiques qui composent l’envoi quotidien et obligatoire des départements. Il faut de toute nécessité qu’une note sommaire attire l’attention sur une fiche pour qu’elle devienne l’objet d’une enquête. Dans les cas ordinaires, où il ne s’agit que de soupçons plus ou moins fondés, conçus par le personnel de la prison, il suffit pour faire rechercher anthropométriquement un signalement d’y inscrire à la plume, en avant de la rubrique des noms et prénoms, les mots : se disant… Mais pour les cas importants (comme ceux qui feraient l’objet de la part du Parquet de la ville d’une demande d’enquête auprès de la direction de la prison), il est préférable de mettre la fiche dans une enveloppe spéciale en y adjoignant un bout de rapport relatant tous les détails complémentaires que l’on pourrait réunir sur le sujet, les circonstances de son arrestation, les objets dont il a été trouvé porteur, etc.

Par contre, toutes les fiches destinées au répertoire alphabétique sont l’objet d’une recherche préalable dans cette collection au moment même où elles sont classées.

C’est que ce répertoire contient, en outre, des fiches nominatives de couleur rouge pour tous les cas d’expulsion, d’interdiction de séjour, de condamnation par défaut, de désertion, d’insoumission, de recherche par mandat, etc., qui lui sont signalés par les autorités respectivement compétentes. De telle sorte que la classification des fiches signalétiques de tous les individus arrêtés, qui sont centralisées à Paris au jour le jour, doit servir en même temps à renseigner les pouvoirs répressifs sur bien des infractions qui autrement auraient pu passer inaperçues.

N’y a-t-il pas lieu de s’étonner que dans notre pays, auquel on reproche souvent une paperasserie et une centralisation exagérées, il n’existait jusqu’à ce jour aucune institution similaire. Nous pourrions citer de nombreux exemples de malfaiteurs recherchés pour des infractions très graves, ou condamnés même par contumace aux travaux forcés, etc., qui furent arrêtés ultérieurement, pour vagabondage ou filouterie d’aliments, dans d’autres localités et remis en liberté après quelques jours de prison ! Nous estimons que le bureau central anthropométrique, en comblant cette lacune, rendra à la sûreté publique un service considérable qui ne coûtera rien aux contribuables, car son fonctionnement s’effectuera au moyen des mêmes employés et des mêmes travaux que celui de l’anthropométrie proprement dite. Il s’agit là, en quelque sorte, de l’utilisation d’un résidu de fabrication.

4.

STATISTIQUE DES RÉSULTATS OBTENUS À PARIS ET EN PROVINCE

L’insuffisance numérique de personnel a empêché longtemps le service d’identification de produire tous les résultats que l’on était en droit d’en attendre, en ce qui regarde la province.

Il ne s’agit là que d’un ajournement, très regrettable d’ailleurs, auquel les projets dus à l’initiative de M. Lagarde, directeur de l’Administration pénitentiaire, et de M. Boucher, député des Vosges, ne vont pas tarder à mettre fin.

« Les services rendus par l’identification scientifique et l’anthropométrie qui en est la base, ceux qu’elle est appelée à rendre (lorsque son organisation sera complète), non seulement à la police, à la justice et à la science pénitentiaire, mais à la science pure[2], exigent sa reconnaissance officielle comme service d’État. » (Extrait du rapport sur le service pénitentiaire, par M. Henry Boucher, député des Vosges, membre de la commission du Budget de l’exercice 1893.)

Voici, en ce qui regarde Paris, le nombre annuel de récidivistes arrêtés en cette ville sous de faux noms et officiellement reconnus par le service spécial, depuis sa création en décembre 1882[3].

Fig. 21. — Diagramme des reconnaissances de récidivistes sous faux noms signalés par le service anthropométrique de 1883 à 1893.
Fig. 21. — Diagramme des reconnaissances de récidivistes sous faux noms signalés par le service anthropométrique de 1883 à 1893.

Fig. 21. — Diagramme des reconnaissances de récidivistes sous faux noms signalés par le service anthropométrique de 1883 à 1893.

En publiant ces résultats, n’oublions pas le bénéfice considérable qui s’attache à une reconnaissance, qu’on l’envisage au point de vue social, ou plus particulièrement judiciaire ou pénitentiaire.

Lorsqu’un malfaiteur se décide à donner un faux nom, c’est qu’il y trouve un intérêt majeur et qu’il se sait sous le coup d’autres poursuites, ou a lieu de le supposer. De sorte que sous ce rapport la reconnaissance d’un malfaiteur qui se cache sous un faux nom équivaut, au point de vue de l’intérêt général, à son arrestation directe sur la voie publique.

Mettons de côté l’intérêt judiciaire pour nous en tenir au point de vue strictement pénitentiaire. Est-ce que les dissimulations d’identité n’entraînent pas nécessairement un allongement considérable de la détention préventive ? En admettant un allongement moyen de 100 jours par individu sous faux nom, cela fait, au taux de 500 reconnaissances annuelles, une économie de 500 × 100 ou cinquante mille (500 × 100 = 50.000) journées de présence d’économisées, soit environ cinquante mille francs de dépense annuelle en moins, rien que pour les prisons du département de la Seine.

Cette appréciation que j’ai exprimée au Congrès pénitentiaire de Rome, en 1885, devant la réunion de toutes les compétences pénitentiaires d’Europe, a été unanimement acceptée[4].

Conséquence plus remarquable encore : le nombre des arrestations de voleurs internationaux du genre pick-pocket a toujours été en diminuant depuis la création du service d’identification jusqu’à ce jour. Il était de règle, en effet, parmi les individus de cette espèce de changer d’état civil à chaque arrestation successive, et ils réussissaient généralement ainsi à échapper aux majorations de peine qui frappent la récidive. S’étant assurés par eux-mêmes qu’il leur était devenu impossible de dissimuler leurs antécédents en cas d’arrestation, craignant d’autre part la loi de la relégation, ils préfèrent maintenant, de leur propre aveu, le séjour des capitales étrangères ; de 65 en 1885 leur nombre est tombé à 52 en 1886, puis à 34, à 19 et finalement à 14 en 1890 !

Si l’on réfléchit à ce que coûte, aux habitants d’une ville, l’entretien d’une pareille population qui ne vit absolument que de larcins, on arrive à cette conclusion que l’épargne procurée de ce chef dépasse à elle seule la totalité des frais du service anthropométrique[5].

La moindre récidivité des étrangers comparée à celle de nos nationaux est un résultat analogue au précédent, mais d’une portée économique beaucoup plus grande encore. Les tableaux mensuels de la statistique municipale relatifs au service d’identification de la Préfecture de police montrent que les malfaiteurs français reviennent au service d’anthropométrie dans la proportion de un ancien contre un nouveau, tandis que les étrangers ne récidivent que dans celle de un contre cinq. Certes il n’est pas douteux que la récidive infiniment moindre des étrangers ne soit attribuable à la loi d’expulsion du 3 décembre 1849. Pourtant ces mêmes tableaux statistiques démontrent qu’il faut examiner une moyenne de quinze récidivistes français pour en découvrir un se dissimulant sous un faux nom, tandis que les étrangers fournissent un rapport de une reconnaissance contre trois examens. Ainsi les mesures d’expulsion, dont le pays tire un si grand bénéfice, ne peuvent produire leur plein effet que si elles sont toujours et partout secondées par l’anthropométrie.


Il est une réflexion qui vient spontanément à l’esprit en présence de ces chiffres et des succès qu’ils constatent. « Je ne doute pas, direz-vous, que l’examen anthropométrique ne fasse reconnaître un certain nombre de malfaiteurs. Mais combien réussissent, comme avant, à passer à travers ces filets ! Voici le chiffre de vos succès ; mais qui me dit qu’il n’est pas dépassé par celui des insuccès ? »

Des documents officiels permettent de répondre péremptoirement à cette question.

L’erreur en ces matières peut revêtir deux aspects : 1° l’identification fausse ou faite à tort ; 2° l’identification manquée dont il a déjà été parlé plus haut.

La fausse identification consisterait à appareiller deux signalements qui ne correspondraient pas à la même personne ; à déclarer, par exemple, que Durand, ici présent, est le même qu’un ancien Martin, arrêté et mesuré il y a cinq ans, tandis qu’il s’agirait en réalité de deux individualités différentes. Je n’hésite pas à affirmer de la façon la plus catégorique que le signalement anthropométrique combiné avec le descriptif et le relevé des marques particulières nous met complètement à l’abri de ces méprises.

Grâce à l’indépendance absolue de ces trois éléments récognitifs, l’identité d’un individu peut être reconnue à un grand nombre d’années d’intervalle avec une certitude absolue, à tel point que les employés du service anthropométrique, quand ils découvrent le véritable nom d’un malfaiteur se dissimulant sous un faux état civil, ont la consigne d’éviter de faire connaître à ce dernier le résultat de leur recherche. Ils doivent en informer directement les magistrats compétents qui se trouvent ainsi renseignés sur la véritable identité de l’individu qu’on leur amène, à l’insu de ce dernier.

Sur près de 5.000 reconnaissances transmises jusqu’à ce jour pour ainsi dire à la muette, pas une n’a donné lieu à une confusion que, du reste, les réclamations de l’intéressé devant les magistrats instructeurs auraient immédiatement signalée.

Nous ne voulons pas dire par là que les récidivistes reconnus n’essaient pas souvent de protester contre les noms que leur retrouve l’anthropométrie ; ils protestent quelquefois des mois durant ; mais immanquablement jusqu’à ce jour, l’exactitude des identifications anthropométriques a été confirmée par les décisions ultérieures de la justice.


Les identifications manquées correspondent à un tout autre ordre de faits : sur les 100 individus arrêtés de la veille, qui chaque jour traversent les salles de l’anthropométrie, quel est le nombre de ceux qui ne sont pas dévoilés immédiatement par leur signalement, et que l’on reconnaît ultérieurement soit à l’aide des anciens procédés, soit à la suite de circonstances fortuites ? Aucun point n’est plus intéressant à élucider pour apprécier l’efficacité de la nouvelle méthode.

La statistique officielle de la ville de Paris nous fournit également sur ce chapitre une réponse d’une exactitude indiscutable. L’administration préfectorale a, en effet, décidé, en même temps qu’elle adoptait le signalement anthropométrique, qu’une prime de dix francs serait allouée à tout agent de police ou gardien de prison de Paris qui signalerait à la direction une reconnaissance manquée et que la somme en question serait prélevée sur les appointements des agents anthropomètres. Ces derniers sont donc pécuniairement intéressés à la bonne application du système, puisque toute négligence de leur part est passible d’une amende relativement assez forte.

Chaque lapsus, se transformant en une pièce comptable, est donc certainement enregistré. La dissimulation d’un raté devient administrativement impossible. Or, l’annuaire statistique de 1889 nous apprend que sur un ensemble de 30.000 sujets examinés dans l’année, le nombre des omissions ne s’est élevé qu’au chiffre de quatre[6] ! — On ne saurait désirer mieux.

La probabilité d’être reconnu une fois que l’on a été mesuré équivaut donc à la certitude, autant qu’il est possible d’approcher de cet idéal.

Les résultats obtenus à Lyon et à Marseille paraissent tout aussi satisfaisants, quoique non corroborés par des statistiques aussi complètes. On peut dire que partout où l’essai de notre méthode a été tenté sérieusement, le succès a couronné les efforts.

5.

AVIS À MM. LES FONCTIONNAIRES QUI DÉSIRENT FAIRE CONSULTER LES RÉPERTOIRES ANTHROPOMÉTRIQUES

La première des conditions à remplir pour que la recherche anthropométrique puisse amener la reconnaissance, c’est que le signalement transmis soit exact, c’est-à-dire, soit relevé en se conformant rigoureusement aux prescriptions du manuel, sans faute d’attention ni dans la lecture, ni dans la copie, etc.

Tout nouvel agent anthropomètre doit faire l’objet d’un contrôle préalable sous ce rapport.

Voici les instructions que le procureur général de la Cour de Paris adressait à ce sujet aux magistrats du ressort dans une circulaire datée du 29 juin 1887 :

La circulaire ministérielle du 23 février 1887, en faisant remarquer l’usage immodéré que certains parquets font de la photographie pour arriver à la constatation de l’identité des inculpés, signalait un procédé d’identification plus sûr et moins coûteux employé à Paris, qui est celui de l’anthropométrie.

M. le Garde des sceaux me fait connaître que ce système vient d’être installé dans tous les chefs-lieux d’arrondissement.

Je vous prie en conséquence de vouloir bien vous mettre en relation avec l’autorité administrative pour étudier avec elle ce nouveau procédé, en vue d’économiser le plus possible les frais de photographies et de commissions rogatoires.

Une circulaire adressée par M. le Ministre de l’intérieur aux directeurs de prisons, le 7 mars 1887, en a prescrit la mise en pratique au personnel de surveillance des prisons départementales, et chaque prison d’arrondissement a été récemment pourvue des instruments nécessaires pour le relevé du signalement anthropométrique.

La collection centrale établie au palais de justice à Paris, contient le signalement précis et l’indication des diverses longueurs osseuses des individus adultes ; elle existe depuis 4 ans, et comprend environ 60.000 signalements, la plupart relevés à Paris même.

Il sera donc facile, toutes les fois qu’un individu paraîtra dissimuler son identité, de s’assurer s’il n’a point déjà subi de condamnations antérieures, en prescrivant immédiatement des recherches qui, d’après les expériences qui ont été faites jusqu’ici, semblent devoir donner les meilleurs résultats.

Je vous recommande la première fois que vous aurez recours aux signalements anthropométriques, de contrôler avec soin ceux qui vous seront fournis et de vous assurer s’ils ont été relevés exactement par les gardiens de prisons. Ce contrôle pourra être utilement fait, en ayant soin d’envoyer à la collection centrale, chaque fois que vous en trouverez l’occasion, les signalements anthropométriques de détenus ayant séjourné dans les prisons de la Seine ou de Lyon dans ces trois dernières années, et déclarant y avoir été déjà mesurés.

Les signalements de ces individus existant avec toute garantie d’exactitude à Paris vous permettront d’apprécier si le gardien-chef de votre arrondissement a procédé avec soin au relevé du signalement anthropométrique. En outre, l’administration pénitentiaire n’hésitera pas à mettre à profit ce moyen de contrôle, pour adresser à ses agents les instructions nécessaires afin d’arriver à une concordance absolue dans cette partie du service.

Les difficultés qui se présenteront et les inexactitudes que vous pourrez constater au début, ne devront pas vous détourner de cette méthode qui, depuis sa création, a rendu à Paris pour toutes les questions d’identité, des services incontestables.

Recevez, etc.

Cette circulaire insiste avec raison sur l’économie que l’emploi de l’anthropométrie permet de réaliser sur les frais de photographie. Pourtant, faisons remarquer qu’il sera encore nécessaire d’avoir recours au portrait photographique toutes les fois qu’il y aura lieu de supposer que l’individu à rechercher dans les répertoires a pu antérieurement être examiné à moins de vingt ans. Nous avons vu plus haut que le signalement anthropométrique n’acquérait un degré absolu de certitude que chez les sujets âgés de vingt à vingt-deux ans, et que la Préfecture de police faisait adjoindre la photographie au signalement de tous les mineurs qui traversent le Dépôt.

La conclusion qui en découle est qu’il est indispensable de communiquer la photographie des mineurs ou des sujets que l’on a lieu de supposer, à leur âge apparent, avoir pu être examinés au Dépôt durant cette période de leur vie. En reportant la date du fonctionnement définitif du système au commencement de l’année 1888 (date des arrêtés de MM. Bourgeois et Lépine), il est facile de s’assurer que tout sujet paraissant né après l’année 1868, c’est-à-dire pour l’année actuelle (1892), paraissant âgé de moins de vingt-quatre ans, devra être, ou photographié, ou examiné en personne par un agent spécial du service central de Paris, si l’on tient à être absolument sûr du résultat.

Il ressort de la circulaire du Parquet de la Cour de Paris une autre et dernière conclusion, c’est que le parfait fonctionnement et le succès de la méthode anthropométrique dépendent en grande partie de l’utilisation que les Parquets de chaque arrondissement sauront en faire. Quand l’agent mensurateur d’une prison aura appris par expérience que ses signalements peuvent être de temps à autre inopinément l’objet d’une demande de vérification de la part du Parquet de l’arrondissement, le soin qu’il portera à son travail croîtra en proportion de l’intérêt que les autorités judiciaires et administratives y porteront elles-mêmes.

6.

INTERNATIONALISATION ET GÉNÉRALISATION DU PROCÉDÉ ANTHROPOMÉTRIQUE

Les pays qui, à l’heure actuelle, ont officiellement adopté l’identification anthropométrique sont : les États-Unis, la Belgique, la Suisse, la Russie, la plupart des républiques de l’Amérique du Sud, la Tunisie, les Indes anglaises, la Roumanie, etc.

Voici en quels termes la question de l’internationalisation du signalement anthropométrique a été posée à Berne par un étranger, M. le Dr Guillaume, ancien directeur du pénitencier de Neuchâtel, secrétaire général de l’Association pénitentiaire internationale, dans une assemblée des principaux fonctionnaires de justice et de police de Suisse, réunie officieusement au casino de Berne, le 19 décembre 1890, en vue de préparer l’application de l’anthropométrie judiciaire en Suisse[7].

On a constaté que les criminels de profession évitent le pays où l’on procède à l’identification par le moyen de l’anthropométrie. Lors de l’introduction du système Bertillon en France, on a pu remarquer une vraie émigration des récidivistes qui se dirigeaient vers la Belgique. Or, la Belgique suivant l’exemple de la France, il est à prévoir que les escrocs et les larrons de ces deux pays feront à l’avenir des États avoisinants leur nouveau champ d’exploitation. La Suisse ne saurait rester en arrière ; il entre dans ses devoirs internationaux de contribuer à son tour à la répression du crime, en adoptant le système Bertillon.

Ce qui est essentiel avant tout, c’est qu’on obtienne le signalement anthropométrique des vagabonds ; car ce sont eux qui parcourent les divers cantons et très souvent changent de nom, en arrivant dans une autre contrée. C’est dans cette classe de malfaiteurs que se recrutent surtout les délinquants d’habitude ce qui rend urgent de pouvoir immédiatement établir leur identité.


Le progrès serait immense. Les moyens peu honorables dont on se sert actuellement pour dévoiler les artifices d’un individu que l’on soupçonne donner un faux nom, disparaîtraient immédiatement, avec l’introduction du système Bertillon. Il n’arriverait plus alors que l’Administration pénitentiaire tolérât ou même provoquât l’espionnage des prisonniers par leurs compagnons d’infortune, ni qu’un surveillant ou un détenu affectassent des apparences d’amitié pour l’individu soupçonné, afin de surprendre sa confiance avec l’intention d’en abuser ensuite.

Il n’est que juste que les associations internationales de malfaiteurs soient combattues par des mesures internationales. A mesure que le territoire sur lequel on fera usage des mensurations anthropométriques s’étendra, les données à la disposition des autorités augmenteront, puisqu’il sera possible de se les communiquer mutuellement. Peut-être n’avons-nous pas tort de voir ici le germe de l’organisation internationale d’une partie du service de la sécurité publique ; il ne me paraît pas impossible qu’un bureau international de mensurations anthropométriques soit établi un jour, analogue aux bureaux internationaux dont nous possédons déjà un certain nombre. La Suisse, qui est le pays international par excellence, ne doit pas rester en arrière dans cette voie.


Si de Suisse nous passons en Belgique, nous y retrouvons les mêmes idées aussi brillamment développées par M. Ed. de Ryckère, substitut du procureur du roi à Bruges, qui a fait paraître dernièrement une étude sur l’identification des criminels dans le Journal des Tribunaux de Bruxelles. Ce travail très complet a depuis été reproduit intégralement dans le Journal des Parquets de Paris.

Ses conclusions seront les nôtres :


L’internationalisation de la méthode des signalements anthropométriques, voilà la précieuse réforme que l’intérêt de tous les pays civilisés commande de réaliser à bref délai.

L’échange international des casiers judiciaires que les Congrès pénitentiaires inscrivent à leur ordre du jour, constitue, à n’en pas douter, un progrès sensible sur la situation actuelle. Cette innovation permet de contrôler, jusqu’à un certain point, les déclarations d’identité faites par les criminels étrangers ou qui se donnent pour tels. Toutefois il serait dangereux de s’illusionner sur la valeur et l’efficacité de ce moyen de contrôle tant qu’il ne sera pas complété par l’anthropométrie. Le signalement ordinaire annexé aux pièces en question ne facilite guère les reconnaissances d’identité : un menton rond, un visage ovale, des yeux gris, etc., n’ont jamais amené la reconnaissance des malfaiteurs que dans le domaine du roman. Au Congrès pénitentiaire de Rome, en 1885, on émit le vœu de voir étendre la méthode des signalements anthropométriques aux autres pays.

Il y a là un progrès important et indiscutable dont on peut profiter aisément et sans grands frais. L’immense utilité du système de M. Bertillon ne saurait désormais être contestée. La période des essais et des tâtonnements est passée ; les résultats de l’expérience faite en France sont absolument décisifs : c’est le succès complet et indéniable. Tous les hommes de progrès et d’initiative applaudiront à l’introduction dans notre pays de la méthode scientifique de M. Alphonse Bertillon.

N’oublions pas qu’elle a un objet plus vaste que la simple reconnaissance de l’identité des malfaiteurs qui cachent leur véritable état civil.

La constatation de la personnalité physique et de l’indéniable identité des individus arrivés à l’âge adulte répond, dans la société moderne, aux besoins les plus réels, aux services les plus variés.

Qu’il s’agisse de donner, par exemple, aux habitants d’une contrée, aux soldats d’une armée, aux voyageurs allant dans les pays les plus lointains, des notices ou cartes individuelles, des signes récognitifs permettant de déterminer et de prouver toujours quels ils sont ; qu’il s’agisse de compléter par des indications certaines les actes de l’état civil, d’empêcher toute erreur et toute substitution de personnes ; qu’il s’agisse de consigner ces marques distinctives de l’individu dans les documents, titres, contrats, où sa personnalité doit être établie pour son intérêt, pour l’intérêt des tiers ou pour l’intérêt de l’État : le mode de signalement anthropométrique peut trouver sa place.

Qu’il y ait certificat de vie, contrat d’assurance sur la vie ou parfois acte de décès à dresser, qu’il y ait à prouver, à certifier l’identité d’une personne aliénée ou grièvement blessée, ou défigurée, dont le corps aura été en partie détruit, ou sera devenu méconnaissable ou sera difficile à reconnaître, en cas de mort subite ou violente, à la suite d’un crime, d’un accident, d’un naufrage, d’un combat, quelle ne sera pas l’utilité de tracer ces caractères invariables en chaque individu, infiniment variables d’un individu à l’autre, indélébiles au moins en partie, jusque dans la mort !

En un mot, fixer la personnalité humaine, donner à chaque être humain une identité, une individualité certaine, durable, invariable, toujours reconnaissable et facilement démontrable, tel semble l’objet le plus large de la méthode nouvelle.

La portée du problème, comme l’importance de la solution dépasse de beaucoup les limites de l’œuvre pénitentiaire et l’intérêt pourtant bien considérable de l’action pénale à exercer dans les diverses nations.

Il y a là toute une source féconde d’ingénieuses réformes et d’utiles perfectionnements à introduire dans différents domaines. Que d’exemples nombreux ne pourrait-on citer ? Il y a dans la vie sociale des individus un grand nombre de circonstances dans lesquelles leur identité est en jeu. La généralisation du système des signalements anthropométriques et son extension à tous les domaines de la vie sociale rendraient pour ainsi dire impossibles des procès comme celui du claimant Arthur Orton, le faux vicomte Roger Tichborne. La comparaison des mensurations respectives aurait vite fini de démontrer l’imposture.

On n’aura pas encore oublié l’affaire Hoyos-Baron, qui vient de se terminer par l’exécution de Hoyos sur la place publique de Beauvais. On sait que Hoyos s’était fait assurer sur la vie pour une somme fort importante ; à l’effet de toucher la prime, il assassina son domestique Baron, le revêtit de ses propres habits contenant des papiers d’identité et le traîna sur les rails du chemin de fer pour faire croire à un accident. La supercherie fut bien près de réussir : elle eût été impossible à tenter si le contrat d’assurance sur la vie avait contenu le signalement anthropométrique de la personne assurée. L’affaire Hoyos-Baron n’est pas un cas isolé de tentative de substitution de personnes. Les compagnies d’assurances sur la vie pourraient en dire long à cet égard.

La méthode des signalements anthropométriques est appelée à rendre d’immenses services. Il importe avant tout de la vulgariser. Voilà le progrès[8] !

  1. L’arrestation du trop célèbre criminel K… dit R…, dont il a été tant parlé an commencement de cette année, fournit un exemple frappant du rôle spécial qui incombe à chacune des trois parties de notre signalement. — Les brigades politiques de la Préfecture de police habilement dirigées ayant appris que l’auteur des explosions d’avril 1892 devait être un certain R…, qui avait déjà eu maille à partir avec la justice, notamment en 1890 à Saint-Étienne, où il avait subi une détention de huit jours suivie d’un non-lieu, pour émission de fausses monnaies, la copie de sa fiche signalétique relevée à cette époque fut requise immédiatement, au répertoire alphabétique. Il se trouva qu’elle avait été confectionnée très consciencieusement et très exactement par M. Moulin, alors gardien-commis-greffier dans cette ville, et qui fut, pour ce fait, nommé depuis gardien-chef. Ce signalement traduit aussitôt en langue usuelle par les soins du juge d’instruction, M. Atthalin, fut communiqué à la presse. Or, les témoins de l’arrestation et en particulier le garçon du café où elle a eu lieu ont été unanimes à déclarer durant l’instruction et devant la Cour d’assises qu’ils ne se sont décidés à informer le commissaire de police de la présence de ce criminel dans le débit, qu’après avoir relu dans Le Petit Journal le signalement communiqué et s’être assuré notamment, à l’insu de leur client, que ce dernier présentait réellement au front et au dos de la main les deux cicatrices mentionnées. Il est certain qu’ils n’auraient pas été aussi loin, si le relevé des particularités n’était venu à point pour transformer leurs présomptions en certitude.

    Si maintenant nous recherchons les circonstances qui ont précédé et motivé les premiers soupçons, il ressort du récit des témoins que, dans cette arrestation, ce sont les extravagants propos tenus par l’anarchiste qui ont attiré sur lui l’attention des personnes présentes. Ce sont donc ces propos qui en cette circonstance ont joué le rôle qui incombe théoriquement au signalement descriptif, lequel embrasse d’ailleurs tout l’individu, son physique comme son moral, son allure, son langage, ses goûts et ses passions.

    Avons-nous besoin de dire aux « initiés » que, dans l’état actuel des choses et étant donnée l’imperfection des signalements mis d’habitude à la disposition des professionnels eux-mêmes, il n’y a pas un seul exemple véridique d’une arrestation déterminée uniquement par la description physique du sujet. Les seuls facteurs réellement actifs étaient, jusqu’à présent, ou l’allure suspecte et la maladresse du fugitif, ou plus souvent encore, quelque dénonciation anonyme très explicite.

  2. Il y a là une application très importante, et jusqu’à présent à peine essayée de l’anthropométrie. — Certes nous nous sommes efforcé d’y contribuer dans la limite de nos moyens, soit par des travaux personnels, soit en mettant, autant que possible, les archives signalétiques, à la disposition des travailleurs. Mais l’exploilation méthodique de ce fonds gigantesque de documents reste encore à faire. Il faudrait se hâter d’en tirer parti si nous ne voulons pas être distancés en cette voie par les pays étrangers qui ont adopté l’anthropométrie judiciaire.
  3. Sous le préfectorat de M. Camescasse avec le concours de MM. Puibaraud, chef du Cabinet, et Vel-Durand, secrétaire général.
  4. En France où les règlements pénitentiaires privent le récidiviste successivement d’un dixième de son pécule à chaque nouvel écrou, la reconnaissance assurée de tous les récidivistes tend conjointement à diminuer les charges de l’État. (Voir le rapport de M. Boucher précédemment cité.)
  5. « On a fréquemment insisté, ces derniers temps, sur le fait que la qualité de la punition avait une portée moins grande que la certitude que cette punition interviendra dans tous les cas. L’idée que le crime commis sera infailliblement suivi d’une peine est un motif, tout ce qu’il y a de plus efficace, pour ne pas commettre le crime. Les mensurations anthropométriques forment un puissant élément de cette prévention générale du crime en fournissant au juge les moyens d’identifier comme récidiviste tout individu une fois mesuré. Cette idée préventive, voire même intimidante, est le mieux démontrée par le fait que les délinquants qui ont été mesurés craignent le danger d’être reconnus en tous temps et qu’ils évitent le pays où l’on procède à des mensurations. » (Stooss, professeur de droit pénal à l’Université, in Procès-verbal de la séance tenue à Berne le 19 décembre 1890, sur le système Bertillon.)

    La même idée avait été exprimée par le docteur Manouvrier dans la séance de la Société d’anthropologie du 11 décembre 1890, c’est à dire huit jours précisément avant la conférence anthropométrique de Berne :

    « Et, s’il est vrai, comme il est légitime de le croire, que la crainte des châtiments soit un motif capable de faire souvent équilibre aux désirs criminels, la morale publique aura tiré du système des signalements anthropométriques un plus grand bénéfice que des livres de maints moralistes de profession : Initium sapientiæ, timor anthropometri, pourrait-on dire en modifiant un peu le texte du psalmiste. »

  6. En 1890, nous retrouvons ce même chiffre de quatre, qui s’élève à six en 1891 pour tomber à zéro en 1892.

    Quand on remonte jusqu’aux causes premières de ces reconnaissances manquées, on découvre que là encore ce n’est jamais le système qui est en faute, mais plutôt la faiblesse humaine qui a négligé, un lundi matin, par exemple, de parfaire les recherches insuffisantes de la veille, ou qui s’est trompée grossièrement en dictant ou en écrivant un chiffre, etc.

    Du moment qu’il y a un manquement de commis, il est évident qu’il ne peut provenir que d’une des quatre causes suivantes : erreur dans le relevé ou dans la classification de l’ancien signalement, ou, au contraire, erreur dans le relevé ou la recherche du nouveau.

  7. Extrait des registres du Conseil d’État de la République et canton de Genève, du 10 juin 1891 — Décret d’organisation :

    « Le Conseil d’État, sur la proposition du Département de justice et police.

    Arrête :

    « Article premier. — Il est créé un service d’identification des détenus, par le système anthropométrique.

    « Art. 2. — Tous les individus arrêtés, aussitôt que le mandat d’arrêt aura été décerné par le juge d’instruction, seront, avant l’expiration dudit mandat, conduits au local destiné aux mensurations (Palais de justice, no 42).

    « Art. 3. — Tout détenu est obligé de se soumettre à la mensuration sous peine d’être considéré comme coupable de rébellion.

    « Art. 4 — Le Département de justice et police est chargé de prendre les mesures nécessaires pour l’exécution du présent arrêté, qui entrera en vigueur immédiatement.

    « Certifié conforme :
    « Le Chancelier. »
  8. Ces vœux ont été depuis repris et exposés par M. de Ryckère lui-même devant le 3e congrès d’anthropologie criminelle tenu à Bruxelles, l’été dernier. — Sur sa proposition, cette réunion a exprimé à l’unanimité le souhait de voir tous les pays adopter le système d’identification anthropométrique en l’étendant à toute la population civile.

    « Dans la séance de samedi matin, lisons-nous dans les journaux Temps et Débats du 15 août 1892, c’était à qui, parmi les savants ou délégués étrangers proclamerait l’infaillibilité et la simplicité de la méthode de notre compatriote et tiendrait à honneur de mentionner son pays respectif parmi ceux qui ont suivi l’exemple donné à Paris. »