Il ne faut pas jouer avec la douleur/Ch. 1

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Il ne faut pas jouer avec la douleur
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 195-201).


I.


Il était une fois un séducteur qui cherchait de l’ouvrage. L’hiver s’était pour lui joyeusement passé en brillantes conquêtes ; mais le printemps était arrivé, et si le printemps est la saison des amours, ce n’est pas celle des séductions. M. de Lusigny était resté seul et désœuvré à Paris ; aux premiers rayons du soleil, toutes ses heureuses victimes s’étaient envolées, emportant le trait qui les avait blessées, et il lui fallait attendre que l’été, le véritable été, fût venu pour aller les rejoindre aux eaux, ou pour les visiter dans leurs châteaux. Les correspondances étaient actives ; les petites lettres parfumées arrivaient chaque matin des provinces inquiètes ; mais que sont les joies de la correspondance pour un séducteur ? un embarras flatteur, et voilà tout. L’ennui de ranger par ordre de dates et de couleurs (M. de Lusigny avait le tiroir des blondes et l’armoire des brunes ; il prétendait que les blondes sont en général méchantes et coquettes, tandis que les brunes, au contraire, sont bonnes et sensibles), l’ennui de ranger par ordre tous ces amoureux reproches était à peine compensé par le plaisir de les mériter. D’ailleurs, ces cœurs qui lui appartenaient, ces orgueils qu’il avait soumis, ces imaginations qu’il avait troublées, ne pouvaient plus l’intéresser. Tous les conquérants se ressemblent, le passé ne compte pas pour eux. Il leur faut chaque jour des victoires nouvelles ; ils ne savent garder leur prestige qu’à ce prix. Attacher est plus difficile que séduire, triompher est plus facile que régner ; usurper n’est rien, conserver est tout. L’empereur Napoléon lui-même nous a dévoilé la triste nécessité de ses batailles continuelles ; il serait plaisant qu’en nous donnant le secret des conquérants, il nous eût aussi donné celui des séducteurs.

En fait d’hommes à bonnes fortunes, vous ne devineriez jamais quel modèle M. de Lusigny s’était proposé. — Le duc de Lauzun ? direz-vous, qui, le premier, a fait de l’insolence un moyen de plaire ? — le maréchal de Richelieu, qui professait pour les femmes tant de culte et tant de mépris ? — le marquis de Létorière, d’autant plus dangereux qu’il était sincère et qu’on pouvait l’aimer quand on cessait de l’adorer ? — le comte de ***, célèbre séducteur de l’Empire, qu’on n’ose nommer parce qu’il n’a pas encore fini de séduire ? — Non, non, non.

Ce n’était aucun de ces grands maîtres. C’était un personnage beaucoup plus ancien, beaucoup plus respectable, beaucoup plus habile que tout cela, auprès duquel ces héros n’étaient que des ingénus ; un professeur qui a fait de la séduction un art immortel, une étude psychologique des plus profondes ; ceux-là séduisaient par instinct, mais lui séduisait par principe, et il a laissé le plus beau code de séduction que la perfidie humaine puisse imaginer. C’est une collection de recettes infaillibles, c’est tout un système ; mais il faut avoir la clef de ce système, il faut avoir le secret de ce langage. Heureusement, peu de trompeurs ont eu l’idée de l’étudier. Le personnage que M. de Lusigny s’était offert pour modèle était un séducteur de l’antiquité très-célèbre par l’habileté, la variété de ses moyens, tous plus ingénieux les uns que les autres. — Un séducteur de l’antiquité ? allez-vous dire encore, c’est sans doute Thésée, qui ne s’effraya point d’une rivalité avec le dieu des enfers, Thésée qui séduisit Ariane et l’abandonna pour séduire sa sœur Phèdre, qui du reste ne paraissait pas très-difficile à séduire ? Non, ce n’est pas Thésée ; c’est un séducteur bien plus terrible encore : c’est Jupiter enfin, puisqu’il faut le dire… le doyen des séducteurs, le père de toute la race ingannatrice, Jupiter, le Lovelace de l’antiquité, le don Juan olympien dont la science était si redoutable et qui connaissait si parfaitement le cœur des femmes, qu’il savait prendre tour à tour la forme, la qualité, le défaut qui devaient plaire à chacune d’elles.

M. de Lusigny avait étudié son Jupiter à fond, il l’avait suivi dans toutes ses entreprises et il s’était rendu ingénieusement compte de tous les secrets employés par le maître du tonnerre dans l’art de se faire aimer. Il savait le pourquoi de toutes ses métamorphoses, et il se les était expliquées, non pas comme tant de commentateurs l’ont fait, en historiens et en naturalistes, mais en moraliste et en séducteur. Il ne pensait point, par exemple, que Danaé fût une princesse prisonnière dont Jupiter avait corrompu les geôliers ; il pensait que la pluie d’or était un symbole, et que Danaé était le type de la femme cupide et vaine, qui ne comprend aucun des sacrifices du cœur, mais qui connaît tous les calculs de l’intérêt ; qu’on ne peut toucher, mais qu’on peut éblouir ; qui ne se laisse pas entraîner par de tendres serments, mais qui cède tout de suite à de brillantes promesses… Et quand M. de Lusigny rencontrait dans le monde une de ces femmes pour qui la jeunesse, la beauté, l’esprit ne sont rien en amour, qui ne voient que la fortune, il se disait tout bas en lui-même : « Danaé ! Danaé !… » et la femme était aussitôt rangée, classée dans la catégorie des Danaés. Alors, pour cette conquête, il ne déployait ni soins ni esprit ; il laissait reposer son imagination et son cœur ; il hypothéquait une de ses terres, empruntait une somme considérable, et déployait pendant quelques mois un luxe fabuleux ; on ne parlait plus à Paris que de ses chevaux pur sang, de sa table somptueusement servie, de ses laquais poudrés, de ses meubles, de ses tapis, de ses rideaux et de son argenterie. Pour les Danaé, une superbe argenterie est une séduction irrésistible ; c’est la plus belle goutte de la pluie d’or. Quand toutes ces merveilles avaient bien produit leur effet, quand il était bien avéré que M. de Lusigny était l’homme le plus magnifique de tout Paris, que personne ne pouvait lutter d’opulence avec lui, quand Danaé était séduite, M. de Lusigny redevenait tout à coup un simple élégant, et il se disait, qualifiant ce genre de conquêtes : « Ce sont les plus faciles, elles ne coûtent que de l’argent. »

Si, au contraire, il s’agissait de se faire aimer d’une de ces femmes dont l’exquise délicatesse s’effarouche de trop d’éclat, romanesques beautés que la vanité ne saurait éblouir, mais qu’un sentiment généreux doit toucher, qui vivent de rêves et d’harmonie, qui chérissent les arts et la gloire ; pour qui les heureux de ce monde, les riches, les princes, les rois, ne sont point des hommes dangereux, mais qui tremblent d’émotion à la voix sonore d’un illustre poëte, mais qui versent de tendres larmes aux accents d’un Mozart inspiré ; que la vue d’un beau tableau, que la lecture d’un bon livre transportent d’un brûlant enthousiasme, dont l’existence est tout idéale et que l’idéalité seule peut séduire… alors M. de Lusigny appelait à son aide toutes les richesses de son imagination, toute la poésie de son cœur ; il se faisait vaporeux et romanesque, il relisait les Méditations de Lamartine, dont il citait des vers à propos ; il se remettait à chanter Rossini et Bellini ; tous ses soupirs étaient harmonieux. Il était tout amour et mélancolie ; il se faisait plaintif pour être écouté et malheureux pour être aimé ; et pendant qu’il jouait ce rôle, il invoquait son maître Jupiter… Oui, Jupiter, qui s’était métamorphosé en cygne pour séduire Léda par sa candeur, par ses plaintes mélodieuses ; et M. de Lusigny disait, à l’honneur des femmes, que la catégorie des Lédas était une des plus nombreuses ; il rangeait dans cette classe plusieurs héroïnes connues par leur dévouement à de grands artistes : Marie Stuart qui aima l’infortuné Rizzio ; Éléonore d’Este, qui eut pitié de la folie du Tasse ; et de nos jours mesdames de ***, de ***, de ***, qui permettent à nos fameux peintres, a nos grands compositeurs, à nos brillants poëtes, de les célébrer, de les chanter, de les aimer.

Si, au contraire encore, il lui fallait entraîner quelque beauté positive, sans imagination, sans esprit et sans cœur, une de ces créatures banales qui ne vivent point par la pensée, dont l’existence est toute matérielle et qui n’entendent rien aux délicates susceptibilités de l’amour, M. de Lusigny se rappelait l’enlèvement d’Europe.

Était-ce une prude qu’il fallait tenter ? M. de Lusigny se faisait tout de suite humble et hypocrite ; il se rappelait que pour séduire Junon la prude, le maître du tonnerre avait pris la forme du plus chétif et du plus triste des oiseaux, qu’il s’était changé en coucou ! Quelle leçon ! quelle mordante épigramme il y avait, dans cette métamorphose ! En effet, pour qu’une prude ose vous aimer, il faut que vous soyez laid, pauvre et inconnu ; jamais une prude ne se permettrait de distinguer, — les gens communs qui ont des prétentions à la délicatesse du langage emploient volontiers cette expression, — de distinguer un beau jeune homme, riche et à la mode ; il lui faut des amours subalternes et voilés, si improbables qu’ils ne puissent jamais être soupçonnés : un vieux médecin, un précepteur timide, un voisin de campagne obscur, voilà les séducteurs des prudes ! Ah ! vous en conviendrez. Jupiter était un observateur bien profond !

Nous n’en voudrions pas d’autre preuve que cette métamorphose, peut-être encore plus spirituellement moqueuse. La Fable dit : « Jupiter se changea en flamme pour séduire Égine, princesse de Béotie,… » Comprenez-vous l’ingénieuse méchanceté de cette allégorie ? Que nous enseigne ce mythe ? Il signifie : Avec les femmes sottes, avec les princesses de Béotie, il faut jouer la passion.

M. de Lusigny voyait aussi le type de la femme ambitieuse dans l’imprudente Sémélé, qui périt victime de son orgueil. Un jour, elle supplia Jupiter d’apparaître à ses yeux dans tout l’éclat de sa gloire, et le feu du ciel, qu’elle osa regarder, la consuma. Ainsi périssent les femmes qui ont la passion du pouvoir. Elles règnent un jour, mais dans les alarmes ; elles s’élèvent par la faveur, mais pour retomber par la calomnie ; elles arrivent jusqu’au maître, elles touchent le sceptre, elles essayent la couronne ; mais, dans le délire qui s’empare d’elles, elles ne voient pas au pied du trône l’abîme où elles doivent s’engloutir. Que de Sémélés dans notre histoire ! Agnès Sorel morte de chagrin, Gabrielle d’Estrées morte empoisonnée, la duchesse de Châteauroux indignement persécutée, la princesse des Ursins cruellement exilée, et tant d’autres célèbres ambitieuses, reines éphémères dont la fin tragique fait pitié, sans compter toutes les Sémélés bourgeoises de nos jours !

Enfin, dans la vertueuse Alcmène, que Jupiter ne peut séduire qu’en prenant les traits d’Amphitryon, son époux, M. de Lusigny voyait le type de la femme honnête, qu’on ne peut tromper qu’au nom du devoir ; aussi, lorsqu’il voulait séduire une femme honnête, il se dévouait généreusement à son mari : c’est le devoir lui-même qu’il rendait complice de ses projets. Il connaissait à fond ces nobles cœurs pleins de courage et de loyauté qu’on ne captive qu’à force de loyauté et de courage, chez qui l’amour commence par la reconnaissance et l’admiration, que l’idée d’un beau sacrifice peut seule flatter, et qui trouvent dans leur besoin d’héroïsme leur unique danger. Il avait le secret de ces caractères sublimes ; il savait qu’il est une circonstance où ils peuvent être entraînés à compromettre leur honneur… c’est pour sauver celui d’un autre.

M. de Lusigny, comme on le voit, a pris au sérieux Jupiter. Ces explications folles que nous vous donnons comme des plaisanteries, sont pour lui choses très-graves ; il a fait de ces métamorphoses un travail consciencieux, dont il parle même avec un peu de pédanterie. Il a, dit-il, des preuves de tout ce qu’il avance ; et quand il est en confiance avec vous, il vous montre un tableau comparatif et explicatif qu’il a dressé à ce sujet, et qui nous a paru fort amusant : car la traduction de ces allégories ne s’arrête pas aux moyens de séduction employés par Jupiter, elle explique aussi les conséquences de ces séductions ; et c’est là que M. de Lusigny devient pédant tout à fait.

— Voyez, s’écrie-t-il, quel admirable enchaînement dans ces idées :

Léda, séduite par Jupiter, métamorphosé en cygne, a pour enfants les deux célestes frères, Castor et Pollux, et la plus belle des femmes, Hélène. Sens allégorique : De l’harmonie naît l’union et la beauté.

Europe a pour fils Minos, Éaque et Rhadamanthe, les trois juges de l’enfer. Sens allégorique : La justice naît de la force.

Sémélé donne le jour à Bacchus. Sens allégorique : De la puissance naît l’ivresse.

Junon, la prude, séduite par Jupiter changé en coucou, a pour fils Vulcain : De la faiblesse et de l’hypocrisie naissent la laideur et l’envie.

Alcmène a pour fils Hercule : Le devoir enfante le travail.

Mais voici l’explication la plus étrange : Danaé, séduite par la pluie d’or, donne le jour à Persée, le paladin par excellence, qui détruit les monstres, qui délivre les jeunes filles enchaînées ; Persée, le don Quichotte de l’antiquité ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le désintéressement naît de la cupidité ; que du trésor amassé par l’avare viennent les secours et les bienfaits.

Tel est le système de M. de Lusigny, et rien n’est plus divertissant que de l’entendre appliquer à chacune de nos élégantes ces mythologiques dénominations.

— Auriez-vous jamais cru cela ! lui dit-on, la belle Clémentine de C…, si spirituelle et si riche, épouse ce vilain petit avocat R…, qui vient d’être nommé député…

— Cela ne m’étonne pas, répond M. de Lusigny ; les avocats sont vite ministres, et mademoiselle de C… est une Sémélé.

— On dit que madame H… a la tête tournée de ce bel Espagnol qui chante si bien.

— Bon ! répond M. de Lusigny, encore une Léda.

— On prétend que le banquier D… était au moment de manquer, mais que Frédéric G… est venu à son secours.

— Je devine pourquoi, répond M. de Lusigny : il veut séduire Alcmène, mais il ne réussira pas.

— Vous savez ce qu’on a découvert dans la maison de l’orgueilleuse baronne ? dans sa maison, au cinquième étage au-dessus de l’entre-sol, demeure un jeune étudiant qui…

— Silence ! je sais à quoi m’en tenir sur la fierté de Junon.

Si quelqu’un s’écrie :

— Comprenez-vous qu’un grand imbécile comme Victor de P… puisse être aimé d’une femme ?

— Oui, sans doute, répond-il enfin, tous les hommes peuvent être aimés, puisque ce n’est pas le cœur qui choisit, puisqu’il est permis à l’orgueil, à la cupidité, à l’ambition, au mensonge, de venir en aide à l’amour.