Imitations (Tolstoï)/L’Auberge de Sourate

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Traduction par E. Halpérine-Kaminsky.
(p. 52-73).

L’AUBERGE DE SURATE

(D’APRÈS BERNARDIN DE SAINT-PIERRE)




Il y avait dans la ville indienne de Surate un café. Des voyageurs de tous les pays s’y arrêtaient et s’y entretenaient.

Un jour y vint un savant théologien persan. Toute sa vie il avait étudié l’essence de la divinité et il avait écrit des livres sur ce sujet. Il avait beaucoup lu, réfléchi et écrit sur Dieu, au point que tout s’était brouillé dans sa tête et qu’il en était arrivé à ne plus croire en Dieu. Le roi de Perse l’ayant appris, l’avait exilé.

Ainsi raisonnant toute sa vie sur la cause première, le malheureux théologien s’était embrouillé et, au lieu de comprendre qu’il n’avait plus sa raison, il se mit à croire que c'est la raison suprême, celle qui dirige le monde, qui n’existait plus.

Ce théologien avait un esclave africain qui le suivait partout.

Lorsque le théologien entra au café, l’africain resta dehors et s’assit devant la porte sur une pierre au bon soleil. Il resta ainsi en chassant les mouches de lui. Le théologien, lui, s’étendit sur un divan du café et demanda une tasse d’opium. Lorsqu’il l'eut bue et que l’opium commença à exciter son cerveau, il dit à son esclave :

— Eh bien, vil esclave, dis-moi qu’en penses—tu : Dieu existe-t-il ou non ?

— Certainement il existe, répondit l'esclave, et il retira aussitôt de sa ceinture une petite idole de bois.

— Voici le dieu qui me protège depuis que je suis sur la terre, dit-il. Ce dieu est fait d’un nœud de cet arbre sacré que tout le monde adore dans mon pays.

Les gens qui se trouvaient dans le café entendirent cette conversation entre l’esclave et le théologien et en furent très étonnés.

La question du maître les avait étonnés, mais la réponse de l'esclave les étonna bien davantage. Un brahmine qui avait entendu les paroles de l'esclave se tourna vers lui et lui dit :

— Malheureux fou ! peut-on croire que Dieu puisse être caché dans la ceinture d'un homme ? Dieu est un, c'est Brahma. Et Brahma est plus grand que tout l'univers, parce qu'il l'a créé. Brahma est l’unique, le grand Dieu ; le dieu en l'honneur de qui sont construits les temples sur les bords du Gange, le dieu que servent ses uniques prêtres, les brahmines. Seuls les prêtres connaissent le vrai Dieu. Vingt mille ans se sont déjà écoulés, et, malgré toutes les révolutions de l’univers, les prêtres restent les mêmes, tels qu'ils ont toujours été, parce que Brahma, l’unique, le vrai Dieu, les protège.

Ainsi parla le brahmine croyant convaincre tout le monde. Mais un changeur juif qui se trouvait là lui répliqua :

— Non, dit-il, le temple du vrai Dieu n’est pas dans l’Inde !... et Dieu ne protège pas la caste des brahmines ! Le vrai Dieu n’est pas le Dieu des brahmines mais celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et le vrai Dieu protège seulement son peuple d’Israël. Depuis que le monde est monde, Dieu n’a pas cessé d’aimer uniquement notre peuple. Et si aujourd’hui notre peuple est dispersé par toute la terre, ce n’est qu’une épreuve, et Dieu, comme il l'a promis, réunira de nouveau son peuple dans Jérusalem afin de restaurer cette merveille de l’antiquité, le temple de Jérusalem, et de mettre Israël à la tête de tous les autres peuples.

Ainsi parla le Juif — et il se mit à pleurer. Il voulait continuer son discours, mais un Italien qui se trouvait là l'interrompit.

– C’est faux ce que vous dites, fit l'Italien au Juif. Vous attribuez à Dieu une injustice. Dieu ne peut pas aimer un peuple plus que les autres. Au contraire, si même il a protégé jadis Israël, voici dix-huit cents ans que Dieu s’est courroucé contre lui et, en signe de sa colère, l’a dispersé sur toute la terre. Ainsi, cette croyance non seulement ne se propage pas, mais c'est à peine si elle existe encore quelque part. Dieu ne favorise aucun peuple mais appelle tous ceux qui veulent leur salut dans le sein de l’unique Eglise romaine et catholique, hors laquelle il n’y a pas de salut.

Ainsi parla l’Italien. Mais un pasteur protestant qui se trouvait là répondit tout pâle au missionnaire catholique : — Comment pouvez-vous dire que le salut n’est que dans votre confession ! Sachez que seuls seront sauvés ceux qui, d’après l’Evangile, serviront Dieu selon l’esprit et la vérité de la loi de Jésus.

Alors un Turc, employé à la douane de Surate et qui se trouvait là, se tourna d’un air important et tout en fumant sa pipe, vers les deux chrétiens.

— C’est à tort que vous êtes si sûrs de la vérité de votre foi chrétienne, dit-il. Il y a déjà bientôt six cents ans que votre religion fut remplacée par la religion vraie de Mahomet et comme vous le voyez vous-mêmes la vraie foi de Mahomet s’étend de plus en plus, et en Europe, et en Asie, et même dans la Chine civilisée. Vous reconnaissez vous-mêmes que les Juifs sont rejetés par Dieu et vous en donnez la preuve en ce fait qu’ils sont dans l'humilité et que leur foi ne se propage pas. Reconnaissez donc la vérité de la religion de Mahomet puisqu'elle est florissante et qu’elle s’étend sans cesse. Seront seuls sauvés ceux qui croient dans le dernier prophète de Dieu, Mahomet. Et encore ceux-là seuls qui sont partisans d’Omar, et non d’Ali, car les partisans d’Ali sont des infidèles.

À ces paroles, le théologien persan appartenant à la secte d’Ali voulut intervenir. Mais à ce moment une grande discussion s’éleva parmi tous les consommateurs du café qui représentaient diverses religions et confessions. Il y avait des chrétiens d’Abyssinie, des lamas indiens, ismaélites et des adorateurs du feu. Tous discutaient l’essence de Dieu et la façon dont on doit l’adorer. Chacun affirmait que dans son pays seulement on connaissait le vrai Dieu et on savait comment il faut l’adorer.

Tout le monde était animé, criait. Seul, un Chinois, disciple de Confucius, se tenait tranquille dans un coin du café sans prendre part à la discussion. Il prenait son thé, écoutait mais ne disait rien.

Le Turc qui l'aperçut au milieu de la discussion se tourna vers lui :

— Si tu venais à mon aide, bon Chinois. Tu te tais, et cependant tu pourrais dire quelque chose en ma faveur ; je sais qu’en Chine se sont introduites différentes religions. Vos commerçants m’ont dit plus d’une fois que les Chinois regardent la religion mahométane comme la meilleure, et l’adoptent volontiers. Appuie donc mes paroles et dis ce que tu penses du vrai Dieu et de ton prophète.

— Oui, oui, dis ce que tu penses, appuyèrent les autres.

Le Chinois, disciple de Confucius, ferma les yeux et réfléchit un instant ; puis, rouvrant les yeux, il sortit ses mains des larges manches de sa robe, les croisa sur sa poitrine et dit d’une voix tranquille :

— Messieurs, il me semble que l’amour-propre des hommes les empêche plus que tout autre chose de s’accorder en religion. Si vous prenez la peine de m’écouter, je vous l'expliquerai par un exemple.

« Je suis parti de la Chine pour Surate sur un navire anglais qui a fait le tour du monde. En route, nous nous sommes arrêtés au bord oriental de l’île de Sumatra pour nous approvisionner d’eau. A midi, nous descendîmes à terre et nous nous assîmes au bord de la mer à l’ombre de cocotiers, non loin d’un village. Nous étions plusieurs hommes de divers pays.

« Pendant que nous étions assis, un aveugle s’approcha de nous.

« Cet homme était devenu aveugle, comme nous l’avons appris plus tard, parce que voulant comprendre ce qu’était le soleil, il le regardait trop longtemps et avec trop d’obstination. Il voulait le savoir pour lui dérober sa lumière.

« Il recourait à toute sorte de moyens, employant toutes les sciences pour saisir au moins quelques rayons et les enfermer dans une bouteille.

« Longtemps il avait ainsi dépensé tous ses efforts, regardant toujours le soleil sans pouvoir réussir. Il ne réussit qu'à avoir mal aux yeux et à devenir aveugle.

« Alors il se dit :

« — La lumière solaire n’est pas un liquide, parce que si elle était un liquide, on pourrait la verser d'un récipient à un autre ; comme de l'eau elle serait agitée par le vent. La lumière solaire n’est pas non plus du feu, parce que si elle était du feu, elle s’éteindrait dans l'eau. La lumière solaire n’est pas non plus un esprit, parce qu’on la voit, et n’est pas un corps, parce qu’on ne peut pas la toucher. Et comme la lumière solaire n’est ni liquide, ni feu, ni esprit, ni corps,elle n'est rien.

« Ainsi décida-t-il, et autant parce qu’il regardait le soleil que parce qu’il y pensait toujours, il perdit la vue et la raison.

« Quand il fut tout à fait aveugle, il fut complètement convaincu que le soleil n'existait pas.

« En même temps que cet aveugle s'était approché son esclave. Il lit asseoir son maître à l’ombre d'un cocotier, ramassa une noix de coco et se mit à en confectionner une veilleuse. Il fit une mèche avec l’étoupe du coco, exprima le beurre d’une noix dans l'écorce et y plongea la mèche.

« Pendant que l’esclave faisait sa veilleuse, l'aveugle lui dit avec un soupir :

« —— Eh bien, ne t’ai-je pas dit vrai ! le soleil n’existe pas. Tu vois comme il fait sombre. Et on dit le soleil... Et puis qu'est-ce que le soleil ?

« — Je ne sais pas ce que c’est que le soleil, dit l'esclave, il m'importe peu ; mais je connais bien la lumière. Ainsi je viens de faire une veilleuse qui m’éclairera et grâce à laquelle je pourrai te servir et tout trouver dans la cabane.

« Et l’esclave prit le coco dans sa main.

« Voici, dit-il, mon soleil.

« Il y avait aussi là un boiteux avec une béquille. Il entendit ces paroles et se mit à rire.

« — Tu es probablement aveugle de naissance, dit-il, puisque tu ne sais pas ce que c'est que le soleil. Je te dirai ce que c’est. Le soleil, c’est une boule de feu et cette boule sort chaque jour de la mer et se couche chaque soir dans les montagnes de notre île ; nous les voyons tous et tu le verrais aussi si tu avais tes yeux. « Un pêcheur qui était aussi là, entendit ses paroles et dit au boiteux :

« — On voit que tu n'es jamais sorti de ton île. Si tu n’étais pas boiteux et si tu avais voyagé sur la mer, tu saurais que le soleil se couche non pas dans les montagnes de cette île, mais, de même qu’il se lève de la mer, il s’y couche de nouveau le soir. Je le dis avec assurance parce que je le vois de mes propres yeux chaque jour.

« Un Indien entendit ces paroles.

« — Il m’étonne, dit-il, qu’un homme intelligent puisse dire de pareilles bêtises. Est·il possible qu’une boule de feu plonge dans l’eau sans s'éteindre. Le soleil n'est nullement une boule de feu ; c'est une divinité, et cette divinité se nomme Déva. Cette divinité roule sur un char à travers le ciel autour de la montagne d’or Spérouv.

« Il arrive que les méchants serpents Ragou et Kétou se jettent sur Déva et l'avalent, et alors il fait nuit. Mais nos bonzes prient pour que la divinité se délivre, et alors elle se délivre. Seuls des hommes ignorants comme vous, qui n’ont jamais rien vu, peuvent croire que le soleil est seulement pour éclairer leur île.

« Alors ce fut le tour d’un patron de barque égyptienne.

« — Non, dit-il, cela n’est pas vrai non plus. Le soleil n’est pas une divinité et ne tourne pas seulement autour de l’Inde et de sa montagne d’or. J’ai beaucoup navigué, et sur la mer Rouge, et sur les côtes d’Arabie. J’ai été à Madagascar et aux îles Philippines. Partout le soleil éclaire. — Ce n’est pas seulement dans l’Inde et autour d’une seule montagne qu’il se meut, il se lève aux îles du Japon, c'est pourquoi on l’appelle Japon, c'est-à-dire, en leur langue, naissance du soleil, et il se couche loin, très loin à l'occident derrière les îles d’Angleterre. Je le sais fort bien parce que j’ai vu bien des choses moi-même et que j'en ai appris beaucoup de mon grand-père qui avait navigué dans les mers les plus lointaines.

« Il voulait encore parler, mais un matelot anglais de notre navire l'interrompit.

« — Il n’y a pas de terre, sauf l’Angleterre, dit-il, où on sache mieux comment marche le soleil. Le soleil, nous le savons tous en Angleterre, ne se lève ni ne se couche nulle part. Il marche sans cesse autour de la terre. Nous le savons fort bien parce que nous-mêmes nous venons de faire le tour de la terre et que nous n’avons nulle part butté contre le soleil. Partout, comme ici, il se montre le matin et disparaît le soir.

« Et l’Anglais prit un bâton, dessina un cercle sur le sable et expliqua la marche du soleil dans le ciel autour de la terre. Mais il ne sut pas très bien l’expliquer et désignant le pilote de son navire, il dit :

« — Il est plus savant que moi et il pourra mieux vous le faire comprendre.

« Le pilote était un homme sensé ; il écoutait la conversation et se taisait tant qu'on ne le questionnait pas. Mais alors, quand tout le monde se fut tourne vers lui, il se mit à parler : « — Vous vous trompez tous les uns les autres et vous vous trompez vous-mêmes ; le soleil ne tourne pas autour de la terre, c’est la terre qui tourne autour du soleil. De plus, elle tourne sur elle-même en 24 heures, présentant au soleil et le Japon et les îles Philippines, et Sumatra sur laquelle nous sommes, et l’Afrique, et l’Europe, et l’Asie, et bien d’autres terres encore. Le soleil ne luit pas seulement pour une montagne, pour une île, pour une mer, et même pas seulement pour toute la terre, mais pour bien d’autres planètes comme elle. Chacun de vous aurait pu le comprendre s’il regardait en haut, le ciel, et non pas à ses pieds, et s’il ne pensait pas que le soleil ne luit que pour lui ou pour son pays.

« Ainsi dit le sage pilote, qui avait beaucoup voyagé et qui avait beaucoup regardé en haut, dans le ciel.

« Oui, les erreurs et les divisions des religions chez les hommes proviennent de leur orgueil, continua le Chinois, disciple de Confucius. Ce qui est arrivé pour le soleil est arrivé pour Dieu. Chaque homme veut avoir un Dieu particulier, ou du moins un Dieu de son pays. Chaque peuple veut enfermer dans son temple celui que ne peut contenir l’univers entier.

« Et un pareil temple peut-il être comparé à celui que Dieu lui-même a édifié pour y unir tous les hommes dans une seule foi.

« Tous les temples humains sont faits sur le modèle de ce temple qui est l’univers de Dieu. Dans tous les temples il y a des piscines, des voûtes, des lampadaires, des images, des inscriptions, des tables de la loi, des autels de sacrifice. et des prêtres. Dans quel temple y a-t-il une piscine comme l’océan, une voûte comme le firmament, des lampadaires comme le soleil, la lune, les étoiles, des images comme les hommes vivants qui aiment et qui s’entr’aident ? Où trouve-t-on des inscriptions sur la grandeur de Dieu aussi compréhensible que les bienfaits qui partout sont répandus par lui pour le bonheur des hommes ? Où est la table de la loi aussi claire pour chacun que celle qui est écrite dans le cœur de l'homme ? Où sont les sacrifices comparables a ceux que les hommes charitables font à leur prochain ? Et où est l’autel qui vaille le coeur d’un homme bon sur lequel Dieu lui-même reçoit le sacrifice ? « Plus élevée sera la compréhension de Dieu par l'homme, mieux il le connaîtra. Et mieux il connaîtra Dieu, plus il s’en approchera, plus il imitera sa bonté, sa miséricorde et son amour pour les hommes.

« Aussi, que celui qui voit la lumière du soleil qui emplit l’univers, ne condamne pas et ne méprise pas l’homme superstitieux qui dans son idole voit seulement un rayon de cette même lumière, qu’il ne méprise pas non plus l'incrédule qui est devenu aveugle et qui ne voit pas du tout la lumière. »

Ainsi dit le Chinois, disciple de Confucius, et tous ceux qui se trouvaient dans le café se turent et cessèrent de discuter la question de savoir quelle était la meilleure religion.