Imitations (Tolstoï)/Trop cher

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Traduction par E. Halpérine-Kaminsky.
(p. 76-89).

TROP CHER

HISTOIRE VRAIE


(D’APRÈS GUY DE MAUPASSANT)




Au bord de la Méditerranée, entre la France et l’Italie, est un tout petit royaume : Monaco. Il compte moins d’habitants qu’un grand village, sept mille en tout, et il est si peu étendu que la part de terre de chaque Monégasque ne dépasse guère un hectare.

En revanche, il y a un vrai petit souverain, qui possède palais, cour, ministres, évêques, généraux, armée.

Pas nombreuse l’armée : soixante hommes ; une armée cependant. Peu de revenus aussi : les impôts sont, comme partout ailleurs, régulièrement levés, et sur le vin et sur l’alcool, et sur le tabac ; mais bien que les contribuables boivent et fument consciencieusement, ils ne sont pas assez nombreux, et le bon roitelet n’aurait certes de quoi nourrir ses courtisans et ses fonctionnaires ni se nourrir soi-même, s’il n’avait pas une ressource particulière : une maison de jeu, une Roulette.

Les gens jouent, perdent ou gagnent, mais pour le tenancier c’est toujours bénéfice ; aussi ce dernier paye-t-il une grosse redevance au roitelet. Il peut bien le faire, car l’établissement qu’il exploite est unique dans l’Europe.

Des maisons concurrentes avaient existé, auparavant, dans les principautés allemandes, mais elles furent supprimées, il y a une douzaine d’années : trop de malheurs en résultaient. Un joueur arrivait, s’entraînait, perdait tout, parfois même l’argent des autres, puis se suicidait. Les Allemands défendirent donc à leurs petits princes d’exploiter les maisons de jeu, tandis que personne ne pouvait l’interdire au potentat de Monaco. C’est pourquoi il y a le monopole de cette institution.

Aussi, tous les amateurs du trente et quarante se portent-ils dans ses États et se dépouillent-ils à son profit. Le travail honnête n’enrichit guère, dit le proverbe russe. Le roitelet n’ignore sans doute pas plus que nous que la source où il puise est impure. Mais que faire ? il n’est pas plus honnête de se nourrir en recourant à l’impôt sur l’alcool et le tabac. Il faut bien vivre !

Le roitelet règne donc en paix, ramasse l’argent et vit au milieu des cérémonies de cour et d’une rigoureuse étiquette, à l’instar de tous les vrais souverains. Il récompense, punit, passe la revue des troupes, tient conseil, édicte des lois, fait juger dans les tribunaux, tout comme chez les autres rois, en plus petit seulement.




Or, il y a environ cinq ans, un cas fort grave se produisit dans le royaume : un assassinat fut commis. Les monégasques sont des gens paisibles ; ce fut donc parmi eux un événement inouï.

Les juges se réunirent et se mirent, comme il convient, à juger. Tout fut fait suivant les règles : procureur, avocat, jurés, longs et consciencieux débats. Comme c’était la loi, on condamna l’assassin à la peine de mort. Parfait.

On soumit le jugement au souverain qui, après l’avoir lu, le ratifia. Il ne restait plus qu’à exécuter la sentence.

Mais une difficulté surgit : le pays ne possédait ni guillotine ni bourreau.

On réfléchit mûrement, et on résolut de s’adresser au gouvernement français pour en obtenir le prêt d’un maître coupeur de têtes et de son appareil ; on lui demanda en même temps de faire connaître les frais de ce déplacement. Huit jours après, la réponse arriva : le gouvernement français consentait à envoyer la guillotine et le bourreau, quant à la note des frais elle montait à seize mille francs.

On référa au roitelet. Sa Majesté songea que l’assassin ne valait pas ce prix. Seize mille francs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non. Il faudrait prélever un impôt nouveau de plus de deux francs par tête d’habitant. Le peuple pourrait regimber.

On tint conseil, et on décida d’adresser la même demande au roi d’Italie. La France est une république, et la république ne respecte pas les césars, tandis que le roi d’Italie est un frère : il prendra meilleur marché.

La réponse ne se fit pas attendre. Le gouvernement italien informait qu’il enverrait avec plaisir l’appareil et le praticien pour une somme de douze mille francs, y compris les frais du transport.

C’était moins cher, mais encore une trop lourde dépense pour un pareil misérable. Il faudrait toujours imposer les habitants.

Le conseil se réunit derechef. On cherche longuement le moyen d’opérer à meilleur compte. Tiens, ne pourrait-on pas décapiter le gueux en famille, par un soldat indigène ?

On consulta le général. Il pourrait bien charger un de ses guerriers de couper la tête, puisque c’est leur métier et qu’à la guerre on ne fait que cela. Le général parla aux soldats, mais tous refusèrent d’assumer la tâche. « Non, dirent-ils, nous n’avons pas la pratique suffisante de l’arme blanche. »

Comment faire ? On réfléchit, on délibéra encore. On réunit un comité, une commission, une sous-commission. On trouva : il faut commuer la peine de mort en celle de prison perpétuelle. Ainsi, le prince pourra montrer sa clémence et, en même temps, cela coûtera moins. Le roitelet approuva.

Mais une nouvelle difficulté surgit : on ne possédait pas de prison appropriée à une détention à vie. Il y avait bien des postes de police, mais point de vraie prison, sûre, solide. On dut en installer une ; on nomma un gardien ; enfin on enferma le prisonnier.

Parfait. Le geôlier garde le criminel et est également chargé de lui apporter la nourriture de la cuisine du palais.

Six mois se passent, puis un an. Le roitelet en faisant ses comptes de fin d’année, s’aperçoit que la dépense afférente à l’entretien du prisonnier grève lourdement son budget : gardien, nourriture, etc. Le gars est jeune, bien portant, rien n’empêche qu’il ne vive cinquante ans encore. Calculez à quel chiffre les frais pourraient monter ! Cela ne saurait continuer ainsi.

Le souverain fit venir les ministres.

— Veuillez prendre des mesures, leur fit-il, afin de réduire les dépenses d’entretien du misérable ; il nous coûte trop cher.

Les ministres se réunirent en conseil et délibérèrent.

— J’ai trouvé, messieurs, dit un : il faut supprimer la charge du geôlier.

— Mais le prisonnier s’évadera, fit observer un autre.

— Eh bien ! qu’il s’en aille au diable, ce nous serait un bon débarras !

On référa au prince, celui-ci approuva encore, et le gardien fut renvoyé. Parfait. Il n’y a qu’à attendre les événements.

Or, à l’heure du dîner, le prisonnier sort pour chercher le gardien ; ne le trouvant pas, il se rend à la cuisine royale, prend les aliments qu’on lui donne, retourne à la prison et s’y enferme avec soin. Le lendemain, même manège : il réclame sa nourriture et dîne tranquillement ; quant à s’évader il n’y pense nullement !

Comment faire ? On se remet à délibérer. « Disons-lui tout bonnement que nous n’avons plus besoin de lui. Qu’il s’en aille ! »

Fort bien. Le ministre de la justice fait venir le criminel et lui dit :

— Pourquoi ne vous en allez-vous pas ? Vous n’avez plus de gardien, personne ne vous retient, et certes le prince ne vous en voudra pas si vous voulez quitter ses terres.

— Le prince ne m’en voudra pas, j’entends bien, répondit le prisonnier ; mais où irai-je, que deviendrai-je ? Votre jugement m’a déshonoré à jamais, personne ne voudra de moi, je n’ai plus de moyen d’existence. Pourquoi avez-vous si mal agi envers moi ? Vous m’avez condamné à mort. Bien. Il fallait m’exécuter, et vous ne l’avez pas fait. Je n’ai rien dit. Vous m’avez ensuite condamné à la prison perpétuelle et m’avez préposé un geôlier pour m’apporter la nourriture ; puis vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien dit encore. Je me donnais la peine d’aller chercher ma nourriture. Aujourd’hui vous me dites de m’en aller. Ah ! mais non : faites ce que vous voudrez, moi, je reste.

Que faire ? De nouveau le conseil se réunit, délibère. Enfin, il est décidé qu’on offrirait au coupable une pension. Impossible de s’en débarrasser autrement. On fait un rapport au prince ; il n’a pas à choisir, et il approuve. La pension est fixée à six cents francs, et on informe le criminel.

— Soit, dit-il, je m’en vais, mais vous payerez régulièrement.

Le nouveau pensionné reçut deux cents francs d’acompte, dit adieu à tout le monde et quitta le pays. Il n’eut à faire qu’un quart d’heure en chemin de fer.

Ayant acheté, à quelques minutes de la frontière, un lopin de terre, il y cultive quelques légumes et va aux jours fixés toucher sa pension. L’argent empoché, il entre au Casino, risque deux ou trois francs sur le tapis vert, perd ou gagne, puis rentre tranquillement chez lui.

Il vit ainsi heureux et en sage.




Sa chance fut d’avoir commis son « péché » hors les pays qui ne craignent aucune dépense pour pouvoir couper aux hommes les têtes ou pour les enfermer à vie dans les prisons.