Imitations (Tolstoï)/Le Tambour

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Traduction par E. Halpérine-Kaminsky.
(p. 92-115).

LE TAMBOUR




Il était une fois un ouvrier nommé Émilien.

Un jour qu’il traversait une prairie pour se rendre à son travail, il aperçut une grenouille qui sautillait devant lui. Émilien leva le pied pour ne pas l’écraser, et passa. Presque aussitôt il s’entendit appeler par derrière et vit une très belle jeune fille qui lui dit :

— Émilien, pourquoi, ne te maries-tu pas ?

— Comment songerais-je à me marier, ma belle ? Je ne possède que ce que j’ai sur moi : personne ne voudrait de moi.

— Quelle idée ! dit la jeune fille. Pourvu que tu travailles le plus possible et que tu dormes le moins possible, nous aurons toujours et partout de quoi nous habiller et de quoi nous nourrir.

— Eh bien, soit, dit-il, marions-nous ! Et où irons-nous ?

— Allons à la ville.

Émilien suivit la jeune fille. Elle le mena au bout de la ville, dans une petite maisonnette. Ils se marièrent et vécurent ensemble.

Un jour, le voyévode, sortant de la ville, passa devant la maison d’Émilien, dont la femme s’était mise sur la porte pour le voir passer.

En l’apercevant le voyévode tout surpris s’écria :

— D’où vient une pareille beauté ?

Et, ayant arrêté son cheval, il l’appela près de lui et se mit à la questionner.

— Qui es-tu ?

— Je suis la femme du moujik Émilien, dit-elle.

— Comment, toi si belle, as-tu pu épouser un moujik ? Tu es faite plutôt pour être la femme d’un prince.

— Merci du compliment, dit-elle ; mais je suis heureuse avec mon moujik.

Le voyévode lui parla encore quelques instants, puis il reprit son chemin.

Mais, rentré dans son palais, la femme d’Émilien ne lui sortit pas de la tête. Il ne dormait plus la nuit et pensait sans cesse au moyen de l’enlever au moujik. Il ne trouvait rien. Il appela donc ses serviteurs et leur ordonna de trouver un moyen.

Et ils dirent au voyévode :

— Prends Émilien chez toi comme travailleur. Nous lui donnerons une besogne telle qu’il y succombera et que sa femme deviendra veuve : alors tu pourras la prendre.

C’est ce que fit le voyévode. Il envoya chercher Émilien pour qu’il vînt servir chez lui et habitât avec sa femme dans le palais.

Ses envoyés se rendirent donc chez le moujik et lui signifièrent les ordres de leur maître.

La femme dit alors :

— Eh bien, va. Tu travailleras le jour, et tu reviendras le soir.

Émilien se rendit au palais. Et l’intendant lui demanda :

— Pourquoi es-tu venu seul, sans ta femme ?

— Et pourquoi l’aurais-je amenée ? Elle a sa maison.

Alors, on donna à Émilien un travail que deux hommes eussent à peine pu faire. Il se mit à la besogne ne croyant pas en venir à bout, mais elle fut terminée avant le soir. L’intendant voyant cela, lui en donna quatre fois autant pour le lendemain.

Émilien rentra chez lui. À la maison tout était balayé, nettoyé ; le poêle allumé, le diner prêt. Sa femme l’attendait en cousant près de la table.

Elle l’accueillit affectueusement, lui servit à manger et à boire, puis se mit à le questionner sur son travail.

— Oh ! dit-il, ça ne va pas bien. On me donne plus de besogne que je n’en peux faire. Ils me feront mourir de fatigue.

— Eh bien, toi, ne pense pas à ton travail et surtout ne regarde ni en arrière ni en avant ; ne t’inquiète ni de ce qui est fait ni de ce qui reste à faire : travaille seulement, et tout sera fait à temps.

Émilien se coucha.

Le matin, il retourna à sa besogne et il travailla sans regarder une seule fois derrière lui. Et voilà que vers le soir tout se trouva fait et qu’il faisait encore jour lorsqu’il rentra chez lui.

Alors, chaque jour on augmenta sa tâche, et chaque jour Émilien la terminait à temps et retournait coucher chez lui.

Une semaine se passa.

Les serviteurs du voyévode voyant qu’on ne pouvait venir à bout du moujik par un travail de manœuvre, lui donnèrent des ouvrages plus difficiles, mais ils ne réussirent pas mieux. Tout ce dont on le chargea, travail de menuisier, de maçon, de couvreur, il faisait tout dans le délai fixé et toujours il retournait le soir auprès de sa femme.

Une seconde semaine s’écoula.

Alors, le voyévode appela ses serviteurs et leur dit :

— Est-ce que je vous nourris pour rien ? Voilà deux semaines passées et je ne vois pas ce que vous avez réussi à faire. Vous vous étiez engagés à faire périr Émilien à force de fatigue, et je le vois chaque jour, de ma fenêtre, retourner chez lui en chantant. Vous moquez-vous de moi ?

Les serviteurs se justifièrent en disant :

— Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour le faire périr d’abord par un travail d’homme de peine ; mais il enlève la besogne comme avec un balai : il n’est jamais fatigué. Alors nous lui avons donné des travaux plus compliqués, pensant qu’il n’aurait pas assez d’intelligence pour s’en tirer, mais nous n’avons pas mieux réussi. D’où vient cela ? Il comprend tout, il fait tout. Il doit y avoir un sortilège en lui ou en sa femme. Nous-mêmes, nous en avons assez. Nous cherchons maintenant à lui demander un travail tel qu’il soit absolument impossible de le faire. Nous pensions lui ordonner de bâtir en un seul jour une nouvelle cathédrale. Fais-le appeler et donne-lui l’ordre de construire, en face de ton palais, une cathédrale en un seul jour. S’il n’y parvient pas, on pourra lui couper la tête pour avoir désobéi.

Le voyévode envoya chercher Émilien.

— Écoute, lui dit-il, voici mon ordre : il faut que tu construises une nouvelle cathédrale, sur la place, en face de mon palais. Elle devra être terminée demain soir. Si tu la fais, tu auras une belle récompense ; sinon, je te ferai couper la tête.

Ayant écouté cet ordre, Émilien s’inclina et rentra chez lui.

— Allons, c’est ma fin, pensa-t-il.

Arrivé chez lui, il dit à sa femme :

— Vite, femme, prépare-toi ! il faut fuir ou je suis perdu.

— De quoi donc as-tu peur ainsi, que tu veuilles fuir ?

— Et comment ne pas avoir peur ? Le voyévode m’a ordonné de construire dans la journée de demain une nouvelle cathédrale. Et si je n’y parviens pas, il me couperait la tête. Il ne me reste qu’à fuir pendant qu’il en est temps.

La femme ne fut pas de son avis.

— Le voyévode a un grand nombre de serviteurs. Il pourra nous atteindre partout. Il faut donc obéir.

— Mais comment ? c’est au-dessus de mes forces.

— Bah ! mon petit père, ne te désole pas. Soupe et couche-toi. En te levant demain de meilleure heure, tu y parviendras.

Émilien se coucha.

Avant l’aube sa femme le réveilla.

— Va vite, dit-elle, terminer la cathédrale. Voici des clous et un marteau. Tu as encore pour une journée de travail.

Émilien se rendit en ville. Au milieu de la place, il trouva en effet une nouvelle cathédrale. Il ne restait presque plus rien à faire pour qu’elle fût terminée. Émilien se mit à la besogne, et le soir tout était achevé.

Lorsque le matin, en s’éveillant, le voyévode avait par sa fenêtre aperçu la cathédrale et Émilien allant de ci de là et posant les derniers clous, il n’avait pas éprouvé le moindre plaisir de posséder cette cathédrale, tant il était irrité de ne pouvoir faire mourir le moujik pour prendre sa femme.

Il appela de nouveau ses serviteurs.

— Émilien nous échappe encore, leur dit-il. Je ne peux le faire exécuter. C’était trop facile pour lui. Il faut inventer quelque chose de plus compliqué. À vous de le trouver si vous ne voulez pas que je vous fasse mourir à sa place.

Les serviteurs imaginèrent alors de commander à Émilien une rivière. Cette rivière devait couler autour du palais et des bateaux devaient naviguer sur ses eaux.

Le voyévode appela Émilien et lui donna ce nouvel ordre.

Émilien rentra chez lui plus triste que la veille.

— Pourquoi donc es-tu si triste ? lui demanda sa femme. Est-ce qu’on t’ordonne un nouveau travail ?

Émilien lui dit alors ce qui en était.

— Cette fois, il faut fuir.

Mais la femme répondit :

— Tu ne peux pas fuir. On nous atteindrait partout. Il faut obéir. Va donc ! petit père, ne t’afflige pas, soupe et couche-toi. Lève-toi plus tôt. Et tout se fera.

Émilien se coucha.

Le matin, sa femme le réveilla.

— Va-t’en à la ville, lui dit-elle, tout est prêt. Il n’y a qu’un peu de terre qui reste encore près du port. Prends une bêche et va l’enlever.

Arrivé en ville, Émilien vit une rivière autour du palais, et sur cette rivière des bateaux. Il s’approcha alors du port et ayant aperçu un tas de terre, il se mit à l’enlever.

Le voyévode, en s’éveillant, vit une rivière où il n’y en avait pas la veille, et, sur cette rivière, des bateaux, et Émilien enlevant les dernières pelletées de terre. Il fut stupéfait, mais il n’éprouva aucune joie d’avoir cette rivière et ces bateaux. Il était furieux de n’avoir aucun motif pour faire mourir Émilien.

— Rien ne lui est impossible, pensa-t-il. Que faire à présent ?

Il appela ses serviteurs et tous ensemble ils se mirent à réfléchir.

— Trouvez donc une chose telle qu’il ne puisse la faire ; car tout ce que nous avons imaginé, il l’accomplit — et je ne peux lui prendre sa femme.

Les serviteurs réfléchirent, réfléchirent longtemps. Enfin, ils dirent au voyévode :

— Il faut appeler Émilien et lui dire : « Va je ne sais où, rapporte je ne sais quoi. » Cette fois il ne pourra pas t’échapper. Où qu’il aille, tu diras que ce n’était pas là qu’il devait aller, et quoi qu’il apporte, tu diras que ce n’est pas ce que tu voulais. Alors on l’exécutera et tu prendras sa femme.

Le voyévode fut tout joyeux.

— Cette fois, c’est parfait ! fit-il.

Et il envoya chercher Émilien et lui dit :

— Va je ne sais où ; rapporte je ne sais quoi. Si tu ne l’apportes pas, je te ferai couper la tête.

— Émilien alla trouver sa femme et lui fit part des ordres du voyévode.

Pour le coup la femme resta songeuse.

— Allons, finit-elle par dire, c’est pour son malheur qu’on a conseillé cela au voyévode. À présent il faut agir de ruse.

Elle réfléchit encore, puis dit à son mari :

— Il te faudra aller loin, chez notre grand’mère, chez la vieille mère des moujiks. Tu lui demanderas son aide. Et si tu obtiens d’elle un objet quelconque, reviens droit chez le voyévode ; j’y serai. Cette fois, je ne peux plus leur échapper, ils m’auront de force, mais pas pour longtemps. Si tu fais tout comme la grand’mère te l’indiquera, tu me reprendras bientôt.

Elle prépara tout ce qu’il fallait à son mari pour le voyage, et, lui donnant un petit sac et une quenouille :

— Donne-lui ça, dit-elle. C’est à cela qu’elle reconnaîtra que tu es mon mari.

Émilien se mit en route.

En sortant de la ville, il vit des soldats qui faisaient l’exercice. Il s’arrêta pour les regarder. Lorsqu’ils s’assirent pour se reposer, il s’approcha d’eux et leur demanda :

— Ne sauriez-vous pas, frères, comment aller je ne sais où et rapporter je ne sais quoi ?

Les soldats furent surpris de cette question.

— Qui te l’a ordonné ? demandèrent-ils.

— Le voyévode.

— Alors, nous ne pouvons te venir en aide.

Émilien poursuivit sa route.

Il marcha, il marcha, et il arriva enfin dans une forêt. Dans la forêt, une cabane. Dans la cabane, une vieille — la vieille mère des moujiks — qui filait en pleurant.

Elle aperçut Émilien et lui cria avec humeur :

— Que viens-tu faire ici ?

Émilien lui présenta la quenouille et lui dit qu’il venait envoyé par sa femme. La vieille se radoucit aussitôt et se mit à le questionner. Émilien lui raconta sa vie ; comment il avait épousé la jeune fille ; comment il était allé vivre à la ville ; comment on l’avait pris pour travailler chez le voyévode ; comment il avait construit une cathédrale, creusé une rivière et fait des navires, et comment enfin le voyévode lui avait ordonné d’aller je ne sais où et de rapporter je ne sais quoi.

Quand elle l’eut écouté, la vieille cessa de pleurer et se mit à murmurer quelque chose entre ses dents.

— Allons ! c’est bien, finit-elle par dire. Repose-toi d’abord, mon fils, et mange.

Et, lorsqu’il eut fini de manger, elle lui dit :

— Voici une pelote ; fais-la rouler devant toi et suis-la. Elle te fera aller loin, jusqu’à la mer. Quand tu y seras arrivé, tu verras une grande ville, et tu demanderas l’hospitalité pour la nuit dans la première maison que tu rencontreras en y entrant. Cherche là ce qu’il te faut.

— Mais comment, grand’mère, pourrai-je la reconnaître ?

— Quand tu verras une chose à laquelle on obéit mieux qu’à son père ou à sa mère, ce sera cela. Empare-t-en, et fuis. Tu l’apporteras au voyévode. Et s’il te dit que ce n’est pas ce que tu devais apporter, tu répondras : « Puisque ce n’est pas cela, il faut la briser ». Alors, frappe sur cette chose, porte-la à la rivière, brise-la et jette-la dans l’eau ; et tu pourras reprendre ta femme.

Émilien prit congé de la vieille et s’en alla en faisant rouler la pelote devant lui.

La pelote roula, et le mena jusqu’à la mer. Près de la mer, une grande ville. À l’entrée de la ville, une grande maison. Émilien y demanda l’hospitalité pour la nuit. On la lui accorda. Il se coucha.

Le lendemain, il s’éveilla de bon matin et entendit le maître de la maison qui réveillait son fils et lui ordonnait d’aller couper du bois. Mais le fils n’obéit pas.

— Il est trop matin, dit-il, j’ai le temps.

Puis il entendit la mère qui se levait et qui dit :

— Va, mon fils, ton père est vieux ; ce n’est pas à lui à faire cette besogne, va, il est temps…

Pour toute réponse, le fils ne fit entendre qu’un grognement et se rendormit.

Mais tout à coup un grand bruit retentit dans la rue. Le fils alors se leva précipitamment, s’habilla et courut hors de la maison.

Émilien se leva aussi et se hâta de sortir pour voir ce à quoi le fils obéissait mieux qu’à son père et à sa mère. Il vit, dans la rue, un homme qui marchait, portant quelque chose de rond qu’il frappait avec des bâtonnets ; et c’est ce quelque chose qui faisait tout ce bruit et à quoi obéissait le fils. Il s’approcha pour l’examiner et vit un objet ayant la forme d’un tonneau et fermé des deux bouts, d’une peau tendue.

Il demanda ce que c’était.

— Un tambour, lui dit l’homme.

— Et il est vide ?

— Oui, vide.

Émilien surpris le pria de le lui donner, mais l’homme refusa. Alors il ne pria plus ; il chercha à s’en emparer. Il n’y parvint pas de la journée. Ce n’est que lorsque l’homme se coucha pour la nuit, qu’Émilien put enfin se saisir du tambour et prendre la fuite.

Il courut, il courut, et il arriva à sa maison. Il espérait y trouver sa femme, mais elle n’y était plus. Le lendemain de son départ on était venu la prendre pour l’emmener chez le voyévode.

Il se rendit chez le voyévode et demanda à le voir :

— Dites-lui que celui qui arrive vient de je ne sais où et rapporte je ne sais quoi.

On prévint le voyévode. Il fit dire à Émilien de revenir le lendemain.

Émilien insista pour être reçu sur-le-champ.

Le voyévode parut.

— D’où viens-tu ? demanda-t-il.

Émilien le lui dit.

— Ce n’est pas là qu’il fallait aller. Et qu’apportes-tu ?

Émilien se disposait à le lui montrer, mais le voyévode ne voulut pas même voir.

— Puisque ce n’est pas cela, il faut le casser ! Tant pis !

Et Émilien sortit avec le tambour et se mit à frapper dessus.

Au premier coup, toutes les troupes du voyévode accoururent vers Émilien, lui rendirent les honneurs et attendirent ses ordres.

De sa fenêtre, le voyévode se mit à crier aux soldats de ne pas suivre Émilien, mais ils ne l’écoutèrent pas. Alors le voyévode prit peur et ordonna de rendre à Émilien sa femme. Il lui demanda seulement le tambour.

— Impossible, dit Émilien ; j’ai ordre de le briser et d’en jeter les morceaux dans la rivière.

Et il se dirigea vers la rivière suivi de toute l’armée.

Il creva le tambour, le mit en pièces et le jeta à l’eau. Alors tous les soldats se dispersèrent.

Émilien reprit sa femme et la ramena dans sa maison où ils vécurent heureux, le voyévode ayant renoncé à les inquiéter.