Imitations (Tolstoï)/Une rencontre au Caucase
UNE RENCONTRE
AU CAUCASE
Nous étions en expédition.
Les opérations de la colonne touchaient à leur terme. La percée de la forêt s’achevait et nous attendions, d’un jour à l’autre, l’ordre de nous replier sur la forteresse.
Notre portion de batterie, établie sur la pente d’une montagne abrupte, au pied de laquelle coulait un torrent, avait pour mission de balayer la plaine qui se déroulait devant nous. Sur cette plaine pittoresque, on apercevait çà et là, hors de portée des canons, des groupes pacifiques de montagnards à cheval qui venaient par curiosité, surtout vers le soir, regarder le camp russe.
La soirée était claire, calme et fraîche comme le sont habituellement, au Caucase, les soirées de décembre. Le soleil descendant à gauche, derrière la chaîne montagneuse, dorait de ses rayons rosés les tentes disséminées sur le versant les groupes mobiles des soldats et nos deux canons qui, immobiles à quelques pas de nous semblaient avancer pesamment le cou.
Un piquet d’infanterie, placé sur un mamelon à gauche, se découpait nettement dans la lumière transparente du couchant, avec ses faisceaux, la silhouette de sa sentinelle et la fumée de ses feux ; à mi côte, à droite et à gauche, sur la terre piétinée et noire, les tentes mettaient leurs taches blanches, et derrière elles se dressaient les troncs noirs et dénudés de la forêt où retentissait incessamment le choc des cognées, la chute des arbres et le crépitement des feux. Des colonnes bleuâtres de fumée montaient de toutes parts dans l’azur du ciel froid. Au-dessous des tentes, près du torrent, passaient en file, avec un grand bruit de sabots et de hennissements, les cosaques, les dragons et les artilleurs qui venaient de faire boire leurs chevaux.
Il commençait à geler. Dans l’air pur et raréfié les sons se percevaient avec une netteté singulière et le regard portait très loin sur la plaine. Les groupes ennemis, qui ne provoquaient plus la curiosité de nos soldats, chevauchaient tranquillement dans les champs jaunes de maïs, et, parfois, de derrière les arbres, on apercevait les colonnes des cimetières et la fumée des aouls[1].
Notre tente était dressée non loin des canons dans un endroit sec et élevé d’où la vue s’étendait étonnamment. Là, près de la batterie, nous avions déblayé une plateforme, nous y avions installé un jeu de quilles, et les soldats complaisants nous avaient confectionné une table et des bancs d’osier tressé. Tous ces agréments faisaient que les officiers d’artillerie, nos camarades, et quelques officiers d’infanterie, aimaient à se réunir le soir dans notre batterie, qu’ils appelaient le club.
La soirée étant belle, les plus adroits étaient venus jouer aux quilles. Le lieutenant O., le sous-lieutenant D., et moi, nous avions déjà perdu deux parties successives et, à la grande joie des spectateurs : officiers, soldats et ordonnances qui de leurs tentes nous regardaient en riant, il nous fallut porter nos vainqueurs sur notre dos d’un bout à l’autre de la plateforme. La position difficile du capitaine Ch., gros et grand, était surtout amusante. Riant de bon cœur et ses longues jambes traînant jusqu’à terre, il fit le voyage sur le dos du petit et chétif lieutenant O.
Mais il commençait à se faire tard. Les ordonnances nous apportèrent, pour nous six, trois verres de thé, sans soucoupes et, cessant de jouer, nous nous approchâmes de la table. Près d’elle se tenait un inconnu. C’était un petit homme aux jambes cagneuses, couvert d’un touloupe de mouton et d’un haut bonnet circassien en chèvre du Thibet dont la laine longue et blanche lui pendait sur le front. À notre approche, il ôta et remit son bonnet à plusieurs reprises et fit un mouvement vers nous, mais chaque fois il s’arrêta. Enfin, ayant sans doute reconnu qu’il ne pouvait rester plus longtemps inaperçu, il ôta définitivement son bonnet et passant derrière nous, il s’approcha du capitaine Ch.
— Ah ! Gouskantini ! Eh ! bien, petit père ? lui dit celui-ci riant encore de son équipée.
Gouskantini, comme l’appelait le capitaine, remit aussitôt son bonnet et fit le geste de mettre ses mains dans les poches du touloupe ; mais, du côté où je me trouvais, ce vêtement n’en avait point et la petite main rouge demeura dans une position embarrassée.
Le désir me vint de savoir qui était cet homme. Était-ce un sous-officier, ou bien un officier dégradé ? — Et sans remarquer ce qu’avait de troublant pour lui cette curiosité d’un officier étranger, j’examinai attentivement son allure et sa physionomie. Il paraissait avoir une trentaine d’années. Ses petits yeux gris et ronds avaient un regard à la fois endormi et inquiet, derrière la laine blanche et sale du bonnet. Son nez gros et mal dessiné, au milieu des joues creuses, accentuait sa maigreur maladive. Ses lèvres, à peine couvertes d’une moustache rare et d’un blond tricolore, remuaient constamment comme pour passer d’une expression à une autre, mais elles n’en achevaient aucune, et la seule que gardât son visage était une expression d’inquiétude fébrile. Son cou aux veines saillantes était entouré d’une écharpe de laine verte dont les bouts se perdaient dans le touloupe. Ce touloupe lui-même était court et usé, orné au col et aux fausses poches d’une figure de chien découpée dans une étoffe rouge. Les pantalons à carreaux étaient couleur de cendre et les bottes avaient, comme celles des soldats, de courtes tiges non noircies.
— Ne vous dérangez pas, je vous prie, lui dis-je lorsque de nouveau, en me jetant un regard timide, il souleva son bonnet.
Il me salua d’un air reconnaissant, remit son bonnet et, ayant tiré de sa poche une blague d’indienne, il se mit à faire une cigarette.
Récemment encore j’étais moi-même sous-officier, un ancien sous-officier, incapable de m’empresser avec complaisance auprès de jeunes camarades, un sous-officier sans fortune. Je savais donc tout ce que cette position a de pénible pour un homme qui n’est plus jeune et qui ne manque pas d’amour propre. C’est pourquoi je sympathisais avec tous ceux qui se trouvaient dans cette situation et je cherchais à reconnaître leur caractère et le degré de leur intelligence pour évaluer celui de leurs souffrances morales.
Ce sous-officier, ou cet officier dégradé, à en juger par ses regards inquiets et la mobilité de sa physionomie, me parut un homme assez intelligent et d’une extrême susceptibilité ; donc très digne d’intérêt.
Le capitaine nous proposa une dernière partie de quilles dont l’enjeu devait être, outre la promenade à dos, quelques bouteilles de vin, du rhum, du sucre, de la cannelle et de la girofle pour faire un vin chaud, boisson que, cet hiver-là, le froid avait mise à la mode dans notre détachement.
Gouskantini, comme l’appela de nouveau le capitaine, fut invité à prendre part à notre jeu ; mais, avant d’accepter, luttant évidemment contre le plaisir que lui causait notre invitation et quelque secrète appréhension, il prit le capitaine à part et lui murmura quelque chose à l’oreille.
Le bon capitaine lui frappa sur le ventre, de sa main grasse et répondit tout haut :
— Bien, petit père : on vous fera crédit.
Le jeu se termina par la victoire du parti où se trouvait le subalterne, et celui-ci eut à monter sur le dos du sous-lieutenant D. Le sous-lieutenant rougit, le prit à l’écart et lui offrit des cigarettes en guise de rançon.
Pendant qu’on préparait le vin chaud et qu’on entendait dans la tente des ordonnances le remue-ménage de Nikita, dont la voix s’élevait pour réclamer du planton de service la cannelle et la girofle, et dont le dos bombait, tantôt d’un côté tantôt d’un autre, la toile sale de la tente, nous nous assîmes tous les sept près de la table et, buvant le thé à tour de rôle dans les trois verres, nous nous entretînmes gaiement des diverses péripéties de la partie, en plongeant le regard devant nous, dans la plaine qui commençait à se vêtir en crépuscule.
L’inconnu en touloupe ne prenait aucune part à la conversation, refusant obstinément le thé que je lui offris à plusieurs reprises ; assis par terre, à la turque, il faisait des cigarettes avec du tabac en poussière et les fumait l’une après l’autre non pas tant pour son plaisir, c’était visible, que pour se donner une contenance.
Comme on disait attendre pour le lendemain l’ordre de se replier ou peut-être même un engagement, il se souleva sur les genoux et, s’adressant seulement au capitaine, il lui dit qu’étant quelques instants auparavant chez l’aide de camp, il avait écrit lui-même l’ordre de retraite pour le lendemain. Nous nous taisions tous pendant qu’il parlait et malgré sa timidité nous insistâmes pour lui faire répéter cette nouvelle, si intéressante pour nous. Il la redit, ajoutant cette fois qu’il se trouvait, qu’il était assis, chez l’aide de camp avec lequel il habitait, au moment où l’ordre avait été apporté.
— Vous ne blaguez pas, petit père ? dit le capitaine. C’est qu’il me faut donner des ordres pour demain à ma compagnie.
— Mais non… — C’est sérieux… Comment donc !… dit le subalterne qui se tut tout à coup, et, se trouvant évidemment offensé, il fronça les sourcils d’une façon bizarre en murmurant quelque chose, puis il se remit à rouler des cigarettes. Mais son tabac en poudre était épuisé dans sa blague d’indienne, et il demanda au capitaine de lui « prêter » une petite cigarette.
Longtemps encore continua notre monotone bavardage de militaires, que tous ceux qui ont servi connaissent bien : on se plaignait, toujours avec les mêmes expressions, de l’ennui, de la lenteur de la campagne ; toujours dans les mêmes termes on critiquait les chefs, on faisait l’éloge d’un camarade, on en plaignait un autre, on s’étonnait des gains au jeu de celui-ci, des pertes de celui-là, etc., etc.
— Ainsi, mon petit père, notre aide de camp, en voilà un qui s’est fait ramoner, dit le capitaine. À l’état-major, il gagnait toujours ; quel que fût son adversaire, il ramassait tout. Maintenant voici le deuxième mois qu’il ne cesse de perdre. Cette expédition lui est funeste. Il a bien perdu deux mille roubles en argent et au moins cinq cents roubles en objets divers : un tapis qu’il avait gagné à Moukhine, les pistolets de Nikitine, une montre d’or de chez Sarda dont Vorontsov lui avait fait cadeau, tout y a passé.
— C’est bien fait, dit le lieutenant O. Vraiment il a trop bien nettoyé tout le monde ; on ne pouvait plus jouer contre lui.
— Oui, il a nettoyé tout le monde, et maintenant c’est lui-même qui est nettoyé, dit le capitaine en riant de son bon rire bonhomme. Ainsi Gouskov, qui vit chez lui : il a failli le perdre aussi. N’est-ce pas, mon petit père ? dit-il en s’adressant à Gouskov.
Gouskov se mit à rire d’un rire douloureux et maladif qui modifiait complètement l’expression de son visage. À ce changement, il me sembla que j’avais déjà vu cet homme autrefois. D’ailleurs, son véritable nom : Gouskov, ne m’était pas inconnu, mais où et quand l’avais-je rencontré ? Je ne pouvais me le rappeler.
— Oui, dit Gouskov, en levant la main à sa moustache, mais en la laissant retomber sans y toucher. Pavel Dimitrievitch a eu toutes les mauvaises chances pendant cette expédition ; c’est une vraie « veine de malheur », ajouta-t-il en un français laborieux mais pur.
Et il me sembla de nouveau reconnaître en lui quelqu’un que j’avais déjà vu et même assez souvent.
— Je connais très bien Pavel Dimitrievitch ; il me confie tout, continua-t-il ; nous sommes de vieux amis… c’est-à-dire qu’il a de l’amitié pour moi, reprit-il, évidemment effrayé de cette affirmation trop audacieuse qu’il était un vieil ami de l’aide de camp. — Pavel Dimitrievitch joue fort bien, mais je ne sais pas ce qu’il a maintenant ; il joue tout à fait comme un écervelé. « La chance a tourné », ajouta-t-il en français, en s’adressant à moi particulièrement.
D’abord nous avions écouté Gouskov avec bienveillance ; mais dès qu’il eut prononcé cette nouvelle phrase française, nous nous détournâmes instinctivement de lui.
— J’ai joué plus de cent fois avec lui, et, convenez que c’est étrange, dit le lieutenant en appuyant sur ce dernier mot, bien étrange ; je n’ai jamais pu lui gagner un kopek. Pourtant il m’arrive de gagner avec les autres.
— Pavel Dimitrievitch joue très bien, dis-je. Je le connais depuis longtemps.
En effet je connaissais l’aide de camp depuis plusieurs années. Bien des fois je l’avais vu soutenir un jeu relativement considérable pour un officier, et j’admirais sa figure belle et impassible, un peu morne, son parler lent de petit russien, ses chevaux et ses bijoux, son allure fière, et surtout sa manière agréable et correcte de conduire le jeu. Plus d’une fois, je l’avoue, en regardant sa main blanche et potelée dont l’index était orné d’un brillant, et qui abattait les cartes les unes après les autres, je m’étais senti irrité contre cette bague, contre cette main blanche, contre la personne entière de l’aide de camp, et de vilaines pensées m’étaient venues à l’esprit. Mais ensuite, en y réfléchissant de sang-froid, je reconnaissais qu’il était simplement un joueur plus habile que ceux contre lesquels il jouait. En l’écoutant disserter sur le jeu, sur la manière dont on doit le quitter, sur l’utilité de savoir s’arrêter à certains moments, sur la nécessité de ne jouer jamais qu’argent comptant, etc. etc., il devenait clair pour moi que s’il gagnait habituellement, c’est qu’il avait plus de science et plus de sang-froid que nous tous. Et voilà que ce joueur prudent avait perdu pendant cette expédition non seulement tout son argent mais encore tous ses objets de prix !
— Il n’en a pas moins toujours sa chance contre moi, continua le lieutenant. Aussi me suis-je donné ma parole de ne plus jouer avec lui.
— Que vous êtes singulier ! mon petit père, dit le capitaine en clignant de l’œil de mon côté ; vous lui avez bien laissé trois cents roubles, hein ?
— Plus, dit avec humeur le lieutenant.
— Et c’est alors seulement que vous avez ouvert les yeux ? Trop tard ? mon petit père. Tout le monde sait depuis longtemps que c’est le grec du régiment, dit le capitaine retenant à peine son rire et tout joyeux de son invention. Ainsi Gouskov ici présent, c’est lui qui lui prépare les cartes ; de là leur amitié, mon petit père…
Et le capitaine partit d’un tel éclat de rire qu’il renversa une partie du vin chaud qu’il tenait à la main.
Le visage maigre et jaune de Gouskov se colora d’une légère rougeur. Ses lèvres s’ouvrirent à plusieurs reprises, ses mains se portèrent à sa moustache pour retomber vers ses fausses poches, il se souleva, se rassit, et dit enfin d’une voix altérée :
— On ne plaisante pas ainsi, Nikolaï Ivanovitch. Vous dites ces choses devant des gens qui ne me connaissent pas, qui me voient en touloupe… parce que… !
Sa voix s’arrêta, et de nouveau ses petites mains rouges aux ongles sales s’agitèrent, allant du touloupe au visage, lissant la moustache ou les cheveux, grattant le nez, l’œil ou les joues sans nécessité aucune.
— Eh bien ! quoi ? Personne ne l’ignore, mon petit père, continua le capitaine réellement satisfait de sa plaisanterie et sans remarquer l’émotion de Gouskov.
Gouskov murmura de nouveau quelque chose et, le coude du bras droit appuyé sur le genou gauche, regarda le capitaine, dans cette position incommode, en essayant un sourire de dédain.
« Non seulement je l’ai déjà vu, mais je lui ai même parlé quelque part », pensai-je cette fois avec certitude en voyant ce sourire.
— Nous avons dû nous rencontrer déjà, lui dis-je, lorsque, sous l’influence du silence général, le rire du capitaine commença à se calmer.
Le visage mobile de Gouskov se rasséréna aussitôt et, pour la première fois, ses yeux me fixèrent avec une satisfaction réelle.
— Mais certainement. Je vous ai reconnu tout de suite, dit-il en français. En 1848, j’ai eu le plaisir de vous voir quelquefois à Moscou, chez ma sœur Ivachine.
Je m’excusai de ne pas l’avoir reconnu plus tôt dans son nouveau costume. Alors, il se leva, vint à moi et, de sa main humide, serra timidement la mienne, puis il s’assit à mon côté. Mais au lieu de me regarder, puisqu’il était si content de me voir, il se retourna vers mes camarades avec un air de fatuité ridicule. Était-ce parce que je venais de reconnaître en lui un homme que j’avais vu en habit, dans un salon, quelques années avant, ou bien parce que ce souvenir le relevait tout à coup dans sa propre estime ? quoi qu’il en soit l’expression de son visage et toute son attitude me parurent complètement changées ; elles témoignaient à cette heure une intelligence plus libre et aussi un contentement puéril de cet allègement, en même temps qu’une sorte de nonchalance dédaigneuse. Aussi, malgré sa pitoyable situation, si différente de celle dans laquelle je l’avais autrefois connu, ne m’inspirait-il plus la compassion, mais une certaine antipathie.
Je me reportai soudain à notre première rencontre. C’était en 1848. Je voyais souvent, à Moscou, mon vieil ami Ivachine. Nous avions grandi ensemble. Sa femme était une aimable maîtresse de maison, très accueillante, mais qui ne m’avait jamais plu beaucoup.
Pendant l’hiver où je la connus, elle parlait souvent, avec une vanité mal dissimulée, de son frère qui venait de terminer ses études et qui, disait-elle, était l’un des jeunes gens les plus instruits et les plus recherchés du grand monde pétersbourgeois. Je savais que le père des Gouskov était fort riche et occupait une haute fonction, mais connaissant le caractère de Madame Ivachine, je fus, dès ma première rencontre avec le jeune Gouskov, mal disposé pour lui.
Arrivant un soir chez Ivachine, j’y trouvai un jeune homme de taille moyenne et d’extérieur agréable, en habit, gilet blanc, cravate blanche, que le maitre de la maison ne songea pas à me présenter. Ce jeune homme, qui paraissait se disposer à aller dans un bal, se tenait devant Ivachine, le chapeau à la main et discutait avec animation, mais poliment, au sujet d’un de nos amis communs qui s’était distingué pendant la campagne de Hongrie. Il soutenait que cet ami, dont on faisait un héros, était simplement un homme intelligent et instruit. Je pris part à la discussion. Je pris parti contre Gouskov et j’allai même jusqu’à affirmer que l’intelligence et l’instruction sont toujours en raison inverse de la bravoure. Je me souviens avec quel esprit et quelle courtoisie Gouskov me démontra que la bravoure est au contraire la conséquence forcée de l’intelligence et d’un certain degré de développement, ce dont, moi qui me considère comme intelligent et instruit, je ne pouvais ne pas convenir secrètement. Je me souviens aussi qu’à la fin de notre conversation Madame Ivachine me présenta son frère. Avec un sourire de condescendance, il me tendit sa petite main sur laquelle il n’avait pas encore complètement tiré son gant, et il serra la mienne aussi faiblement et avec autant de réserve qu’il venait de le faire aujourd’hui.
Quoique prévenu contre lui, je ne pus m’empêcher de lui rendre justice et de reconnaître, avec sa sœur, qu’il était un jeune homme intelligent, d’un commerce agréable et destiné à beaucoup de succès dans le monde. Fort élégamment vêtu, le teint frais, des manières aisées et réservées, il paraissait très jeune, presque un enfant, ce qui faisait supporter son air satisfait et son désir de se faire pardonner sa supériorité, que trahissait toute sa physionomie, particulièrement son sourire. Il paraît qu’il avait, cet hiver-là, un grand succès auprès des dames de Moscou. Je pus constater, chez sa sœur, par la fatuité empreinte sur son jeune visage et par ses confidences indiscrètes, combien ce succès était vraisemblable.
Nous nous rencontrâmes six ou huit fois. Nous parlâmes beaucoup, ou plutôt, c’est lui qui parla ; moi, j’écoutai. Il s’exprimait le plus souvent en français très pur, dans un langage imagé, et il avait l’art d’interrompre doucement et sans impolitesse. En général, il traitait tout le monde d’un peu haut, moi comme les autres. Et moi, ainsi que cela m’arrive toujours avec les gens que je connais peu et qui sont fermement convaincus qu’on doit me traiter de haut, je me persuadais qu’il avait parfaitement raison.
À cette heure, lorsqu’il se fut assis à mon côté après m’avoir le premier tendu la main, je retrouvai chez lui son ancienne morgue, et il me parut oublier par trop sa position de subalterne en me questionnant nonchalamment sur ce que j’avais fait pendant tout ce passé et en me demandant comment je me trouvais là. Bien que je répondisse chaque fois en russe, il me parlait en français, quoique, visiblement, il ne possédât plus cette langue aussi bien que jadis.
Quant à lui, il me dit sommairement qu’après sa malheureuse et sotte histoire (en quoi consistait cette histoire ? je l’ignorais et il ne me la dit pas), il avait été aux arrêts pendant trois mois, puis envoyé au Caucase, où il servait depuis trois ans déjà comme simple soldat.
— Vous ne vous imagineriez pas, me dit-il en français, tout ce que j’ai souffert au régiment, de messieurs les officiers. Par bonheur, je connaissais l’aide de camp. C’est un brave garçon, je vous l’assure, ajouta-t-il avec condescendance. J’habite avec lui ; c’est pour moi une petite satisfaction. Oui, mon cher, les jours se suivent et ne se ressemblent pas…
Mais tout à coup je le sentis gêné. Il rougit et se leva à la vue de ce même aide de camp dont il parlait et qui, justement, venait vers nous.
— Quel bonheur d’avoir rencontré un homme comme vous, me dit à voix basse Gouskov avant de s’éloigner. J’aurais tant de choses à vous dire !
Je répondis que j’étais également enchanté de cette rencontre, mais en réalité Gouskov m’inspirait une compassion peu sympathique.
Je pressentais que je serais gêné en tête-à-tête avec lui. Cependant j’avais le désir de le questionner sur bien des choses ; j’étais surtout curieux d’apprendre pourquoi, son père ayant été si riche, il était si pauvre.
L’aide de camp nous salua tous, excepté Gouskov, et s’assit à mon côté, à la place que celui-ci venait de quitter. Pavel Dimitrievitch que j’avais connu, à l’époque florissante de sa carrière, toujours calme et réfléchi, véritable type du joueur et de l’homme d’argent, était tout autre maintenant. Il avait l’air affairé, regardait sans cesse tout le monde, et il ne se passa pas cinq minutes sans qu’il offrît, lui qui refusait toujours, une partie de cartes au lieutenant O. Le lieutenant refusa sous prétexte d’affaires de service, mais en réalité parce qu’il savait que Pavel Dimitrievitch ne possédait presque plus rien et qu’il trouvait peu sage de risquer ses trois cents roubles alors qu’il ne pouvait espérer en gagner qu’une centaine et peut-être moins.
— Est-il vrai, Pavel Dimitrievitch, dit le lieutenant pour éviter l’insistance de l’aide de camp, est-il vrai que l’ordre de retraite est pour demain ?
— Je n’en sais rien, répondit Pavel Dimitrievitch ; il n’y a que l’ordre de se tenir prêts… Voyons ! faisons une partie. Je vous joue mon cheval géorgien.
— Non, pas aujourd’hui.
— Eh ! bien, le gris. — Allons ! — Ou de l’argent, si vous le préférez. C’est-il entendu ?
— Je ne demanderais pas mieux… ne croyez pas… fit le lieutenant comme s’il répondait à sa propre pensée. — Demain nous aurons peut-être un engagement ou une marche : il faut se reposer.
L’aide de camp se leva et, les mains dans les poches, se mit à parcourir la plateforme. Son visage avait repris cette expression habituelle de calme et de hauteur qui me plaisait en lui.
— Voulez-vous accepter un verre de vin chaud ? lui dis-je.
— Volontiers, répondit-il en s’approchant de moi.
Mais Gouskov s’étant emparé précipitamment du verre que je tenais, le porta à l’aide de camp en évitant de le regarder ; et, n’ayant pas remarqué la corde qui retenait la tente, il s’y prit du pied et tomba sur les mains en lâchant le verre.
— Quel ahuri ! s’écria l’aide de camp qui avançait déjà la main.
Tous se mirent à rire, même Gouskov en frottant son maigre genou qui n’avait pas porté et ne pouvait avoir aucun mal.
— Voilà comment l’ours servait l’amateur de jardins, continua l’aide de camp. Ce sont les services qu’il me rend chaque jour. Il a arraché tous les pieux de ma tente ; il butte à tout moment.
Gouskov, sans l’écouter, s’excusait envers nous et me regardait avec une grimace mélancolique semblant me dire que, seul, je pouvais le comprendre. Il faisait peine à voir, mais l’aide de camp, son protecteur paraissait irrité et ne le lâchait pas.
— Ah ! oui, un garçon adroit en toute chose.
— Et qui donc ne butte pas contre ces pieux, Pavel Dimitrievitch ? dit Gouskov. Vous-même, avant-hier n’avez-vous pas failli tomber ?
— Moi, mon petit père, je ne suis pas un subalterne : je n’ai pas besoin d’être leste.
— Il peut traîner les pieds, appuya le capitaine, tandis qu’un subalterne doit sauter…
— Quelle étrange plaisanterie, dit Gouskov à voix basse et les yeux baissés.
L’aide de camp, visiblement furieux contre son protégé, ne perdait aucune de ses paroles.
— Je serai obligé de le renvoyer en sentinelle perdue, dit-il en s’adressant au capitaine.
— Eh bien ! il pleurera de nouveau, dit le capitaine en riant.
Gouskov ne me regardait plus ; il était occupé à chercher du tabac dans sa blague vide depuis longtemps.
— Préparez-vous à aller en sentinelle perdue, mon petit père, lui dit en plaisantant le capitaine. Justement nos espions nous ont prévenu d’une attaque contre le camp pour cette nuit. Il faut donc y envoyer des gens sûrs.
Gouskov souriait comme s’il voulait dire quelque chose et plusieurs fois il leva son regard suppliant sur le capitaine.
— Eh bien ! quoi ? J’y suis déjà allé ; j’irai bien encore si on m’y envoie, balbutia-t-il.
— Et on vous y enverra.
— Et j’irai !
— Oui, comme à Argoun, quand vous vous êtes sauvé en abandonnant votre fusil, dit l’aide de camp. Et se détournant de lui, il nous fit part des ordres pour le lendemain.
On s’attendait en effet, pour la nuit, à une attaque de l’ennemi contre le camp et à un mouvement pour le lendemain.
Après avoir causé de différentes choses, l’aide de camp, comme sans y songer, proposa de nouveau une petite partie au lieutenant O. Celui-ci, à notre étonnement, accepta sans se faire prier, et ils se rendirent avec le capitaine et le sous-lieutenant dans la tente de l’aide de camp qui possédait une table à jeu et des cartes. Le commandant de la batterie alla se coucher et, les autres officiers s’étant aussi retirés, je restai seul avec Gouskov.
Je ne m’étais point trompé ; je me sentis en effet mal à l’aise dans ce tête-à-tête. Je me levai machinalement et je me promenai de long en large sur la plateforme. Gouskov se mit à marcher silencieusement à côté de moi, faisant volte-face précipitamment lorsque je tournais, pour ne se trouver ni en arrière ni en avant.
— Je ne vous gêne pas ? me dit-il enfin d’une voix timide et triste.
Autant que l’obscurité me permettait de le voir, son visage me parut soucieux et chagrin.
— Pas du tout, dis-je.
Et comme il n’ajoutait rien et que je ne savais non plus que lui dire, nous marchâmes longtemps ainsi, en silence.
Au crépuscule avait succédé la nuit complète. Seule, la crête noire des montagnes se découpait sur l’ardente rougeur du couchant ; les étoiles scintillaient dans le ciel d’un bleu froid et tout autour de nous les ténèbres s’éclairaient de la flamme des brasiers fumants. Nos ordonnances se chauffaient en causant autour du foyer le plus proche, dont la clarté faisait reluire le cuivre de nos canons et illuminait par intervalles la silhouette de la sentinelle qui, enveloppée dans son manteau, marchait d’un pas régulier le long du talus.
— Vous ne sauriez croire combien je suis heureux de parler à un homme comme vous, me dit Gouskov, quoiqu’il n’eût pas encore desserré les dents ; — il faut être dans ma situation pour le comprendre.
Je ne savais que répondre, et le silence se fit de nouveau, bien qu’il eût aussi grande envie de s’épancher que moi de l’écouter.
— Pourquoi avez-vous été… pourquoi avez-vous souffert ? lui demandai-je enfin, n’ayant rien trouvé de mieux pour engager la conversation.
— N’avez-vous donc rien su de cette malheureuse histoire avec Méténine ?
— Si. Un duel, je crois ? J’en ai entendu parler vaguement. Je suis depuis si longtemps au Caucase !
— Non, pas le duel ; cette stupide et terrible histoire. Je vais tout vous conter puisque vous l’ignorez. C’est arrivé l’année où nous nous sommes rencontrés chez ma sœur. J’habitais alors Pétersbourg. Il faut vous dire que j’avais à cette époque ce qu’on appelle une position dans le monde, et même une position enviable sinon brillante. Mon père me donnait dix mille roubles par an. En 49, on me promit une place à la légation de Turin. L’oncle de ma mère pouvait beaucoup et était tout disposé pour moi. Ce sont choses du passé : je peux donc dire que j’étais reçu dans la meilleure société de Pétersbourg et que j’étais en situation de prétendre aux meilleurs partis. J’avais étudié comme nous étudions tous à l’école ; je n’avais donc pas une instruction supérieure. J’ai lu beaucoup, il est vrai, depuis, mais ce que je possédais supérieurement c’était le « jargon du monde ». Enfin, quoi qu’il en fût, on me regardait, je ne sais trop pourquoi, comme l’un des jeunes gens les plus accomplis de la capitale. Ce qui me mit surtout en évidence ce fut cette liaison avec madame D., dont on s’occupa beaucoup à Pétersbourg. Mais j’étais fort jeune et, à ce moment, j’appréciais peu ces avantages ; j’étais jeune et naïf. Que pouvais-je désirer de plus ? Ce Méténine avait alors une grande réputation à Pétersbourg…
Et Gouskov me raconta l’histoire de son malheur, que je supprime ici comme dénuée de tout intérêt.
— Pendant deux mois, je fus aux arrêts, continua-t-il, absolument seul. Que d’amères réflexions pendant ce temps ! — Mais, savez-vous ? lorsque ce fut fini, tout lien avec le passé me sembla rompu pour toujours et je me sentis comme allégé. Mon père, — vous en avez entendu parler, certainement ? — était un caractère de fer aux convictions inébranlables. Il ne voulut plus entendre parler de moi et me déshérita. Il devait agir ainsi et je ne lui en veux point. Il fut conséquent avec ses principes. De mon côté, je ne fis rien pour changer sa résolution. Ma sœur se trouvait à l’étranger. Seule, madame D. m’écrivait dès que je fus autorisé à recevoir des lettres ; elle voulut me venir en aide. Vous devez bien penser que je refusai. Je fus donc privé de tout ce qui peut rendre supportable la position dans laquelle je me trouvais : ni livres, ni linge, ni nourriture autre que l’ordinaire, rien ! J’ai beaucoup, beaucoup réfléchi alors, et j’ai vu toutes choses avec d’autres yeux. Ainsi, tout ce bruit, tous ces propos du monde à mon sujet ne m’intéressaient plus, ne me flattaient nullement, tout cela me semblait ridicule. Je sentais que j’avais été coupable, imprudent, jeune ; que j’avais compromis ma carrière, et je ne songeais plus qu’aux moyens de me relever. Ah ! j’en sentais bien en moi la force et l’énergie. Après ma détention, je fus, comme je vous l’ai dit, envoyé ici, au Caucase.
« Je croyais, continua-t-il en s’animant de plus en plus, je croyais trouver ici, au Caucase, la vie des camps, au milieu d’hommes francs et honnêtes que je pourrais fréquenter. La guerre, le danger, tout cela me semblait devoir s’accorder on ne peut mieux avec mon état d’esprit, et j’entrevoyais déjà une nouvelle vie. On me verrait au feu, on m’aimerait, on m’estimerait pour autre chose que mon nom ; puis la croix, les galons de sous-officier, la réhabilitation, — et je reviendrais, vous savez, avec ce prestige que donnent les souffrances. Mais quel désenchantement ! Vous ne pouvez vous imaginer à quel point je m’étais trompé !… D’ailleurs, vous connaissez les officiers de votre régiment ?…
Il se tut assez longtemps. Il me parut attendre que je lui dise qu’en effet les officiers étaient grossiers et méchants, mais je ne répondis pas. Parce que je parlais le français, il supposait que je devais mépriser des officiers dont j’ai pu, au contraire, pendant un long séjour au Caucase, apprécier la valeur, et pour lesquels j’ai mille fois plus d’estime que pour la société à laquelle appartenait M. Gouskov. J’avais envie de le lui dire, mais la pitié que m’inspirait sa position me retint.
— Et dans mon régiment, les officiers sont cent fois pires que dans le vôtre, continua-t-il. Et ce n’est pas trop dire ; vous ne pouvez vous en faire une idée. Quant aux sous-officiers et aux soldats, je n’en parlerais pas : c’est tout simplement atroce. Au début, il est vrai, je fus assez bien accueilli ; mais dès qu’ils se furent aperçus que je ne pouvais pas ne pas les mépriser, lorsqu’ils virent que j’étais un homme d’une toute autre classe, que je leur étais bien supérieur, ils s’en irritèrent et se vengèrent par toutes sortes de petites vexations. Ce que j’ai eu à souffrir, on ne peut l’imaginer ! Et puis ces relations obligées avec les sous-officiers, surtout manquant de tout, car je n’avais que ce que m’envoyait ma sœur ! j’en ai tellement souffert que malgré mon caractère, malgré ma fierté, j’en viens à écrire à mon père pour le supplier de m’envoyer quelque secours. Je comprends qu’après cinq ans de cette vie on puisse ressembler à ce dégradé Dromov qui boit avec les soldats et qui adresse à tous les officiers de petits billets leur demandant de lui prêter trois roubles et signés : « tout à vous, Dromov. » Il me fallait un caractère comme le mien pour ne pas m’avilir complètement dans cette affreuse situation.
Il marcha longtemps silencieux à mon côté.
— Avez-vous une cigarette ? me dit-il. Mais où donc en étais-je ? Ah ! oui… je n’ai pas pu le supporter. Physiquement, si j’étais mal, si j’avais faim, si j’avais froid, je vivais du moins comme un soldat, et les officiers avaient encore une certaine considération pour moi ; je conservais un certain prestige même à leurs yeux. Ils ne m’envoyaient pas en sentinelle, ils me dispensaient des corvées, d’ailleurs c’eût été au-dessus de mes forces. Mais moralement, j’ai terriblement souffert. Et je ne voyais pas d’issue à cette situation. J’ai écrit à mon oncle pour le supplier de me faire passer dans ce régiment-ci, qui du moins est en campagne et où je croyais que Pavel Dimitriévitch, le fils de l’intendant de mon père, pourrait m’être utile. Mon oncle le fit. À côté de mon ancien régiment, celui-ci me sembla une réunion de chambellans. Et puis, Pavel Dimitrievitch sachant qui j’étais, on m’accueillit à merveille : « Recommandé par son oncle… Gouskov… vous savez ?… » Mais je remarquai que ces gens-là, sans instruction, sans éducation — ils n’estiment un homme qu’autant qu’il est entouré du prestige de la richesse ou de la haute noblesse — je remarquai que peu à peu, lorsqu’ils se furent aperçus que j’étais pauvre, leur attitude avec moi devint de plus en plus dédaigneuse. C’est désolant, mais c’est la vérité pure. J’ai pris part à des engagements, je me suis battu, on m’a vu au feu… Quand donc verrai-je la fin de tout cela ? continua-t-il. Jamais, je crois. Cependant mes forces, mon énergie s’épuisent. Je m’étais imaginé la guerre, la vie des camps… mais pas en touloupe sale et en bottes de soldat… On vous envoie en sentinelle perdue, et toute la nuit vous restez couché dans un fossé avec quelque Antonov condamné à servir pour ivrognerie. S’attendre à chaque instant à être fusillé de derrière un buisson ! vous ou Antonov, n’importe. Ce n’est plus de la bravoure, ça ; c’est affreux.
— Mais vous pouvez avoir les galons de sous-officier pour cette campagne, lui dis-je, et l’année suivante l’épaulette de lieutenant.
— Oui, je le peux : on me l’a promis. Mais il faut attendre deux ans, et encore. Et deux ans, si vous saviez comme c’est long ! Vous ne pouvez vous douter de ce qu’est ma vie avec Pavel Dimitriévitch. Des cartes, des plaisanteries grossières, la noce. Vous voulez vous épancher ; on ne vous comprend pas, on se rit de vous ; on vous adresse la parole non pour vous communiquer une pensée mais pour vous tourner en ridicule. Ici, tout est grossier, brutal ; vous n’êtes jamais qu’un subalterne ; on vous le fait sentir à toute heure. Aussi, quel plaisir de pouvoir parler à cœur ouvert avec un homme tel que vous.
Ne comprenant pas en quoi je différais des autres, je ne savais trop que répondre…
— Est-ce que vous souperez ? me demanda à ce moment Nikita qui s’était approché dans l’obscurité et dont la voix trahissait le mécontentement que lui causait la présence d’un étranger. — Il n’y a plus que des beignets au fromage et un peu de viande hachée.
— Le capitaine a-t-il déjà soupé ?
— Il dort depuis longtemps, répondit Nikita d’un air bourru.
Je lui ordonnai de nous apporter à souper. Il se dirigea en grommelant vers la tente et en revint avec un nécessaire sur lequel il plaça une bougie entourée d’une collerette de papier pour la garantir du vent ; puis il apporta la casserole, un gobelet d’étain, un pot de moutarde et une bouteille d’eau-de-vie à l’absinthe. Ayant disposé tout cela, Nikita demeura auprès de nous quelques instants encore en regardant d’un air mécontent l’eau-de-vie que nous buvions, Gouskov et moi.
À la clarté douteuse qui traversait le papier, on n’apercevait, au milieu de l’obscurité environnante, que la peau de phoque du nécessaire, les ustensiles placés dessus, le visage et le touloupe de Gouskov, ainsi que ses petites mains rouges plongeant dans la casserole pour en retirer les beignets.
Autour de nous tout était sombre : on distinguait à peine la batterie noire et la silhouette non moins noire de la sentinelle.
Gouskov s’efforçait à sourire ; il avait une mine attristée et honteuse. Il était évidemment mal à l’aise de la confession qu’il venait de me faire. Il but encore un verre d’eau-de-vie et mangea avec avidité jusqu’à ce qu’il eût bien nettoyé la casserole.
— Cependant la protection de l’aide de camp est toujours un allégement pour vous, dis-je pour dire quelque chose. J’ai entendu dire qu’il était bon garçon.
— Oui, répondit le dégradé, c’est un bon garçon, mais pas autre chose. On ne peut demander plus d’un homme de son espèce.
Et il rougit soudain.
— Vous avez remarqué ses plaisanteries déplacées sur la sentinelle perdue ? ajouta-t-il.
Et malgré tous mes efforts pour détourner la conversation, il entreprit de se justifier et de me démontrer qu’il n’avait nullement abandonné son poste et qu’il n’était pas un poltron comme l’avait donné à entendre l’aide de camp et le capitaine.
— Je vous l’ai dit, — continua-t-il, en essuyant ses mains à son touloupe, — de pareilles gens ne peuvent avoir de délicatesse avec un soldat qui a peu d’argent. C’est leur demander trop. Ces derniers temps j’ai remarqué leur changement complet à mon égard. Il est vrai que depuis cinq mois je ne reçois plus rien de ma sœur, je ne sais pourquoi. Ce touloupe, que j’ai acheté d’un soldat et qui ne me tient pas chaud parce que tout le poil en est tombé (et il me montra l’envers tout chauve d’un pan de son vêtement), au lieu d’un sentiment de compassion ou de respect pour mon malheur, ne leur inspire qu’un mépris qu’ils ne se donnent pas la peine de dissimuler. Quelle que soit ma gêne, et elle est grande car je n’ai à manger que la kacha[2] des soldats et rien à me mettre, — continua-t-il les yeux baissés en se versant un nouveau verre d’eau-de-vie, — l’idée ne lui viendrait pas de m’offrir un peu d’argent, que je lui rendrais, il le sait fort bien. Il attend que je le lui demande. Et vous comprenez combien cela me serait pénible, avec lui. À vous, par exemple, je dirais tout bonnement : « Mon cher, je n’ai pas le sou. » Vous êtes au-dessus de cela. — Et savez-vous ? ajouta-t-il tout à coup en me regardant d’un air désespéré, je vous l’avoue franchement, je suis dans une situation atroce. Pouvez-vous me prêter dix roubles ? Ma sœur m’en enverra par le premier courrier, et mon père…
— Oh ! volontiers, lui dis-je, quoique je fusse d’autant plus mécontent de cet emprunt qu’ayant perdu aux cartes la veille, il ne me restait que cinq roubles et quelques kopeks que j’avais confiés à Nikita.
— Tout de suite ! ajoutai-je en me levant, je vais les chercher dans ma tente.
— Non, plus tard ; ne vous dérangez pas.
Mais, sans l’écouter, je m’introduisis dans la tente fermée où se trouvait mon lit et où dormait déjà le capitaine de la batterie.
— Alexeï Ivanovitch ! lui dis-je en le secouant, donnez-moi, je vous prie, dix roubles.
— Quoi donc ! vous avez encore perdu ? vous disiez hier que vous ne joueriez plus, dit-il d’une voix endormie.
— Non, je n’ai pas joué, mais j’en ai besoin. Donnez-les moi, je vous prie.
— Makatiouk ! apporte ici le coffret, cria le capitaine à son ordonnance.
— Doucement ! doucement ! lui dis-je, en entendant le pas saccadé de Gouskov derrière la tente.
— Hein ? pourquoi doucement ?
— Parce que c’est le dégradé qui m’a demandé de l’argent et qu’il est là.
— Si je le savais, je ne vous prêterais rien, dit le capitaine. C’est un vaurien ; j’en ai entendu parler.
Cependant il me remit ce que je lui demandais, ordonna de serrer le coffret, de bien fermer la tente et, après avoir répété : « Si je le savais je n’aurais rien donné », il remit sa tête sous sa couverture.
— Ça fait trente-deux roubles que vous me devez. Ne l’oubliez pas, me cria-t-il.
Quand je sortis de la tente, je trouvai Gouskov se promenant près des bancs. Sa petite silhouette aux jambes cagneuses et au bonnet monstrueux à longs poils blancs paraissait et disparaissait chaque fois qu’il passait devant la bougie.
Il me regarda d’un air distrait. Je lui remis l’argent. Il me répondit merci et le mit dans la poche de son pantalon.
— Je crois que la partie chez Pavel Dimitrievitch doit battre son plein en ce moment, dit-il aussitôt après.
— Oui, je le crois.
— Il joue d’une manière étrange ; toujours à rebours. Quand on a la chance ça va bien, mais lorsque arrive la déveine on peut perdre beaucoup. Pendant cette expédition, il a dû perdre plus de quinze cents roubles. Et pourtant, avec quelle sagesse il jouait autrefois. C’est au point que votre camarade semblait douter de son honnêteté.
— Oh ! ce n’était pas sérieux… Nikita ! est-ce qu’il reste encore un peu d’eau-de-vie ? dis-je, mis à l’aise par la loquacité de Gouskov.
Nikita grommela de nouveau quelque chose dans sa barbe et, de nouveau, nous ayant apporté de l’eau-de-vie, regarda avec humeur Gouskov vider son verre.
Je retrouvais dans l’attitude de ce dernier son aisance d’autrefois. J’aurais voulu le voir partir, et il me sembla qu’il restait uniquement parce qu’il jugeait peu convenable de s’en aller aussitôt après avoir reçu l’argent. Je gardais le silence.
— Comment avez-vous pu vous résoudre, avec votre fortune, à venir de gaîté de cœur servir au Caucase ? Je ne puis le comprendre, me dit-il.
J’essayai de me disculper d’un mal étrange à ses yeux.
— J’imagine combien, à vous aussi, doit peser la société de ces officiers, gens sans éducation aucune. Vous ne pourriez pas vous faire comprendre. Vous vivriez ici dix ans sans voir autre chose que des cartes et du vin et sans entendre autre chose que décoration, avancement, expédition…
J’étais froissé de l’entendre assimiler ainsi ma situation à la sienne, aussi l’assurai-je très fermement que j’aimais beaucoup à jouer, à boire et à parler d’expéditions et que je ne désirais pas des camarades meilleurs que ceux que j’avais. Mais il refusait de me croire.
— Allons ! vous le dites… Et l’absence de femmes, continua-t-il, j’entends de femmes comme il faut, n’est-ce pas une véritable privation ? Je ne sais pas ce que je donnerais pour pouvoir me transporter, ne fût-ce qu’un instant, dans un salon et contempler, rien qu’à travers une porte entrebâillée, une charmante femme.
Il se tut un moment et but un verre d’eau-de-vie.
— Ah ! Dieu ! il nous arrivera peut-être encore de nous rencontrer à Pétersbourg chez des hommes, de vivre avec des hommes, avec des femmes !
Il but ce qui restait dans la bouteille et quand il eut avalé la dernière goutte, il s’écria :
— Ah ! pardon. Peut-être en vouliez-vous encore ? Je suis si distrait ! Je crois d’ailleurs que j’ai bu beaucoup trop, car je n’ai pas la tête forte… Il fut un temps où je vivais sur la Morskaïa[3]… un bijou d’appartement… et des meubles !… avec quel goût j’avais arrangé tout cela, sans trop de frais. Il est vrai que mon père m’avait donné la porcelaine, les cristaux et une merveilleuse argenterie. Le matin, je sortais… des visites. À cinq heures régulièrement, j’allais dîner chez elle, et souvent elle était seule… Il faut avouer que c’était une femme ravissante. Vous ne la connaissiez pas ? pas du tout ?
— Non.
— Eh bien, vous connaissez ce charme de la femme ? elle l’avait au plus haut degré… Et tendre, et amoureuse. Ah ! quel amour ! Seigneur Dieu ! Je ne savais pas alors apprécier mon bonheur… Parfois, après le théâtre, nous rentrions en tête-à-tête et nous soupions. Jamais je ne m’ennuyais avec elle… Toujours gaie, toujours caressante ! Oui, je ne sentais même pas quel rare trésor c’était. J’ai beaucoup à me reprocher à son égard. Je l’ai fait souffrir, souvent j’ai été cruel. Ah, quel heureux temps c’était !… Cela vous ennuie peut-être ?
— Non, pas du tout.
— Je vous raconterai alors nos soirées. J’arrivais. Cet escalier dont chaque vase de fleurs m’était connu ; le bouton de la porte, l’entrée, sa chambre, tout cela était si charmant, si familier… Non, cela ne reviendra jamais, jamais plus !… Elle m’écrit encore. Je pourrai vous montrer ses lettres. Mais moi, je ne suis plus le même. Je suis fini. Je ne la mérite plus !… Oui, je suis fini complètement ; je suis brisé. Je n’ai plus ni énergie ni fierté, rien ! pas même de dignité… Oui, je suis fini ! et jamais personne ne comprendra rien à mes souffrances. D’ailleurs, qui intéressent-elles ! Je suis un homme perdu : jamais je ne me relèverai, parce que je suis tombé moralement… tombé dans la boue !…
À ce moment sa voix trahissait un désespoir sincère et profond. Il ne me regardait pas et demeurait immobile.
— Pourquoi désespérer ? dis-je.
— Parce que je suis un misérable. Cette vie m’a avili. Tout ce que j’avais de bon est mort en moi. Aujourd’hui je me soumets, mais sans fierté, lâchement. Je n’ai plus de dignité dans le malheur. On m’humilie à chaque instant. Je supporte tout. Je vais moi-même au devant des humiliations. Cette boue a déteint sur moi. Je suis devenu grossier comme les autres. J’ai oublié ce que je savais. Je ne peux plus parler français. Je sens que je suis vil et bas. Je n’ai plus le courage de me battre dans ces conditions, et peut-être aurais-je été un héros ! Qu’on me donne un régiment, des épaulettes d’or, des clairons, au lieu de m’accoupler à quelque sauvage Bondarenko ou autre !… Et penser qu’il n’y a aucune différence entre lui et moi ; que si l’un de nous est tué, lui ou moi, c’est la même chose ! Cette pensée m’anéantit ! Comprenez-vous ce qu’il y a d’horrible à songer qu’un déguenillé quelconque me tuera, moi l’homme qui pense, qui sent, et que ce sera la même chose que s’il tuait Bondarenko, brute que rien ne distingue de l’animal ? Et ce sera moi justement qu’on tuera et non lui, parce que c’est toujours ainsi, parce que c’est fatal pour tout ce qui est bon et élevé. Je sais qu’ils m’appellent lâche. Soit, lâche ! Je suis lâche en effet et ne puis être autrement. Non seulement je suis lâche, mais, d’après eux, je suis encore un mendiant, un être méprisable. Ainsi, je viens de vous mendier de l’argent et vous avez le droit de me mépriser. Eh bien, non ! reprenez-le (et il me tendit l’argent) je veux que vous m’estimiez.
Il couvrit son visage de ses mains et se mit à pleurer. Je ne savais vraiment que dire ni que faire.
— Calmez-vous. Vous êtes trop impressionnable. Ne prenez pas les choses tant à cœur. Ne les analysez pas. Regardez-les plus simplement. Vous dites vous-même que vous avez du caractère. Il ne vous reste plus longtemps à souffrir, lui dis-je enfin sans beaucoup de suite, car j’étais ému autant par sa douleur que par le regret d’avoir mal jugé cet homme si profondément malheureux.
— Oui, reprit-il, si une seule fois, depuis que je suis dans cet enfer, j’avais entendu une parole de sympathie, d’amitié, un conseil, une parole d’homme comme celle que vous venez de prononcer, peut-être aurais-je pu tout supporter avec résignation ; peut-être me serais-je efforcé d’être et aurais-je été un soldat. Mais à présent, il est trop tard : c’est fini… Lorsque je raisonne de sang-froid, je désire la mort. Pourquoi d’ailleurs aimerais-je cette vie de honte ? pourquoi me ménagerais-je, moi qui suis mort pour tout ce qui est bon ? Et cependant, au moindre danger, je me mets tout à coup à la chérir cette vie déshonorée, et à la préserver comme quelque chose de précieux, — et je ne puis m’en empêcher !
« C’est-à-dire, si ; je pense bien me maîtriser, — continua-t-il après un moment de silence, — mais si je suis seul, il me faut un effort considérable. Dans les conditions ordinaires, avec les autres, je suis brave. D’ailleurs, j’ai fait mes preuves, parce que j’ai beaucoup d’amour-propre, de fierté. C’est mon défaut… Savez-vous ? laissez-moi donc passer la nuit ici, car chez nous on jouera toute la nuit et je serai obligé de me coucher dans quelque coin, par terre.
Pendant que Nikita préparait un lit, nous nous levâmes et nous mîmes de nouveau à marcher le long de la batterie, dans l’obscurité.
Gouskov n’avait pas évidemment la tête solide car, pour quelques verres de vin et d’eau-de-vie, il marchait d’un pas mal assuré.
Lorsque nous fûmes debout, je remarquai, en nous éloignant de la bougie, qu’il remettait furtivement dans sa poche les dix roubles qu’il avait tenus jusque-là à la main. Il continuait à parler, s’efforçant de me persuader qu’il se sentait capable de se relever, soutenu par la sympathie d’un homme tel que moi.
Nous allions enfin entrer dans la tente pour nous coucher quand, tout à coup, un obus passa sur notre tête en sifflant et alla frapper la terre non loin de nous.
C’était si étrange, ce camp paisiblement endormi, notre conversation, et soudain cet obus parti d’on ne sait où et tombé au milieu de nos tentes, que j’en demeurai stupéfait.
Andreiev, notre sentinelle, qui marchait sur la batterie, vint à moi.
— Comme ils se sont approchés à pas de loup ! dit-il. J’ai vu l’explosion de ce côté-là.
— Il faut réveiller le capitaine, répondis-je. Et je regardai Gouskov.
Courbé vers la terre, il bégayait.
— C’est… c’est… désagr… c’est rid… ridicule !
Il ne put rien ajouter, et je ne vis ni à quel moment ni de quel côté il disparut.
Une bougie s’alluma dans la tente du capitaine. On entendit sa toux habituelle du réveil et bientôt il parut demandant le boute-feu pour allumer sa courte pipe.
— Eh bien, quoi ? mon petit père, me dit-il en souriant, on ne veut donc pas me laisser dormir, cette nuit ? Tantôt c’est vous avec votre dégradé, tantôt c’est Schamyl. Voyons, qu’allons-nous faire ? faut-il répondre ou non ? Ce n’était pas prévu dans les ordres ?
— Non… Voici qu’ils recommencent, dis-je ; et de deux côtés à la fois.
En effet, nous aperçûmes dans la nuit, à droite en avant, s’allumer comme deux yeux et aussitôt un obus et une bombe vide passèrent au-dessus de nous avec un ronflement sonore et aigu.
Des soldats, toussotant, s’étirant et bâillant, sortirent des tentes voisines.
— Écoutez comme il siffle ; on dirait un rossignol, dit un artilleur.
— Appelez donc Nikita, dit le capitaine avec son bon sourire accoutumé.
— Eh ! Nikita, ne te cache donc pas, viens entendre chanter le rossignol de montagne.
— Moi, Votre Honneur, répondit Nikita, je les connais depuis longtemps, ces rossignols ; je n’en ai pas peur. Ce n’est pas comme votre hôte de tout à l’heure, qui buvait si bien votre eau-de-vie, dès qu’il les a entendus il a filé derrière la tente. Il roulait comme une balle, à quatre pattes comme une bête.
— Il faut pourtant aller chez le commandant d’artillerie, me dit le capitaine d’une voix sérieuse de chef, lui demander si nous devons répondre ou non. Ça ne servira pas à grand’chose, mais enfin… Allez le lui demander, je vous prie. Faites seller un cheval, vous irez plus vite. Prenez mon Polkan si vous voulez.
Cinq minutes après on m’amena le cheval et je partis.
— N’oubliez pas le mot d’ordre : Timon, me souffla à l’oreille le prévoyant capitaine. Sans cela on ne vous laisserait pas passer.
Pour arriver chez le commandant d’artillerie, il fallait faire un demi-kilomètre au milieu des tentes. Dès que je fus éloigné de notre feu, je me trouvai dans une nuit si obscure que je ne voyais même pas les oreilles de mon cheval. La clarté des brasiers, les uns tout proches, les autres éloignés, troublait ma vue. Mais après quelques pas du cheval, auquel j’avais lâché la bride, je commençai à distinguer les carrés blancs des tentes, puis l’ornière noire de la route. Enfin, au bout d’une demi-heure, après avoir demandé trois fois mon chemin, après avoir butté souvent contre les pieux des tentes, ce qui me valait les invectives de leurs habitants, après avoir été arrêté à deux reprises par les sentinelles, j’arrivai chez le commandant d’artillerie. Pendant la route, j’avais entendu deux nouveaux coups tirés sur notre camp, mais les obus n’arrivaient pas jusqu’aux tentes de l’état-major.
Le commandant donna l’ordre de ne pas riposter, d’autant que l’ennemi avait cessé son feu ; et je m’en revins à pied menant mon cheval par la bride au milieu des tentes de l’infanterie. Parfois je ralentissais le pas devant une tente où brillait une lumière et j’entendais quelque récit du conteur de la bande, ou une lecture faite par le plus savant, qui donnait lieu aux interruptions les plus diverses de toute une escouade dont la tente était pleine.
Plus loin, c’était simplement des conversations sur la guerre, sur les chefs, sur le village natal.
Comme je passais devant une tente du 3me bataillon, j’entendis la voix criarde de Gouskov ; il parlait d’un ton joyeux et assuré. De jeunes voix, qui n’étaient pas des voix de soldats, lui répondaient. C’était évidemment une tente d’élèves officiers ou sergents. Je m’arrêtai.
— Je le connais depuis longtemps, disait Gouskov. Lorsque j’habitais Pétersbourg, il venait souvent me voir et j’allais souvent chez lui. Il était du meilleur monde.
— De qui parles-tu ? demanda une voix avinée.
— Du prince, répondit Gouskov. Nous sommes des parents et, ce qui vaut mieux, de vieux amis. Il fait bon, messieurs, d’avoir des amis de ce genre. Il est très riche. Cent roubles pour lui, ce n’est rien. Aussi lui ai-je emprunté quelque argent jusqu’à ce que j’en reçoive de ma sœur.
— Alors, commande.
— À l’instant. Eh ! Savelitch, ami ! dit la voix de Gouskov près de l’entrée de la tente, voici dix roubles ; va chez la cantinière et prends deux bouteilles de Kachetine[4]… Et quoi encore, messieurs ? demandez.
Et Gouskov, titubant, les cheveux en désordre, sans bonnet, sortit de la tente. Le touloupe dégrafé, les mains dans les poches de son pantalon, il s’arrêta sur le seuil. Quoiqu’il fût dans la lumière et moi dans l’obscurité, je craignis d’être aperçu de lui et j’essayai de m’éloigner sans bruit.
— Qui va là ? cria Gouskov d’une voix complètement avinée.
Le froid augmentait évidemment son ivresse.
— Qui diable se promène ici avec un cheval ?
Je ne répondis pas et silencieusement je poursuivis ma route.