Ingres d’après une correspondance inédite/LXXVIII

La bibliothèque libre.
◄  LXXVII.
LXXIX.  ►

LXXVIII
À Pauline Gilibert,
23 décembre 1857.

Je relis quelquefois tes lettres, et aujourd’hui celle où tu me parles d’Haydn. Tout ce que tu exprimes est si vrai, si pur, si juste, sur l’emploi du beau, — et le vrai beau de la musique ! Et en ce qui touche ce héros, c’est le premier de tous, celui qui a tout enseigné aux autres ; comme il en est de Gluck, pour la musique de théâtre dont il est le dieu. C’est comme une source presque perdue que j’ai trouvée et ravivée dans M me Ingres, qui est parvenue à me faire passer à moi seul les plus délicieuses soirées, avec les seules divines sonates d’Haydn qu’elle dit à merveille, et pas du tout à la virtuose que je déteste, mais tout simplement, bonnement et par conséquent très bien. Ces heures renouvellent sans cesse notre admiration, car ces immortelles sonates renferment tout. Je lui ai fait ensuite un recueil de morceaux de chant, (car elle a une très jolie voix), avec des chefs-d’œuvre de Gluck, Mozart, Grétry, Méhul et bien d’autres dignes de ces grands noms. Eh bien ! je puis te dire, (et tu le comprendras), qu’à peu de frais, je me retrouve si bien au milieu de tous ces souvenirs, que je me sens heureux au delà de toute expression. Je n’ai nulle envie, même à Paris, de chercher d’autre musique…


À m. luca boukbon del monte, Directeur de la Royale Académie de Florence.

Paris, 20 mars 1858.

Monsieur le Directeur, vous avez bien voulu me rappeler, il y a plusieurs années, que le Directeur de la Royale Galerie de Florence m’avait fait l’honneur de me demander mon portrait, peint par moi-même, pour être placé dans cette magnifique Galerie où les portraits de tant d’illustres artistes sont conservés à la postérité. Je suis extrêmement honoré que ma place ait été marquée dans cette honorable assemblée, et je vous prie, Monsieur le Directeur, de recevoir toutes mes excuses et mes regrets, si je n’ai pu me rendre plus tôt à la demande que vous avez bien voulu m’adresser ; mais enfin, je viens de terminer mon portrait et je suis prêt à vous l’envoyer. Ce portrait cependant, j’ai voulu le faire simple et modeste, afin que les grands peintres auprès desquels je vais m’asseoir ne puissent me taxer d’une orgueilleuse témérité.

0000Veuillez, etc. Ingres.

À M. Marcotte.

Meung, 20 août 1858.

… À propos de la musique, je rappelle à notre aimable Marie, et je la prie de vous dire, pour notre sympathique plaisir, certaine sonate du divin Mozart, no 3 en fa, qui, très bien dite par Delphine, fait le bonheur de ma petite existence à Meung. Nous ne pouvons nous en lasser. Puisse-t-elle vous rendre aussi heureux que nous deux ! À qui n’a pas le don du ciel de comprendre et d’aimer la musique qui, vous le savez* « n’incommodait pas Charles X », il manque un sens.

Notre habitation est charmante, honnête, confortable : beaux fruits du jardin, la paix ; excepté que le bruit de Paris, nous l’avons changé par le bruit des enfants. Mais il en faut toujours un peu ; autrement, cela serait trop monotone… Pour remplir tous les vides, je travaille quatre, cinq et quelquefois six heures par jour…

Ingres.

À M. X… Suède.

Nancy, 9 septembre 1858.

Il y a peu de temps que j’ai reçu votre lettre du 14 juillet, étant absent de Paris depuis plus de deux mois ; mais, quoique bien tardivement, je désire vous assurer de toute l’admiration que m’a causée votre bel ouvrage. Il est resté profondément gravé dans ma mémoire, et je ne puis assez vous féliciter du grand talent et du soin qu’il témoigne. Cette histoire de l’art suédois, liée à la noire, est du plus grand intérêt et de la plus belle exécution.

Avant vos laborieuses recherches, qui se doutait que la Suède rassemblât un si grand nombre de monuments de cette époque, dans les styles religieux et profane ? Certes, les autres pays ne me paraissent pas plus riches, et je vous félicite, Monsieur, de nous avoir fait connaître ces nombreux trésors. Je vous adresse de nouveau mes sincères compliments, sur la manière dont vous avez exécuté tous ces dessins ; elle est vraie, naïve, intelligente et, par cela même, toujours énergique et originale, ce qui en fait une œuvre vraiment admirable. Je ne suis pas étonné, mais bien affligé, de ce que vous avez parfois rencontré des gens qui ne vous ont pas rendu la justice que vous méritez, comme artiste et comme archéologue, pour une œuvre qui peut devenir une gloire pour vous et pour votre pays. Du reste, c’est malheureusement le sort de beaucoup de vrais et dignes artistes qui, comme vous, Monsieur, ont sacrifié une partie de leur vie pour marcher absolument dans une voie de conscience et de conviction. Mais j’aime à penser que l’on vous rendra enfin justice et que vos travaux persévérants seront appréciés et placés au rang qui leur est dû. Quant à moi, Monsieur, je me ferai toujours un devoir et un plaisir de reconnaître votre grand talent, dans toutes les occasions qui me seront offertes d’en rendre témoignage.

Veuillez agréer, etc

J. Ingres.

À M. Reiset.
7 avril 1860.

Cher Monsieur, si je n’eusse été lié par mon engagement avec vous de donner au prince (Napoléon ) mon portrait, je n’aurais pu le tenir au moment de me séparer de ce cher portrait qui ne fait plus partie de la famille. Le sacrifice est grand, je l’avoue, pour la paisible émotion dont je suis encore saisi.

Il n’y a que le prince qui m’honore d’une si haute estime [1], pour lequel je puisse donner pareille preuve de dévouement, et pour vous, cher Monsieur, qui voulez bien vous mêler, en vrai ami, d’une affaire dont le motif si inattendu nous donne à tous deux tant d’ennui.

Mille remercîments, et croyez-moi en cette occasion votre bien reconnaissant serviteur.

000(Fonds Delaborde).
Ingres.

À M. Sturler.
Meung, 14 août 1860.

Cher ami, je m’empresse de vous remercier de tous les bons soins que vous avez déjà pris et plus même que je ne vous en demandais, M. Goupil devant lui-même venir vous trouver ainsi que notre ami Flandrin auquel j’avais écrit.

Quant à présent, je ne puis ni ne désire dire le prix de mes tableaux ; je verrai cela lorsque je serai à Paris, car je veux, comme vous savez, en augmenter le nombre pour les exposer. Je m’en tiendrai donc, aujourd’hui, à celui du Bain turc.

Quant au portrait de Bartolini, vous savez la haute estime que je porte à ce bel ouvrage et le désir que j’aurai de vous en voir tirer un bon parti ; mais, après de mûres réflexions que vous comprendrez sans doute, je pense qu’il doit être présenté sous votre nom et le mien, (y ayant apporté quelques retouches), comme une répétition qui en fait presque un second original : et dans son intérêt on pourrait le présenter comme m’appartenant.

Pour les dessins, j’en ai quelques-uns ; seulement ils ne sont pas dans mon atelier ; et si une demande sérieuse se présentait, je trouverais le moyen de les faire voir.

Je vous remercie de me donner [des] nouvelles de nos bons amis Flandrin et de leurs bons sentiments pour nous ; nous les aimons avec le même dévouement. Ce bon ami a eu la bonté de m’informer des succès glorieux et incroyables que son charmant enfant vient d’obtenir dans sa pension. Nous y sommes on ne peut plus sensibles. Et vous, cher ami, qui êtes sage, philosophe, et qui malgré tout savez être heureux avec votre aimable femme et votre délicieux petit, soyez-le toujours et conservez-moi cette bonne et gracieuse amitié dont je fais le cas le plus précieux.

Votre ami de cœur. Ingres.

(Fonds de Bonnefon).


Mon cher ami,  [2] vous arrivez trop tard. Je viens de faire une recommandation des plus pressantes en faveur de M. Leloir, homme de mérite et de talent que j’ai beaucoup vu à Rome. Je suis très désobligé de ne pouvoir rien faire en ce moment pour l’élève d’Amaury, et je vous prie de lui en exprimer tous mes regrets. Mille fois merci, des bonnes choses que vous me dites sur mon petit tableau. Votre suffrage, vous le savez bien, cher ami, est un de ceux auxquels j’attache le plus de prix, pour toutes sortes de bonnes raisons. Vous ne me parlez pas de votre cher enfant ; j’interprète votre silence à bien.

Mille amitiés respectueuses à Madame et bien tout à vous de cœur. Ingres.

On doit demain m’apporter le cadre et si, dimanche, dans l’après midi vous avez le temps…

(Fonds Paul Bonnefon).
Paris, Ier novembre 1861.
À M. Jules Canonge.

Monsieur, les hommes sont affligés de beaucoup de maladies, entre autres celle de la paresse. La mienne est de ne pouvoir me décider à écrire : cela me rend souvent très malheureux, surtout lorsque je néglige mes amis et vous, Monsieur, que j’admire plus que personne et dont j’apprécie l’amitié dont vous m’avez toujours honoré. Veuillez me pardonner, je vous prie, et croire que je vous conserve toujours les mêmes sentiments. J’espère bien qu’à votre prochain voyage à Paris, je pourrai vous en renouveler l’assurance de vive voix et reprendre une de ces bonnes conversations dont je suis privé depuis longtemps.

Je vous remercie, Monsieur, d’avoir bien voulu m’adresser une tête antique fort belle, que je crois d’un ciseau grec. Je vis toujours avec eux : comme ils ont fait le bonheur de ma jeunesse, ils font celui de mes 81 ans. Je sais trouver avec vous les mêmes sympathies et dans ces sentiments je suis heureux, Monsieur et ami, de me dire, avec la plus parfaite estime, votre très affectueux et dévoué.

J. Ingres.
  1. Le prince Jérôme Bonaparte dont il est ici question, à propos du Bain Turc qu’il avait commandé à Ingres et qu’il n’avait pu conserver, avait, à la suite de l’Exposition Universelle de 1855. publiquement sollicité de l’Empereur une récompense exceptionnelle pour le peintre de l'Apothéose d'Homère et du Martyr de Saint Symphorien. Ingres reconnaissant donna au prince, en échange, son portrait peint à l’âge de vingt-quatre ans.
  2. Suscription : Monsieur Sturler, peintre d’histoire, rue des Carrières, 20, Passy. (Timbre de la poste : 19 décembre 1862.)